A (RE)LIRE "Bayo, la mélodie du temps", un roman de Sokhna BENGA Abidjan: Nouvelles Editions Ivoiriennes/CEDA, 2007. (328 p.). ISBN: 978-2-86394-567-4.
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La saga familiale que nous propose ici l'écrivaine Sénégalaise Sokhna Benga est une belle réussite: l'histoire, les personnages, les thèmes, tout est intéressant. Le roman s'organise autour de la vie de Sabel, une romancière à succès dont l'enfance a été marquée par la pauvreté, l'absence de son père et la mort prématurée de sa mère. Mais à l'orée du nouveau millénium, tout semble sourire à l'héroïne, même si sa réussite professionnelle ne lui permet pas d'oublier les traumatismes de son enfance et ne facilite guère sa tâche de mère de famille essayant de guider cinq enfants vers l'âge adulte. Des sentiments contradictoires l'habitent mais ils ne diminuent en rien sa volonté de vivre en bonne intelligence avec son entourage. « Face à la mort », dit-elle, « il n'y a qu'une chose qui ait de l'importance: le bien que l'on sème derrière soi ». (p.320)
Ce sentiment de solidarité donne un sens à sa vie mais il ne l'empêche pas d'être aussi en butte aux forces négatives qui entraînent l'individu vers le mal-être, l'intolérance et l'absence d'humanité. De plus, comme on le découvre au fil des pages, faire le bien n'est pas aussi simple qu'il y paraît. L'enfer est pavé de bonnes intentions et l'attitude de Yaye Daba vis-à-vis de sa fille et de sa petite-fille en fournit un exemple patent: c'est soi-disant « pour le bien et l'honneur de la famille », qu'elle chasse sa fille enceinte de la maison familiale et c'est aussi « pour son bien » qu'elle impose maintes brimades à sa petite-fille Sabel lorsqu'elle la recueille chez elle. Mais derrière le comportement de cette vieille dame autocratique, se cache surtout un égocentrisme crasse permettant de tirer profit des faibles et des sans-grade sous couvert d'entr'aide familiale.
L'inadéquation de la conduite de Yaye Daba incite l'héroïne à explorer l'envers du décor, à chercher de nouvelles valeurs compatibles avec sa conscience et le monde dans lequel elle vit. De fait, le simple fait d'être née sans l'assistance des siens parce que sa mère était enceinte d'un jeune homme « indigne de la famille » représente déjà la négation des principes de Yaye Daba qui essaiera de briser tous les élans émancipateurs de sa petite-fille par la suite. C'est grâce à l'intervention de l'oncle Ceen que Sabel peut rejoindre les bancs de l'école alors que Yaye Daba s'y oppose. Et c'est son oncle Déthié qui lui permet, quelques années plus tard, d'échapper à la tyrannie d'une aïeule qui entend décider de l'avenir de sa petite-fille sans consulter personne. « Il alla droit au but. Il voulait savoir ce que je comptais faire de ma vie, maintenant que j'avais vingt ans ... et ne fit guère preuve de complaisance à l'égard de sa mère qui, argua-t-il, était une personne convaincue que tout ce qui ne tournait pas autour d'elle était vain. Tu ne peux pas continuer ainsi, disait-il ... Tu as des diplômes. C'est une excellente chose, mais il faut penser à devenir utile ! » (pp.72-73). Et pour aider sa nièce à obtenir l'indépendance financière qui lui permettrait de devenir maîtresse de sa destinée, oncle Déthié lui fait don de la maison de Yaye Daba à la mort de cette dernière. La décision de Sabel d'épouser Kader un homme qu'elle aime et en qui elle a confiance plutôt que Samba le riche héritier d'une famille bien en vue est un second élément important de son émancipation.
Bien que victime de l'interprétation étroite des devoirs associés à la tradition imposée par sa grand-mère, Sabel ne se rebelle jamais ouvertement contre son aïeule et elle conserve une attitude respectueuse vis-à-vis de ses aînés. Cela ne l'empêche pas, cependant, de s'écarter toujours plus résolument de la manière d'être et de penser de Yaye Daba. Autant cette dernière s'attache à cultiver les hiérarchies en accordant une grande importance aux apparences, autant sa petite fille devenue une femme d'âge mûr essaie de créer des liens basés sur la liberté d'action, la confiance et le respect. Pour Yaye Daba, par exemple, les filles de bonne famille se doivent d'apprendre à la maison ce que la vie doit leur apprendre, elles doivent accepter sans rechigner le mari qu'on leur donne et se soumettre avec humilité à la volonté des anciens. Pour Sabel au contraire, il est important que les filles comme les garçons aillent à l'école, deviennent indépendantes et soient respectées pour leurs qualités plutôt que pour le prestige de leur famille ou la fortune de leur mari. A ses yeux, la tradition et les conventions sociales ne représentent pas une fin en soi. Elles doivent être adaptées aux besoins de chaque époque et faciliter les rapports familiaux et communautaires.
Dès lors, l'attitude de Sabel vis-à-vis de ses enfants et, d'une manière générale, de tous les individus qu'elle côtoie, est à l'opposé de la conduite de sa grand-mère. Là où régnait l'arbitraire, l'injustice, l'autoritarisme et le dogmatisme, elle s'applique à créer un climat de liberté, de dialogue et de confiance, un monde où les filles et les garçons peuvent trouver leur voie et s'épanouir. Mais comme chacun sait, les parents, aussi admirables qu'ils puissent être, ne peuvent garantir que leur progéniture va nécessairement trouver la voie du bonheur et de la réussite. De plus, les hasards de la vie, les difficultés qui touchent parfois à la tragédie et les choix personnels de jeunes adultes aux tempéraments différents, conduisent à une explosion de la famille lorsque les enfants atteignent l'âge adulte, cela en dépit d'une excellente atmosphère et de la bonne entente des uns et des autres. C'est ce qui arrive chez Sabel. La cadette sombre dans l'univers de la drogue et elle meurt d'une overdose. La seconde fille devient médecin mais « n'a que le mot argent à la bouche » et elle se lance dans « une quête effrénée de la fortune » (p.316). L'aînée part pour les Etats-Unis où elle épouse un quinquagénaire alors que Daouda, un des deux fils, part pour la France où il se marie avec une Française et devient « un jeune cadre dynamique parfaitement intégré » (p.317). Quant au fils le plus âgé, il épouse une fille de seize ans et se laisse pousser la barbe avant de « glisser vers l'islamisme pur et dur » (p.317). Sa femme « Astou se voile comme les Afghanes » (p.317) dit Sabel, et, ajoute-t-elle, « quand je vais chez lui, il n'est jamais là. J'ai fait ma crise de colère de mère, en vain. Maintenant je le laisse faire. Il est majeur. Quelque chose me dit que je suis en train de perdre mon fils, de la pire manière. La mort, on finit toujours par l'assumer; mais une distance savamment creusée n'a rien de tel pour faire flancher le cœur d'une mère. » (p.317)
Bayo, la mélodie du temps raconte donc deux histoires qui se confondent pour évoquer l'intrication des éléments constitutifs d'un destin; d'une part celle d'une femme d'exception qui semble avoir réussi dans tous les domaines et qui pourrait se prévaloir d'avoir obtenu tout ce dont on peut rêver : un mari aimant et fidèle, une ambiance familiale ouverte et décontractée, une réussite professionnelle exceptionnelle, des moyens financiers largement supérieurs à la moyenne, la reconnaissance de ses talents par son entourage, etc.; d'autre part l'histoire d'une femme qui connaît les affres, les angoisses, les déchirements et qui doit faire face à l'apparente absurdité d'une vie dominée par l'imprévisibilité. La tension qui résulte de ces deux récits incompatibles et de l'incapacité de Sabel de réconcilier sa réussite avec le sentiment d'échec qui l'habite, domine la narration et offre une image subtile de la société sénégalaise contemporaine. Les personnages de Bayo, la mélodie du temps évoluent dans une Afrique moderne et prospère mais ils soulignent aussi que l'opulence, les succès d'estime et la modernité ne permettent pas forcément de mieux percer les secrets du bonheur et le sens de l'existence que les épreuves et les coutumes désuètes. Comme l'histoire familiale de Sabel le montre, il appartient à chacun de redécouvrir le chemin qui conduit au bien-être, à l'harmonie et à la satisfaction de soi.
Bayo, la mélodie du temps est un roman dominé par les relations familiales et interpersonnelles, mais les personnages solidement enracinés dans leur milieu permettent à l'auteure d'évoquer en toile de fond l'évolution fascinante de la société sénégalaise, son histoire et la manière de vivre et de penser de l'intelligentsia. La jeunesse dorée de Dakar et l'énergie débordante des enfants de la narratrice sont portraiturées d'une manière alerte et captivante. De plus, les événements imprévus et les changements de situation qui ponctuent la vie de Sabel s'intègrent parfaitement avec le dynamisme d'un roman qui n'en reste pas moins soumis à la lente évolution de la pensée de la narratrice qui gagne en intensité au fil des pages. Bayo, la mélodie du temps est un superbe roman qui, j'en suis certain, captivera les lecteurs d'aujourd'hui et continuera à capter l'imagination et à gagner le cœur de ceux de demain.
Jean-Marie Volet
Editor ([email protected])
The University of Western Australia/School of Humanities
Created: 16-September-2010.
https://aflit.arts.uwa.edu.au/reviewfr_benga10.html