A (RE)LIRE "Petroleum", un roman de BESSORA Paris: Denoël, 2004. (336p.). ISBN: 2 207 25616 2.
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Si le prix de l'essence et les marées noires résument vos connaissances de l'industrie pétrolière, le roman Petroleum de Bessora est pour vous. Cet ouvrage plein d'allant dont l'intrigue s'inspire du roman policier propose un survol original de l'histoire pétrolière du Gabon, des origines à nos jours. Loin des clichés, l'auteure révèle un monde dominé par les intérêts personnels, les alliances fluctuantes, les grenouillages et les complots. Dès lors, il est bien difficile de savoir qui est responsable de l'explosion qui ébranle la plate-forme de forage de l'Ocean Liberator au moment même où les foreurs atteignent le précieux liquide, mille huit cents mètres en dessous du niveau de la mer. L'accident est-il dû à une erreur humaine ? à un sabotage délibéré du nouveau puits ? à une intrigue politique ? Difficile de le savoir car les griefs exprimés à l'endroit de la compagnie sont nombreux et le « profiler » envoyé de Paris pour dénouer ce sac de nœuds n'a rien d'un génie.
Jason, le cuisinier de l'Ocean Liberator, a disparu au moment de l'accident et ses antécédents en font un coupable tout désigné. Il a été élevé par une tante qui communique avec les mânes ancestraux et ne lui a jamais caché que la profanation des lieux sacrés depuis l'arrivée des premiers géologues, avides d'or noir, ne pouvait rien laisser présager de bon. Au début des années 1990, Jason a pris part aux démonstrations qui demandaient l'émancipation du pays et son affranchissement d'Elf-Gabon. La pancarte qu'il portait exprimait bien ses sentiments : « Si Elf ne part pas, on fait sauter tout Port-Gentil » (p.100) mais avant que les manifestants ne puissent mettre leur menace à exécution, les gardes présidentiels et les militaires français appelés à la rescousse tirent sur la foule et Jason écope d'une balle « perdue ». « Et l'ordre ancien fut rétablit. Et Jason survécut. » (p.101) Et comme le DG d'Elf n'était pas sot, il appliqua avec plus de célérité encore sa devise : « Garde tes ennemis près de toi » (p.101). Jason devint donc chef cuisinier... mais est-il vraiment le coupable que la rumeur désigne ?
Ne serait-ce pas plutôt Etienne Girardet, le second à bord de l'Ocean Liberator ? Son comportement suspect avant l'explosion semble être à l'origine de l'accident qui lui coûte par ailleurs la vie. Avait-il bu comme son penchant pour la bouteille pourrait le laisser croire ? Trente ans au service de la compagnie avaient usé le jeune représentant syndical qui avait vainement consacré son énergie à l'amélioration des relations des ouvriers noirs avec leurs collègues expatriés. Soudoyé par la compagnie et abandonnant progressivement ses idéaux, il s'était retrouvé à l'heure des bilans, plein de regrets et d'amertume, d'autant qu'une vieille liaison avec la femme d'un collègue avait resurgi de manière aussi imprévue qu'accablante. La vie était-elle devenue insupportable à Etienne au point de lui faire commettre un geste désespéré ? « Le désespoir aveugle celui qu'aucun espoir n'éclaire, mais trop de lumière éblouit » lui soufflait son ex-femme dans les moments difficiles. Au moment de boucler les comptes, un dernier baroud d'honneur avait-il semblé approprié à cette âme meurtrie ?
Le Directeur des relations publiques de la compagnie Alidor Minko traîne lui aussi quelques casseroles qui en font un suspect possible. Il appartient au clan des managers après avoir gravi tous les échelons du pouvoir, mais son enviable succès, comme celui de son camarade Girardet, ne s'est pas fait sans moult détours et compromissions. Sous ses apparences de parfait homme d'affaires, la folie s'est emparée de l'esprit d'Alidor Minko qui « déteste ce qu'il adore » (p.327). Sa loyauté envers la compagnie semble absolue mais trop de manœuvres ambiguës, de coups bas et de démarches incompréhensibles ont perverti son âme depuis son plus jeune âge. Elevé de manière stricte par les pères missionnaires, il n'est arraché au séminaire que pour être soumis sans transition à une rude initiation au monde des Bwitis avec lequel il ne se sent aucun lien. Son association ultérieure avec les Franc-maçons, le racisme des expatriés, l'attitude paternaliste d'Elf et l'univers étouffant qui contrôle tous les aspects de la vie des employés de la compagnie ne font qu'augmenter sa paranoïa tout au long de son ascension professionnelle. Est-il pour autant le responsable d'un sabotage qui reviendrait à scier la branche sur laquelle il est confortablement assis ?
Et il y a la géologue Médée, chèfe des opérations, débauchée de BP par Elf à cause de son flair incomparable. Elle « sait d'instinct où creuser » (p.13) et elle est une fois de plus sur le point de confirmer sa réputation de gagnante. Toutefois, sa fréquentation des « gens des catacombes » et des grutiers tout en muscles, de même que sa relation d'amitié sincère avec Jason, inspirent des sentiments mitigés à son entourage. Lorsqu'elle part à la recherche de son cuisinier qui a mystérieusement disparu, elle parcourt les endroits les plus reculés de Port-Gentil et sa relation avec le prévenu devient suspecte. A force de poser des questions, elle finit en prison, accusée de complicité avec le saboteur présumé.
Comme le hasard est souvent responsable de situations incongrues, Médée se retrouve dans la même cellule que le profiler parisien dont l'enquête, les pérégrinations et la découverte du Gabon tournent court lorsque la famille d'une adolescente l'accuse d'avoir violé leur fille. Renvoyé discrètement en France après quelques jours de cellule, ce n'est pas lui qui démasquera les responsables de l'explosion de l'Ocean Liberator. La vérité émerge cependant lorsque Médée retrouve la liberté ... et son ami Jason. Toute la vérité ? Peut-être pas, car trop d'éléments impalpables circonscrivent cet avatar qui traduit tout autant le déplaisir des dieux que la folie humaine.
L'enquête que nous propose Bessora est palpitante, mais découvrir le fonctionnement d'une grande compagnie pétrolière, de l'intérieur et dans la durée, est plus fascinant encore. On décèle non sans incrédulité les méthodes opérationnelles d'une industrie qui n'a jamais profité aux populations locales, qui a établi par la contrainte des rapports paternalistes permettant un lavage de cerveau des autorités et de ses collaborateurs. Leur manière de penser, étroitement liée à un endoctrinement de tous les moments, les conduit à une forme d'assistanat doré permettant tous les abus. Bien que Petroleum soit un roman faisant la part belle à l'imaginaire, on sent que Bessora parle d'un sujet qu'elle connaît bien. N'est-t-elle pas l'auteure d'une thèse de doctorat sur « les mémoires pétrolières au Gabon » ? De plus, quelques pages non vérifiées d'internet suggèrent que son père fut jadis Directeur Général Adjoint d'Elf-Gabon et Secrétaire Général de l'OPEP avant de se lancer dans la politique et d'être emprisonné par les autorités gabonaises pour des raisons assez floues.
L'historique de l'exploration du pétrole gabonais proposé par Bessora est fascinant. Son impact est d'autant plus important qu'il reflète les faits et gestes d'une multitude de personnages réels ou légendaires. La coupe réglée du pays est présentée dans le contexte d'un colonialisme dévorant et de l'incapacité du Gabon de résister à son asservissement. Nombre de détails piquants complètent les éléments conventionnels de l'histoire locale et incluent les moments clés de l'exploration pétrolière de la région : l'ouverture des premiers puits, le nombre de barils de brut extraits au cours des ans et aussi la relation difficile des populations locales vis-à-vis des géologues explorant la région.
« Les premiers géologues arrivent en 1928. / Ils plantent leur tentes dans la tourbe insulaire et fertile de Ninghe Sika au beau milieu de la lagune des Fernan Vaz. Sous leurs gros sabots coule l'huile de pierre. Cette vieille roche liquide et noire migre en silence sous la terre depuis des millions d'années./ En 1928, la battue commence./ Ordre du gouverneur général d'Afrique-Equatoriale française. Pisteurs, porteurs, casseurs et charpentiers arpentent les rivières pour le compte de la République, sous le commandement de géologues venus de France et de Russie. Ils marchent là où personne n'est jamais passé. Du moins le croient-ils. Ils montent. Ils descendent. Ils boivent de la vodka. Ils franchissent des cours d'eau fraîche et transparente. Ils boivent du Ricard. Ils ramassent des cailloux. Ils prennent des notes. Ils dessinent des cartes... Le pisteur s'appelle Zéphyrin./ Il guide les explorateurs dans la brousse. Il sait bien qu'il dérange les esprits de la forêt ... il sait bien qu'il faudrait demander l'autorisation aux arbres et aux poissons. Leur dire s'il vous plaît. Merci... Leur donner un peu de kaolin ou d'isémo pour excuser du dérangement. Mais comment expliquer la politesse aux géologues ?... » (pp.60-61).
Petroleum raconte l'histoire d'un pays qui est devenu l'otage des richesses de son sous-sol. Cet asservissement ne sera pas éternel, suggère Bessora, car pour le meilleur et pour le pire, la vie continue lorsque le pétrole arrête de couler. C'est la vérité première que Médée et Jason découvrent lorsque le calme revient et que l'explosion qui a ébranlé l'Ocean Liberator disparaît à l'horizon des faits divers.
Un roman dont la lecture est chaleureusement recommandée.
Jean-Marie Volet
Editor ([email protected])
The University of Western Australia/School of Humanities
Created: 06-June-2009.
https://aflit.arts.uwa.edu.au/reviewfr_bessora09.html