A (RE)LIRE "Le Roman de Pauline", un roman de Calixthe BEYALA Paris: Editions Albin Michel, 2009. (224p.). ISBN: 978-2-226-18652-2.
|
This review in English |
Depuis près de vingt ans, Calixthe Beyala tient à jour une chronique de la banlieue et des quartiers périphériques de Paris où l'embauche est rare, l'existence précaire et le sens de la vie difficile à appréhender. Le Roman de Pauline, publié en 2009, nous entraîne dans un milieu où les rapports humains sont souvent dominés par la confrontation, la violence et le non-droit, un environnement où il est particulièrement difficile d'être une adolescente en ce début de vingt et unième siècle.
Pauline a quatorze ans. Elle déborde d'énergie mais un climat familial délétère a empoisonné son enfance et perturbé sa scolarité. Son père a disparu peu après sa naissance, sa mère ne l'aime pas, son frère appartient à la pègre locale et son petit-ami la traite sans égard. Quant à l'assistante sociale qui devrait s'occuper de son éducation, elle n'a aucune influence sur la jeune fille qui est en train de basculer dans le monde équivoque des expédients et de la prostitution.
Cet environnement socio-familial déplorable limite l'horizon de Pauline mais ne l'empêche pas d'observer le monde qui l'entoure. Comme ses amies, Pauline voudrait être aimée de sa mère et de ses proches mais les circonstances sont telles que son association avec les autres se solde souvent par des insultes, des bagarres, des abus de pouvoir ou même des viols comme en témoignent ses rapports licencieux avec le père de son petit ami. Pas plus que sa propre famille, les parents de ses camarades n'ont été en mesure de lui proposer des points de repères et une alternative satisfaisante au marasme ambiant.
La mère de son amie Lou, par exemple, a suivi un cursus universitaire exemplaire et elle encourage sa fille à étudier avec assiduité. Elle l'incite aussi à se mettre au diapason des coutumes locales. Bien que la mère de Lou soit d'origine africaine, chez elle, le poulet sauce cacahuètes ne se mange pas avec les doigts mais avec un couteau et une fourchette. Cependant, le fait qu'elle se soit soumise aux exigences de la culture dominante et qu'elle ait adopté la manière de penser d'une certaine élite française ne lui a pas apporté le succès et le bonheur qu'elle escomptait. Pauline s'en rend bien compte lorsqu'elle la rencontre et Beyala nous le fait comprendre avec une ironie grinçante :
« Ça ressemble à quoi une Africaine qui a été à l'université ? Ça ressemble à quoi une mère si cultivée qu'elle est capable d'élever sa fille seule ? Ça ressemble à quoi une Noire intelligente qui est responsable du rayon fromages chez Casino ? Ça ressemble à quel désespoir lorsqu'elle s'est rendu compte qu'aucun des hommes qu'elle espérait épouser ne voulait d'elle parce qu'elle était trop ambitieuse ? » (p.105)
La mère de sa camarade Mina est à l'opposé de la mère de Lou. Elle est mariée, effacée et soumise à un mari qui décide de tout. Sa manière de voir le monde s'inspire de ses origines malinkés et son assimilation en France est très superficielle. C'est par exemple sans sourciller qu'elle accepte de prétendre être la mère du fils de sa fille afin que cette dernière puisse « se refaire une virginité » et « trouver un bon mari musulman » (p.207) vu que son propre mari en a décidé ainsi. Pour Pauline, cette attitude de soumission à un chef de famille pétri de convenances et de préjugés, apparaît tout aussi inacceptable qu'une assimilation aveugle aux « valeurs franco-françaises ». En fin de compte, la banlieue n'offre à Pauline que le spectacle de ses multiples dysfonctionnements, d'un enfermement qui n'offre aucune porte de sortie aux individus, aucune lueur d'espoir. Dans son univers, tout le monde est abandonné à soi-même et il appartient à chacun de trouver le moyen d'échapper à une violence multiforme, omniprésente et meurtrière.
L'instabilité, l'agressivité et le comportement anti-social de Pauline trouvent donc leur origine dans des frustrations liées aux conditions sociales et familiales défavorables qui ont marqué son enfance : le manque d'amour de sa mère, l'absence de son père, le racisme de sa grand-mère et les dérives identitaires d'une France fortement marquée par la ségrégation et l'oppression coloniale, pour ne citer que quelques-uns des facteurs qui ont poussé l'adolescente à devenir une âme rebelle. Toutefois, l'ouvrage de Beyala n'est pas là pour faire l'inventaire d'un échec programmé. Au contraire. Pour l'auteure, c'est moins la somme des éléments qui ont conduit Pauline à devenir ce qu'elle est qui compte, que les facteurs qui vont lui permettre de transcender ce lourd héritage saturé d'éléments négatifs et de s'élancer vers l'avenir avec confiance.
Pour Beyala et ses personnages « chaque humain a le choix de son propre destin » (p.201) et il appartient à chacun de ne pas laisser échapper les chances qui lui sont offertes, de les gérer au mieux de ses capacités. La réussite et la liberté récompensent la persistance, la discipline et l'effort individuel, suggère-t-elle. Elles n'émergent ni des manifestations populaires qui stigmatisent les injustices perpétrées au nom d'autorités socio-politiques nébuleuses, ni d'une « psychologie de bas étage » essayant de justifier des comportements injustifiables. Le changement est dû à ceux et celles qui s'affirment, prennent le pouvoir à la force du poignet et se font une place au soleil. De nos jours, suggère Beyala, il convient d'abandonner les rôles de victimes et les protestations bruyantes, et de s'imposer de manière individuelle dans tous les domaines de l'activité humaine. Un épisode du roman évoquant la relation de Lou avec ses camarades en témoigne avec éloquence. Dépitée par sa réputation de bonne élève, Lou décide de se mettre au diapason du milieu qui l'entoure et de rejoindre ses amies dans une boîte de nuit louche. Cependant, contrairement à ce qu'elle pensait, ses camarades de lycée ne l'accueillent pas à bras ouverts ; non pas parce qu'elles ne veulent pas être associées avec une fille qui passe ses journées en compagnie de ses livres, mais au contraire parce qu'elles ne veulent pas que la seule d'entre elles ayant une réelle chance d'avoir un réel impact sur son milieu gâche son avenir :
« - C'est pas ta place ici, dit Pauline.
- Où alors ? A l'école ? J'en ai marre, moi, de l'école.
- Oh, que non ! lui rétorqua Mina en nous rejoignant. Tu vas continuer à mener ta vie peinarde, à fleurer bon le sous-bois et l'eau de Cologne, sinon je te casse tes pattes de sauterelle.
- Pourquoi ? J'ai rien fait de mal, moi. J'en ai ras le bol d'être toujours à la maison. J'ai le droit de vivre moi aussi.
- Non, lui dit à nouveau Mina. Tu ne vas pas devenir comme nous, pas vrai ? Et si tu devenais comme nous, qu'est-ce qu'on deviendrait, nous ? Tu vas pas nous ressembler ?
- Oui, qu'est-ce qu'on va devenir s'il n'y a plus que des voyous à Pantin ? je lui demande.
- On a besoin de médecins pour nous accoucher.
- D'avocats pour nous défendre.
- De politiques pour corrompre l'Etat en notre faveur.
- D'historiens pour fabriquer notre histoire.
- De mathématiciens pour enseigner des choses à nos enfants.
- Qu'est-ce qu'on va devenir si tu deviens comme nous ?
- Je comprends, gémit Lou. Mais Pauline, je ne peux pas devenir tout ça à la fois. Et puis, j'ai aussi besoin d'un garçon qui m'aime.
- Deviens au moins quelqu'un de bien. Quant à l'amour, oublie... » (pp.154-155).
Alors que le destin de Lou est tracé par ses amies, celui de Pauline est infléchi par Mathilde, une prof du lycée que l'adolescente fréquente de manière sporadique. Mathilde va lui offrir la possibilité de changer de cap, de se dépasser et d'envisager le futur avec optimisme. Comme on l'imagine, ce personnage clé permet à Beyala de mettre l'accent sur les vertus du travail et de l'autodiscipline qui seules, à son avis, permettent d'avancer dans la vie. Enseignante sans états d'âme, elle ne fait montre d'aucune commisération envers les élèves qui essaient de justifier leurs mauvais résultats scolaires ou des comportements inacceptables en prétextant des conditions familiales difficiles ou la provocation. Comme elle le rappelle à Pauline avec humeur : « ... vous pensez que tout vous est dû. Que vous méritez qu'on vous aide au delà du raisonnable, sans que vous ayez à lever le petit doigt ni à faire le moindre effort. Vous êtes convaincus que tout le monde doit se plier à vos désirs, parce que la société a été injuste avec vos parents et que ce n'est que justice si vous bafouez les règles et emmerdez tout le monde... Mais ce petit chantage ne fonctionne pas avec moi. » (pp.199-200). Pour Mathilde, les valeurs et les lois républicaines sont valables pour tous et l'accès au savoir, à la culture et, en dernière analyse, au pouvoir, reste la prérogative de tous les citoyens. A ses yeux, par exemple, « les trésors du Louvre » ne sont pas « de la beauté pour les bourges » (p.203) comme l'affirme une de ses élèves lors d'une visite du célèbre musée, mais un reflet du monde qui n'est l'apanage de personne, d'où son intérêt pour ses élèves aux origines multiples.
Les émeutes récentes qui ont éclaté dans les banlieues dont Beyala a fait le théâtre de plusieurs de ses romans montrent que les problèmes liés au racisme, à la violence, aux préjugés, aux idées reçues et à la désespérance qui bouchent l'horizon des communautés locales sont loin d'être résolus dans la France d'aujourd'hui, cependant, dans le même temps, toujours plus nombreuses sont les jeunes femmes qui, comme Lou, Pauline et Mathilde, se libèrent d'un environnement défavorable à la mobilité sociale des individus. Dans un monde en pleine évolution, une nouvelle génération de jeunes femmes dynamiques est prête à assumer ses responsabilités à tous les niveaux de l'Etat et des entreprises. Ce sont ces femmes, suggère Beyala romans à l'appui, qui brisent le cercle vicieux des inégalités et des préjudices.
Il ne fait pas de doute qu'une intrigue intéressante, des personnages bien choisis et un style vif sont autant de facteurs qui séduisent le lecteur et rendent plus intelligible une problématique souvent dénaturée par les média. Pour Beyala bien des problèmes seraient résolus si l'on acceptait l'idée que « les gens n'appartiennent pas à la couleur de leur peau mais à l'endroit où ils vivent » [https://aflit.arts.uwa.edu.au/AMINAbeyala09.html]. Cette vérité est bien sûr aussi difficile à admettre pour les Français de vieille date que pour les nouveaux arrivants, mais n'est-ce pas la voie du futur ?
Jean-Marie Volet
Editor ([email protected])
The University of Western Australia/School of Humanities
Created: 22-July-2009.
https://aflit.arts.uwa.edu.au/reviewfr_beyala09.html