A (RE)LIRE "Dakar des insurgées", un roman de Oumou Cathy BEYE Paris: L'Harmattan, 2009. (170p.). ISBN: 978-2-296-07858-1.
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Dakar des insurgées évoque l'évolution des relations entre les hommes et les femmes au Sénégal, au début du vingt et unième siècle. Si ce roman m'a séduit, ce n'est pas parce qu'il évoque « un affrontement de type guerrier » (p.165) entre les sexes, comme le suggère l'auteure Oumou Cathy Bèye dans sa postface, mais bien plutôt parce qu'il montre la nécessité de nouvelles conventions sociales et familiales permettant à tout le monde de se comprendre et de vivre ensemble. Le roman nous décrit des femmes qui luttent pour leur indépendance dans un environnement dominé par d'anciens usages peu favorables à leur émancipation. Leurs partenaires masculins trouvent difficile d'abandonner certains avantages hérités du passé et essaient jalousement de les préserver. Il n'est pas facile de se réinventer et plus difficile encore de convaincre les autres d'en faire autant.
Ndèye et Awa sont sénégalaises. Elles tombent amoureuses du même homme et cette mésaventure aurait pu les conduire à devenir des ennemies irréconciliables. Mais le destin en décide autrement et elles finissent par être les meilleures amies du monde.
Ndèye a grandi à Dakar où elle a passé une enfance heureuse. Hélas, à la veille de passer son bac, son père la marie au fils d'un de ses anciens amis sans la consulter. Ndèye qui n'avait aucune intention de se marier avant d'avoir fini ses études ne tarde pas à haïr son mari. Ce dernier refusant obstinément de lui rendre sa liberté et de divorcer, elle finit par s'enfuir de chez lui. Ce départ, on s'en doute, n'est ni du goût de la famille du mari ni de celui des parents de la jeune femme qui bannissent leur fille. La plupart des amies et connaissances de Ndèye en font autant, ce qui rend sa vie particulièrement difficile. Mais pleine de détermination, elle trouve une chambre, du travail et la vie reprend son cours. Pas pour très longtemps, hélas : le mari abandonné retrouve la trace de sa femme et organise son kidnapping. C'est le drame, et les rêves de liberté de la jeune femme semblent bien compromis; toutefois la vie réservant parfois de bonnes surprises à ceux et celles qu'elle a malmenés, Ndèye finit par sortir de l'enfer dans lequel elle a été plongée.
Quoique moins dramatique, le parcours d'Awa n'a pas été sans difficultés non plus. Orpheline de père et élevée dans la petite ville de Diourbel par son oncle Mamour qui avait « hérité » de sa mère, suivant la coutume du lévirat, elle a dû se battre contre son beau-père pour qu'il la laisse partir pour Dakar afin d'entreprendre des études de droit. Elle est sur le point de passer ses examens finaux au moment où commence le roman. Toutefois, « la vie n'étant pas un long fleuve tranquille » comme le dit la narratrice, Awa n'a guère le temps d'apprécier sa réussite : son ami la laisse tomber et ses déboires sentimentaux semblent effacer tout le reste. Pleine de ressentiments, elle fomente mille projets pour reconquérir son amant mais elle se rend rapidement compte de l'absurdité d'un tel projet et continue son chemin, se marie avec un autre homme quelques années plus tard et se lance corps et âme dans ses activités professionnelles. Nouvelle séparation, nouveau mariage, la vie continue pleine d'imprévus mais les convictions féministes d'Awa demeurent et sa détermination à affirmer son droit à la liberté ne la quitte pas. En cela elle s'écarte résolument du pragmatisme retors de sa camarade d'études Mamie qui n'a aucun scrupule à plumer de vieux messieurs prêts à tout pour satisfaire leur ego en s'affichant avec de jeunes maîtresses prêtes à chanter leurs louanges. Elle n'a rien de commun non plus avec sa collègue de travail Arame qui dévore des romans à l'eau de rose en attendant son départ pour la France où elle doit épouser un homme qu'elle ne connaît pas et qui n'a aucune idée du monde et de la vie qui l'attendent.
Tant pour Ndèye que pour Awa, la liberté passe non seulement par l'accomplissement d'un travail rémunérateur mais aussi par la possibilité de gérer leurs revenus comme elles l'entendent. Cette indépendance financière se trouve aux antipodes de l'asservissement de la mère d'Awa dont une bonne partie du revenu est gérée par son mari. Après avoir dilapidé l'argent du premier mari de son épouse, l'Oncle Mamour ne voit aucun inconvénient à ce que sa femme se tue au travail pour couvrir les frais du ménage. A l'inverse de l'Oncle Mamour une génération plus tôt, Habib se rend compte que les revenus de son épouse lui échappent et, du même coup, que l'autorité et le pouvoir que lui conférait son statut de chef de famille sont en jeu. La simple vue du carnet de chèques de Ndèye le met hors de ses gonds et il ressent comme une injure le fait que sa femme gagne plus d'argent que lui. Ce qui distingue Ndèye et Awa de leurs mères et de leurs grand-mères, c'est qu'elles entendent rester en charge de leur destinée et ne plus être « la doublure de leur mari » (p.108). Comme l'explique Ndèye à Habib : « Ce que tu me demandes, c'est d'exister à travers toi, en tant que Madame Fall, qui n'est rien sans son mari. Mais avant d'être Mme Fall, je suis Ndèye Diop » (p.117).
En dépit de leur remise en question de certains us et coutumes, Awa et Ndèye restent très attachées à leur communauté et à leurs familles qui doivent s'adapter à de nouvelles exigences. Les hiérarchies sociales proposées par les sociétés villageoises du passé ne permettent plus de former des partenariats adaptés aux besoins des sociétés urbaines d'aujourd'hui. Les rapports entre hommes et femmes ont changé et une nouvelle manière d'appréhender la relation entre les sexes doit être instaurée afin de répondre aux aspirations des uns et des autres. Toutefois, comme le montre Dakar des insurgées, les modèles ne peuvent pas être importés d'ailleurs. Ils doivent venir de ceux et celles qui sont prêts à se battre sur place pour leurs idées, à négocier sans se compromettre des solutions qui permettent à tout le monde d'y trouver son compte. Awa et Ndèye relèvent de leur mieux les défis que leur recherche de l'amour et de la liberté place sur leur chemin. En fin de parcours, ni l'une ni l'autre n'a atteint le nirvana mais toutes deux regardent leur existence sans regrets. Comme le dit Ndèye à son amie : « Je crois qu'on peut dire qu'on s'en n'est pas trop mal sorties » (p.164).
Cet optimisme est partagé par la narratrice qui souligne à plusieurs reprises « l'évolution des choses et des gens ». Même les personnes qui défendent les valeurs traditionnelles et un système patriarcal révolu finissent par changer, suggère-t-elle. Le père de Ndèye qui s'est non seulement senti humilié par le comportement de sa fille mais aussi par celui de son fils qui a épousé une Française, finit, par exemple, par se réconcilier avec ses enfants et se prend d'amitié pour sa bru. Et le mari de Ndèye, dont la peur de perdre sa femme nourrissait un ressentiment tenace à l'endroit des activités professionnelles et associatives de son épouse, se rend compte que le plus sûr moyen de la retenir, c'est de lui apporter son soutien plutôt que de vilipender ses activités et sa manière d'être.
La problématique évoquée dans le roman est importante non seulement au Sénégal mais sur l'ensemble de la planète où la condition féminine reste un sujet d'actualité. Dakar des insurgées propose une tranche de vie de personnages vivant au Sénégal et, pour cela, il permettra certainement à plus d'une concitoyenne de l'auteure de retrouver un peu d'elle-même dans ce récit. Toutefois, l'absence d'exotisme qui caractérise le roman permet aussi à tout le monde, d'où qu'on vienne et où qu'on vive, de s'identifier aux personnages et de partager leurs préoccupations. Nombreux sont ceux et celles qui se demandent comme Awa et Ndèye : Que faut-il faire pour s'intégrer dans une société gagnée par une urbanisation rapide qui change les rapports sociaux? Comment forger des relations satisfaisantes et harmonieuses avec autrui ? Comment faire pour être soi-même ? pour être libre de choisir son chemin, son métier, son mari ? Autant de préoccupations qui vont au-delà d'un lieu ou d'un genre.
Travailler au dehors est devenu une nécessité économique pour tout le monde, hommes et femmes. Awa et Ndèye comme des millions de jeunes femmes autour du monde sont appelées à délimiter de nouveaux espaces personnels, de nouvelles relations avec leur famille, de nouvelles manières d'être qui leur permettent d'assumer le rôle qu'elles entendent jouer dans la société. Elles s'aventurent hors des normes, secouent le statu quo, balaient les usages et les principes, redessinent l'image de la famille idéale et préparent le monde de demain en remettant au goût du jour un certain nombre de dictats de la sagesse ancestrale.
Ce roman plein de rebondissements est recommandé à chacun car avec les mots justes et les personnages qu'il fallait, il nous entraîne dans un récit qui démystifie les orthodoxies et s'élève contre les inégalités entre les sexes. Une société nouvelle dominée par le respect, l'égalité des chances, la tolérance et la paix n'est possible que si l'on y croit et que l'on se bat pour son avènement. Awa et Ndèye en sont convaincues. Et nous ?
Jean-Marie Volet
Editor ([email protected])
The University of Western Australia/School of Humanities
Created: 22-June-2009.
https://aflit.arts.uwa.edu.au/reviewfr_beye09.html