A (RE)LIRE "Samantha à Kinshasa", roman de Marie-Louise MUMBU Kinshasa/Bruxelles, Afrique Edition/Editions le Cri, 2008. 188p. ISBN 978-99951-22-18-8.
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Samantha à Kinshasa de l'écrivaine et journaliste congolaise Marie-Louise Mumbu nous plonge au cœur de la République Démocratique du Congo et nous invite à participer à la vie trépidante de Kinshasa. Le style de l'auteure est allègre, son optimisme communicatif et sa vision du monde propre à nous faire réfléchir. Oui, dit-elle, la ville est plongée dans une atmosphère dominée par la corruption, la violence, le désordre, la guerre et l'effondrement de l'Etat. Oui, la vie des gens est incroyablement difficile et précaire, mais cela n'empêche pas les Kinois de rester attachés au coin de terre qui est le leur.
La vie est très dure pour les familles nombreuses, les nuées d'enfants livrés à eux-mêmes, les fonctionnaires qui n'ont pas reçu leur salaire depuis des années et les étudiantes invitées à résoudre leurs problèmes de trésorerie dans le lit de vieux caciques, d'où une application universelle du fameux « Article 15 » : Débrouille-toi tout seul pour survivre. Dès lors, les grenouillages et les multiples combines dominent la vie chaotique de Kinshasa. Reste que cette débauche d'activités parallèles fait aussi de la ville un endroit bouillonnant d'activités et riche d'interactions. De plus, comme l'idée d'espace individuel est associée à un niveau de vie que personne ne peut s'offrir, chaque événement petit ou grand, chaque querelle, chaque transaction ou affaire de famille est éminemment publique, colportée par la rumeur et abondamment discutée.
Samantha est une journaliste d'une trentaine d'années. On la retrouve souvent au bar « Chez les branchés » et dans les restaurants et night-clubs à la mode où elle rencontre ses proches et prend connaissance des dernières rumeurs qui alimentent ses chroniques. Un large cercle d'amies lui permet de prendre le pouls de la capitale congolaise qui bat au rythme de la dernière campagne électorale, des « vendeurs de Dieu », des « 4ème bureau », de l'amour, de la musique et de la mode. Parmi ses proches, se retrouvent Fanta, l'étudiante en Maîtrise qui est amoureuse d'un de ses anciens camarades de fac devenu « roulage », c'est-à-dire agent de la circulation; Kabibi, la voisine de Fanta qui passe tous ses week-ends dans le quartier « Plateau des professeurs » où elle se livre à « ses amours clandestines »; Arsène, l'homme d'affaires sur le retour qui a envoyé sa famille en Europe en attendant que la situation politique s'améliore et qui noie sa solitude dans les bras « d'une gamine de dix neuf ans qui le rend fou »; Ingrid Romanov dont le travail consiste à faire le lien entre la commission congolaise chargée d'organiser des élections « libres, démocratiques et transparentes » et le Bureau international de contrôle des urnes et du dépouillement qui surveille le déroulement des opérations. Ces personnages et bien d'autres croisent régulièrement son chemin au hasard de ses déplacements dans une capitale où personne n'est jamais seul très longtemps.
Se déplacer dans la mégapole n'est pas facile, même pour un chauffeur de taxi expérimenté tel que Mokambo, un personnage qui occupe une place importante dans le récit. Comme la majorité de ses collègues, c'est par nécessité qu'il conduit le « Kombi » de son oncle. Professeur de français promu à un poste important au Ministère, il s'est retrouvé à la rue lorsque le Ministre a décidé de nommer quelqu'un d'autre à sa place. Depuis, il affronte journellement les périls du trafic kinois dont les plus irritants sont, à son avis, ceux qui réduisent ses gains: les détenteurs de cartes officielles qui permettent de voyager gratuitement, les « roulages » à soudoyer. Mais Mokambo n'a pas le choix des armes; il doit faire vivre sa famille, alors il affronte les embouteillages et le chaos permanent au volant de son véhicule surchargé.
La vie à l'intérieur du « Kombi » est à l'image de celle que les clients retrouvent dans la rue. Que ce soit dans un marché grouillant d'activités ou une concession surpeuplée, les gens, comme les clients de Mokambo, sont entassés et le confort offert est plus que rudimentaire. Cette promiscuité permet d'observer tous les comportements humains; elle facilite aussi les échanges et alimente les conversations qui touchent à tous les domaines possibles et inimaginables. Alors que le « Kombi » progresse en fonction des aléas du trafic, les clients bavardent et se contredisent; ils exposent leurs griefs à l'endroit des politiciens véreux et inefficaces; ils commentent l'actualité, donnent leur avis sur les incidents de parcours, les difficultés de l'existence; ils parlent de tout et de rien.
Dans le « Kombi » comme partout ailleurs, personne ne peut s'isoler et échapper au regard d'autrui. Au niveau individuel comme à celui de la famille ou de la communauté, tout ce qui se fait et tout ce qui se dit est sujet à commentaires car un public changeant mais omniprésent est toujours prompt à donner son avis. Rien ne reste secret bien longtemps et personne ne peut échapper à la sanction populaire dans un système communautaire où tout est basé, par nécessité, sur une interaction permanente des uns et des autres: ni les fausses promesses des politiciens, ni les amours clandestines, ni les manies et les combines des plus riches comme des plus pauvres des Kinois. Dans le « Kombi » de Mokambo comme dans « la cabine pas chère » où Kabibi téléphone à ses amants du week-end pour organiser ses rendez-vous galants, au su et au vu de tous les clients attendant leur tour de passer un coup de fil, personne ne reste indifférent aux affaires de ses voisins et tout le monde se complet à y mettre son nez.
Samantha à Kinshasa est un livre intéressant à plus d'un titre. C'est un ouvrage divertissant certes, mais c'est aussi un ouvrage qui met à mal plusieurs idées reçues, entre autres celle qui consiste à penser qu'un gouvernement élu de manière démocratique conduit forcément à la démocratie. Ce n'est bien évidemment pas le cas. D'où la nature illusoire de « l'aide » offerte par « la Monique », par diverses ONGs et d'une manière générale par les représentants de la communauté internationale obnubilés par le concept de liberté démocratique, une « aide » qui n'a pour effet que des changements cosmétiques, tant à l'intérieur du Congo que dans ses relations avec le reste du monde. Samantha propose l'adoption d'une stratégie différente; une approche des problèmes basée sur un débat d'idées qui se nourrirait des milliers de conversations qui animent chaque coin de rue, chaque marché, chaque taxi, bar et cabine téléphonique. C'est le seul moyen de donner aux gens ce qu'ils veulent, de manière concrète : la paix, de quoi manger et nourrir correctement leurs enfants, des écoles, des centres de santé et tout le reste.
Seule une prise en compte des besoins réels des Kinois pourrait avoir un impact durable sur la vie des gens. Le futur du pays échappe aux recettes politiques et économiques importées de l'Ouest et qui ont ruiné l'Afrique avant de ruiner le reste du monde. Mais si l'avenir n'appartient pas aux interventions politico-économiques venues d'ailleurs, il n'appartient pas non plus aux enfants et aux adolescents déracinés, violentés et recrutés dans des armées qui ne laissent dans leur sillage que des champs de ruines et des villageois traumatisés. Cinq millions de morts en dix ans de guerre ouverte ou larvée montrent la nature illusoire et souvent criminelle des « aides » concoctées aux quatre coins de la planète et implémentées à grand renfort de mercenaires, d'experts internationaux et de politiciens locaux corrompus jusqu'à l'os.
Le futur appartient à ceux et à celles qui offriront la possibilité de vivre une existence décente aux « shayeurs », aux « shégués » et aux millions d'individus soumis à la loi impitoyable de l'Article 15 et essayant de survivre à Kinshasa aujourd'hui. Ce n'est pas « l'aide » extérieure qui permet à la mégapole de survivre. C'est un réseau infini d'échanges directs et de relations nouées entre les gens les plus démunis qui permet à chacun de vivre au jour le jour. De gré ou de force, les Kinois doivent vivre ensemble, jour après jour, mois après mois, année après année. Ils doivent trouver la manière de vaincre le chaos ambiant pour faire fonctionner une ville abandonnée par ses édiles. L'attrait des chroniques de Samantha à Kinshasa, c'est de montrer que les Kinois réussissent le tour de force de vivre en dépit des agitateurs, des miliciens, des politiciens, des experts internationaux, sans oublier tous ceux qui fomentent des troubles afin de s'emparer plus facilement des richesses colossales du pays.
Marie-Louise Mumbu fait de cette résilience la véritable nature des Kinois qui l'entourent et avec qui elle s'identifie. Au cours d'une interview, elle affirmait : « Je partage un vécu, je raconte mon pays, mon quartier, ma ville, les gens de chez moi qu'on ne connaît malheureusement que lorsqu'ils sont un tas de cadavres dans une fosse commune en images sur Euronews, ou une colonne de réfugiés sur BBC. Moi, je les raconte debout, vivants, dans leur quotidien et dans leurs délires. C'est pour ça que j'aime dire que mes histoires sont « des chroniques », je les vois comme des clichés-photo sur des réalités vues ou vécues ».[1]
La narratrice de Samantha à Kinshasa n'ignore pas le lourd passé du Congo ni la situation désespérée dans laquelle se trouvent aujourd'hui la plupart de ses compatriotes à l'issue d'un siècle d'oppression coloniale, de mobutisme, de pillage, d' « aide internationale », de violences ethniques et de guerre civile. Mais ce récit permet aussi de dépasser l'image unidimensionnelle et extrêmement négative du pays que proposent inlassablement les médias. Il permet de voir les choses sous un angle nouveau, plus humain, plus nuancé. Il permet de s'insurger contre ces armées d'enfants soldats semant la terreur mais il permet aussi de compatir avec Ascari Hugo Boss, le gamin recruté jadis dans l'armée contre un billet de cent dollars américains et qui essaie maintenant de reconstruire sa vie avec les shégués du centre-ville. Ces chroniques de Kinshasa en disent long sur la ville et sur ses habitants. Elles montrent aussi et surtout l'importance de relations individuelles foisonnantes qui font de la mégapole un endroit que l'on ne peut laisser derrière soi sans regret, même lorsque l'on a les meilleures raisons de la quitter.
Jean-Marie Volet
Notes
1. https://www.congokulture.net/article.php?id_art=475/article.php?id_art=475 (Consulté 14 December 2008).
Marie-Louise Mumbu propose un intéressant "Lexique à l'usage des néophytes" au début de son ouvrage. Ce lexique définit plus d'une centaine de mots en usage à Kinshasa tels que "3615", "4e bureau", "Gepamal" et bien sûr "Kinois", les habitants de Kinshasa.
Editor ([email protected])
The University of Western Australia/School of Humanities
Created: 06-Feb-2009
https://aflit.arts.uwa.edu.au/reviewfr_bibish09.html