A (RE)LIRE "Motus et bouche ... décousue", un témoignage de Jacqueline Fatima BOCOUM Saint-Louis du Sénégal: Xamal. 2002. (72p.). ISBN 2-84402-043-7.
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Premier ouvrage littéraire de la journaliste sénégalaise Jacqueline Bocoum, Motus et bouche ... décousue porte un regard audacieux sur la société dakaroise. Son humour cinglant va de pair avec l'attachement indéfectible de la narratrice à la ville qui l'a vue naître. Ce témoignage illustre à merveille les contradictions qui dominent la vie des habitants de la mégapole. L'auteure n'est tendre avec personne et elle porte un regard sévère sur le monde politique, sur les hommes attachés à leurs privilèges, sur les carences des Dakaroises dont elle admire pourtant l'esprit combatif. Dakar souffre de comportements et d'habitudes qui ne facilitent pas la vie de ses habitants mais la cité représente aussi pour l'auteure un lieu privilégié qui lui a fait un cadeau sans prix en lui apprenant l'amour de la vie.
La manière facétieuse dont l'auteure raconte sa ville lui permet d'aborder un vaste éventail de sujets, y compris les plus controversés. Tout est remis « à plat » pour reprendre une expression chère aux politiciens de ce début de 21ème siècle , mais loin d'utiliser la langue de bois à laquelle on nous a habitués, l'auteure joue avec les mots d'une manière qui ne laisse aucun doute sur le sens de son message. Le titre de l'ouvrage, Motus et bouche ... décousue, en fournit le premier exemple. Il proclame avec humour, mais sans qu'il soit possible de s'y méprendre, que contrairement à ce que l'on pourrait imaginer, l'auteure va vider son sac et dire tout ce qu'elle a sur le cœur. Dès les premiers mots de l'ouvrage, on découvre d'ailleurs que personne ne sera épargné par ces mots qui prennent leur envol dans un incipit au ton mi-figue mi-raisin : « Ma passion du civisme, que je n'ai qu'à l'état embryonnaire, je la dois un peu à mon père ... D'un tempérament soldatesque, il dirigeait la maison comme son département.... » (p.7)
La narratrice ne reproche rien à l'auteur de ses jours, un homme de principes, autoritaire mais juste, qui sut par ailleurs respecter la liberté de ses enfants. Toutefois, « ce pur produit de l'administration nationale senghorienne » ne représente pour elle qu'un aspect de l'univers masculin multiforme qui domine la Nation. Comme on l'imagine, le fait de respecter son père ne signifie en aucun cas que la narratrice est prête à chanter les louanges du « sexe fort », loin s'en faut. Il y a trop de comportements inacceptables noircissant le tableau : celui des gros machos qui « hurlent pour se faire entendre et donnent des coups pour se faire respecter » (p.27) ; les coureurs de jupons qui « après avoir goûté à tous les corps refusent que celui de leur compagne soit souillé par des hommes aussi légers et entreprenants qu'eux ». (p.31) ; les petits vieux qui « compensent par la force de leur porte-monnaie, la fragilité de leur virilité osseuse » (p.45) ; les maris qui invoquent le Coran « avec beaucoup de menaces » (p.23) et négligent les devoirs imposés aux croyants envers leurs épouses par le Livre saint ; les époux qui ont le défaut de confondre leur femme avec l'aînée de leurs enfants (p.24) ; les amants qui n'ont d'yeux que pour les courbes de leurs compagnes et ne pensent pas à rendre hommage à leur intelligence (p.25). Et il serait facile d'allonger la liste des piètres descendants d'Adam qui n'entendent pas établir une relation égalitaire avec leur moitié et refusent de changer leur façon de voir le monde.
La critique grinçante des hommes à laquelle se livre l'auteure est accablante mais cela ne l'empêche pas de relever la part de responsabilité des femmes dans l'évolution difficile des relations entre individus de sexes opposés. A Dakar, comme dans le reste du monde, les femmes se sont frayé un chemin vers les plus hautes charges sociales et politiques. « Il n'y a aucune intelligence d'homme à laquelle celle d'une femme ne soit arrivée ... la notion de compétence pure est asexuée. » (p.26) affirme la narratrice. De plus, les Sénégalaises ont conquis tous les domaines d'activités jadis réservés aux hommes et elles sont de plus en plus souvent indépendantes financièrement. Toutefois, ajoute-t-elle, tout ceci est rapidement oublié lorsque l'amour frappe. La femme s'abandonne alors corps et âme au bon vouloir d'un Prince Charmant qui, souvent, ne tarde pas à la décevoir et à redescendre de son piédestal en brisant les illusions de sa partenaire. Et comme l'usage veut que la femme ne doit pas faire l'économie d'un mari et d'un père pour ses enfants même s'il est volage et ne s'occupe guère de sa progéniture , bien des femmes oublient leurs rêves et se lancent dans de vaines batailles contre les rivales que leur conjoint leur inflige en toute impunité au gré de sa fantaisie. Ce climat délétère nourrit de nombreuses tensions. Il saborde les rapports sociaux et familiaux et devient souvent la source d'innombrables rumeurs, calomnies et violences diverses, verbales et physiques.
Tous les aspects de la vie dakaroise et par la même occasion de Motus et bouche ... décousue touchent de près ou de loin à la relation teintée d'archaïsme qui régit les relations entre les hommes et les femmes. Mais ce sujet important n'en devient pas pour autant une obsession chez l'auteure. Bien d'autres thèmes retiennent son attention alors qu'elle observe ses concitoyens avec un mélange d'étonnement, d'incrédulité et de frustration. Les eaux troubles de la politique, par exemple, la rendent tout particulièrement virulente: « Et boum ! » dit-elle, « sur la gueule des politiciens qui ont transformé la démagogie en caviar, servant avec un air gourmand ... leurs mensonges ignobles dans les meetings populaires. J'ai de la haine pour cette race ... aux becs sales, aux ailes corrompues, n'ayant même plus la force d'un envol de vérité sur les quartiers souillés par leurs chiures » (p.15). De fait, tout ce qu'elle observe dans le monde qui l'entoure fait bouillir le sang dans ses veines : l'armada de jeunes gens en mal d'engagement qui ne font rien de leur vie (p.17) ; l'aide extérieure qui ne profite qu'à ceux qui l'octroient » (p.48) ; les banques euro-américaines qui prétendent faire la morale aux Sénégalais alors qu'elles conservent leur argent sale bien au chaud chez elles (p.51) ; la protection des marques étrangères qui ne tient pas compte de l'intérêt des Sénégalais (p.53) ; les égarements de la guerre sénégalo-mauritanienne qui a entaché à jamais l'histoire du pays (p.54) ; le combat des féministes aux méthodes trop simplistes (p.70) ; « les coopérants non-coopérants » (p.50) qui se la coulent douce au Sénégal à titre d'experts. La liste des sujets qui exaspèrent la narratrice est interminable et la seule chose qui lui semble certaine, c'est qu'il est grand temps de réévaluer l'ensemble des coutumes, des comportements et des influences extérieures dans tous les domaines afin d'en établir la pertinence et les effets.
Le concept de francophonie, par exemple, semble non seulement être « obsolète à l'heure d'Internet » (p.53) mais la communauté de cœur et d'esprit évoquée par Senghor et d'autres a perdu sa raison d'être depuis que « les Français qui nous invitent dans leur famille linguistique refusent de nous recevoir à leur table » (p.54). Les Américains vont plus facilement en France que nous, ajoute-t-elle. Ils sont exempts de visas. « Parler français en l'occurrence ne nous sert à rien. » (p.54). Faute d'être réciproques, les relations qui lient le Sénégal à la France ont fait leur temps. L'époque de la « coopération », des experts français, du rêve américain, de la grande aventure japonaise doit faire place à une reprise en main du pays par les gens qui y vivent. A eux de dessiner les contours de leurs utopies, de leurs besoins et de leurs aspirations.
Un tel programme nécessite non seulement un rapport différent avec le monde extérieur mais aussi une évaluation sans complaisance de la société dakaroise plus encline à s'imaginer des qualités qu'à accepter ses défauts (p.35). « Les Sénégalais sont des faussaires dans l'âme » (p.35), affirme la narratrice dans son emportement. « Ils préfèrent imiter que créer, critiquer qu'améliorer, démolir que bâtir, mentir que se taire. Et ils sont experts en tout : en théories politiques, en tactiques de football, en avis économiques, en postulats de femmes et en thèses de développement. » (p.35). Il est donc grand temps, suggère-t-elle, d'oublier l'Eldorado illusoire de Paris et des USA, de prendre la juste mesure des compétences des Sénégalais et de développer un projet de société à la mesure des capacités du pays. Souvent réduits à la seule gestion du quotidien, les Sénégalais semblent avoir perdu la capacité de regarder en direction du futur. Ils se sont retranchés dans un univers clos dépourvu de projets à long terme et pétri de fatalisme, ce qui leur permet à peine de survivre alors qu'aucune lumière d'espoir ne brille à l'horizon.
L'analyse sévère de la société dakaroise proposée par l'auteure n'a pas pour but de sceller l'avenir de ses compatriotes dans les bas-fonds de la misère mais bien plutôt de regarder la réalité en face et de mettre le doigt sur les habitudes et les principes de fonctionnement de la société qui freinent l'évolution du pays. Pour sortir du cercle vicieux qui précipite la population vers les affres de la paupérisation, il faut prendre les mesures qui s'imposent, à commencer, suggère l'auteure, par la reconnaissance du rôle important joué par les femmes dans la société sénégalaise. Il faut retrouver la valeur du travail, de la solidarité et de l'engagement. « On a vraiment l'impression que plus rien n'est vraiment sacré dans ce pays » (p.56), affirme-t-elle, et il s'agit de remettre à l'honneur les valeurs qui comptent vraiment pour l'avenir d'un peuple : l'éducation des enfants qui devrait être la priorité de tous les parents conscients du contrat de confiance et de présence qui les lie à leurs enfants pour la vie (p.56) ; la fin des prébendes, l'égalité des chances et l'embauche au mérite car « rien n'est perdu si nous cessons de compter sur les doigts les valeureux grands-pères que notre gargarisme familial multiplie à l'infini. A défaut d'avoir des enfants dont les valeurs ne rament pas sur un nombre incalculable d'années, oublions nos généalogies guerrières que rien ne prouve. Casté, pas casté, petit-fils de tel Damel ou descendant de tel Brak, y'a plus match ! Qu'ils reposent, eux, en paix et qu'on se mette, nous, au boulot » (p.40). Réaliste, l'auteure ajoute : « Oui, je sais, c'est moins évident que cela. On n'a pas toujours les moyens de ses ambitions, mais essayons au moins d'aller jusqu'au bout du possible pour éviter de charrier des aigreurs de traîne-savates pour le restant des jours » (p.40). « Il faut réécrire l'histoire », ajoute-t-elle, « cette romance mâle au goût de quinine où la guerre et la mort apparaissent comme le moteur du monde » (p.69). Moi, conclut-elle, « je fais partie de celles qui croient que le futur n'est jamais donné mais qu'il est à inventer » (p.70).
Motus et bouche ... décousue est un ouvrage décapant qui séduit par sa pertinence, son style provocateur, sa lucidité et la franchise de son auteure. En 2006, cette dernière affirmait dans une interview : « C'est à nous, les femmes, de nous battre, de prendre la place qui est la nôtre et de ne pas jouer à la poupée quand on a envie d'être respectée par rapport à son talent ou à ses compétences. »[1] L'ouvrage qu'elle nous propose appartient à ce combat et à celui d'innombrables Sénégalaises hors du commun qui, comme elle, sont bien décidées à changer Dakar et le monde.
Jean-Marie Volet
Note
1. Abdou Karim Ndiaye Diop. « Jacqueline Fatima Bocoum, Journaliste : Je rêve de refaire la télé... ». "Le Quotidien", 26 Janvier 2006 - "Seneweb.com". Interview. [https://www.seneweb.com/news/article/290.php - Consulté le 29 décembre 2009].
Editor ([email protected])
The University of Western Australia/School of Humanities
Created: 01-January-2010.
https://aflit.arts.uwa.edu.au/reviewfr_bocoum10.html