A (RE)LIRE "Collier de cheville", un roman d'Adja Ndeye Boury NDIAYE Dakar: Les Nouvelles Editions Africaines, 1983. (160p.). ISBN: 2-7236-0884-0.
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Collier de cheville de l'écrivaine Sénégalaise Adja Ndeye Boury Ndiaye retrace la vie d'une famille lébou traversant la première moitié du 20e siècle sous la houlette de Tante Lika. Les réminiscences de l'auteure permettent de découvrir non seulement les joies et les peines de personnages aux prises avec les difficultés de la vie quotidienne, mais aussi le vieux Dakar, ses us et coutumes et un décor qui fourmille de détails sur la vie journalière d'autrefois, la nourriture, la mode.
L'importance donnée à l'habillement des personnages est, par exemple, un détail qui frappe dès les premières pages du roman. Les Sénégalaises sont célèbres pour leur élégance, héritée des Signares qui vivaient sur la Petite Côte, à Gorée ou à Saint Louis aux 18e et 19e siècles. En digne héritière de ces femmes au goût raffiné, Adja Ndeye Boury Ndiaye ne perd jamais une occasion de décrire le costume des gens qui évoluent dans ses souvenirs. Le portrait de Tante Lika, par exemple, se résume à deux ou trois lignes: elle est petite, les yeux étirés et les cheveux tressés. La description de son habillement, au contraire, s'étend sur deux pages et donne lieu à force détails qui nous apprennent tout sur ses boubous, ses camisoles, ses mouchoirs de tête, ses pagnes, ses bracelets, ses bijoux, ses petits samars, ses pantoufles et son inséparable cure-dents. (pp.17-18) Aucun détail ne nous est épargné et d'autres précisions viennent compléter ce premier tableau au fil des pages car, pour ce personnage comme pour l'auteur l'esthétique vestimentaire est étroitement liée aux conventions qui réglementent les relations sociales et les événements marquants de la vie familiale. Les jeunes gens qui courtisent Rokhaya, la participation de la famille à la fête Saint-Charles à Gorée, le mariage de Léna, l'arrivée du bébé de Fatou, tout est occasion de parler habillement. Aux yeux de la narratrice, l'habit fait bel et bien le moine.
La nourriture est un autre élément important. Traditionnellement, les Lébous étaient pêcheurs, et bien que bon nombre d'hommes de cette ethnie aient abandonné leur activité ancestrale pour devenir commis dans l'administration ou soldats dans l'armée coloniale, des liens étroits ont été maintenus avec les traditions et les enfants continuent à récolter des fruits de mer le long des côtes afin d'améliorer leur ordinaire qui se résume au plat de riz au poisson quotidien, à quelques beignets et aux fruits maraudés ici et là. Lorsque Tante Lika s'installe dans la maison familiale au début des années 1930, les filets et les pagaies ont disparu et ce sont les marteaux et les ciseaux de son mari Pa Driss un menuisier qui les remplacent. La vieille demeure de pêcheurs s'adapte aux besoins de ceux qui l'occupent mais lors des grandes occasions la tradition lébou reprend tous ses droits et une chaîne de solidarité, de tractations, d'offres de cadeaux et d'argent réglée par les femmes, permet d'accueillir et de nourrir une foule impressionnante de parents, d'amis et de voisins qui envahissent la concession. Quelques pages décrivant la montagne de victuailles et de boissons préparées à l'occasion du mariage de Léa évoquent ces moments forts où se mêlent une surabondance de sons, d'odeurs, de saveur et de chaleur humaine: « Quel spectacle! Ça sentait le gingembre, les beignets, les "goongos", l'encens, le hénné et même le "keteraan" [...] Deux énormes chaudrons dont les écumoires mesuraient un mètre cinquante furent posés chacun sur trois grosses pierres, chevauchant deux feux de bois. Deux équipes de cuisinières avaient été requises... ». (pp. 86 et 89)
Précieux pour les détails qu'il nous fournit sur la mode et la cuisine sénégalaise de jadis, Collier de cheville évoque aussi les rues empoussiérées du vieux Dakar et cela renforce l'impression que le livre n'est pas une œuvre de fiction mais un ouvrage solidement ancré dans la réalité. La ville dont nous parle la narratrice n'est pas un point sur une carte mais des bâtiments, une histoire et un entrecroisement de chemins qui n'ont aucun secret pour elle. Exemple: « Une fois dehors, sur le trottoir, Lika s'orientait selon son inspiration du jour. Ça pouvait être du côté des quartiers Hock et Guy Mariama où se trouve, dit-on l'emplacement d'un très vieux cimetière. Trottant donc jusqu'à l'angle de rencontre du boulevard de la République avec la rue Victor Hugo, elle s'arrêtait, souriait en observant à sa droite tout un pâté de maisonnettes endormies faisant face à l'avenue Maginot. [...] C'était de là que venaient assez souvent, certaines après-midi, et du soir à l'aube, ces airs pleins d'allégresse, les assicos de la nuit. Ces chants accompagnés de tambours et de keseng-keseng que le vent vous amenait jusque sur votre lit [...] Des fois, changeant volontairement d'itinéraire, Lika allait humer du côté opposé, c'est-à-dire vers les fleurs, le gazon et la rosée du jardin du "Grand Conseil". Elle en faisait le tour, s'arrêtant du côté de l'avenue Roume pour jeter de ce trottoir là, et à travers les grilles de la clôture, un petit coup d'œil sur la statue de "Monsieur" Faidherbe, toujours debout sur son piédestal. » (pp.33-34)
Dans le même ordre d'idées, les personnages donnent aussi l'impression que cette saga familiale n'a rien d'imaginaire. Tante Lika et sa famille ne sont pas au service d'une intrigue compliquée. Chacun semble être là pour témoigner tout simplement de la vie d'une famille ordinaire de jadis, comme si la narratrice n'avait d'autre dessein que d'évoquer une époque pas si lointaine où « les voisins étaient considérés comme des parents ». « Quand ça n'allait pas, ajoute-t-elle, ils étaient toujours les premiers à courir vous porter secours. Toutes vos joies étaient les leurs, vos peines aussi, et vice versa. Vos enfants étaient les leurs; les leurs, les vôtres. » (p.21). Le texte n'en est pas pour autant nostalgique. Il se contente de faire revivre un monde où règne « une collaboration franche, agréable, garantissant une assistance constante et mutuelle, morale ou matérielle, touchante dans sa spontanéité, admirable dans son efficacité » (p.21).
La vie de Tante Lika est donc dominée par une sollicitude attentive aux besoins de sa famille, une famille qui inclut non seulement ses propres enfants mais aussi les neveux qu'on lui confie et, d'une manière générale, tous ceux qui se trouvent sous son toit, y compris ses belles-filles lorsque les garçons se marient. A ses yeux, que les gens qui évoluent autour d'elle soient liés par l'amitié, la Teranga ou des liens familiaux, ils partagent tous la même vision du monde et doivent vivre en harmonie sous le même toit. Toutefois, certains des acteurs de cette vie communautaire à l'ancienne sont appelés à y mettre davantage du leur que d'autres, et la manière de penser de Pa Driss met en lumière certains aspects de la tradition que l'époque actuelle a abandonnés sans perte ni regret. Les pivilèges de tous ordres accordés aux garçons par rapport aux filles, du jour où ils sont nés, comptent certainement parmi les plus frappants.
Alors que c'est avec une nostalgie béate que le lecteur s'installe au sein de cette grande famille vivant fraternellement sous le toit ancestral, il perd vite son sourire lorsqu'il se rend compte du caractère injuste des coutumes si défavorables aux filles qui permettent une telle cohabitation: « Dès le sevrage, le petit garçon est privilégié par rapport à la fille », affirme la narratrice avant d'ajouter, comme si le traitement de faveur accordé aux petits hommes étaient parfaitement justifié, « on lui donnera plus tôt une nourriture consistante et diversifiée. Il doit devenir plus fort physiquement, et plus intelligent que sa future compagne sur laquelle il exercera mieux sa suprématie ». (p.27) Et cette approche inégalitaire continue tout au long de l'existence des habitants de la concession: quand Rokhaya et ses frères se partagent les bénéfices des fruits de mer qu'ils ont récolté et vendu sur la plage, « la recette est partagée tout de suite, mais jamais à portions égales. Les trois garçons en gardaient plus pour eux, la part du lion, sûrement! La grande Rokhaya ne faisait pas d'histoires pour cela, même quand elle avait participé équitablement à la récolte » (p.40). De même, quand le frère de Rokhaya devenu un jeune homme arrive à la maison à l'improviste avec une demi-douzaine de copains et dit le plus naturellement du monde: « Nous sommes sept. Il nous faudrait un bon plat de riz bien garni... Le plus tôt sera le mieux car nous avons le ventre creux » (p.81), Tante Lika lève les bras au ciel mais s'exécute avec empressement, prélève du repas familial la part réservée à Pa Driss et à ses apprentis et elle donne tout le reste aux jeunes gens. Quant aux filles, elles doivent se contenter d'un peu de riz au lait cuit à la va-vite.
Le paradoxe du dynamisme et de l'inépuisable énergie de femmes soumises à des restrictions alimentaires tyranniques et à une répartition inégale des devoirs et des obligations, n'effleure ni Tante Lika, ni son entourage. Reste que certains partis pris de Pa Driss montrent qu'il n'est pas dupe et sait très bien que ces inégalités jouent en sa faveur. Sa décision d'interdire aux filles de la concession de poursuivre leur scolarisation au-delà de l'école primaire en dit long: « Il ne faut point leur donner des ailes, elles s'en serviraient! » affirme-t-il. De même sa décision de « donner » Rokhaya comme troisième épouse à un vague neveu, sans demander son avis à l'intéressée, souligne les abus commis au nom d'un pouvoir arbitraire et absolu. Pa Driss n'a aucune objection à ce qu'un jeune homme devienne maître d'école ou médecin mais il reste convaincu que le rôle de la femme, de toutes les femmes, c'est d'être au service d'un bon Musulman. (p.131)
Tante Lika partage-t-elle la manière de voir les choses de son mari ? Sans aucun doute. Mais contrairement à lui, elle a dû apprendre, depuis son plus jeune âge, à vivre dans un univers pétri d'injustices à l'égard des filles. Elle a appris non seulement à survivre mais aussi à prospérer en dépit de la politique de discrimination pratiquée autour d'elle. Elle s'est habituée à tempérer l'obéissance inconditionnelle que l'on attend d'elle par sa résilience et sa faculté de choisir les combats qui méritent d'être menés pour assurer sa survie, sa réputation et l'espace de liberté personnelle qu'elle entend se ménager vis-à-vis de Pa Driss: elle refuse par exemple d'obtempérer lorsqu'il lui demande de se séparer des photos de ses parents accrochées aux murs de sa chambre à coucher et elle va jusqu'à se quereller avec lui lorsqu'il l'accuse d'avoir souillé l'honneur de la famille et dépassé les bornes en entrant dans une église catholique pour assister à une messe de requiem dédiée à un jeune tirailleur disparu. Toutefois, dans le monde qu'elle connaît, la scolarisation des filles de la famille est loin d'être une priorité car fournir une bonne éducation aux jeunes filles signifie surtout former leur caractère, les habituer aux tâches ménagères et leur enseigner les compétences qui leur permettront non seulement de trouver leurs marques dans l'environnement difficile qui les attend mais aussi de se sortir des situations difficiles qu'elles ne manqueront pas de devoir affronter. Savoir transformer une défaite en victoire fait aussi partie de cette éducation et il n'est pas surprenant d'apprendre que Rokhaya, mariée contre son gré, divorce l'année suivante et finit par épouser un des prétendants qui avaient été évincés par Pa Driss l'année précédente. Filles ou épouses, les femmes ne peuvent pas dire « non » à l'homme qui les domine mais comme le montrent Rokhaya et sa Tante Lika, c'est bel et bien elles qui ont le dernier mot.
Collier de cheville ne s'appuie pas sur une intrigue aux nombreux rebondissements. Il s'agit plutôt d'une chronique, d'un album de souvenirs évoquant une femme de jadis, sa famille et la vie quotidienne dont la monotonie n'est interrompue que par les voyageurs qu'il faut nourrir et héberger, les voisins qu'il faut aider, les fêtes religieuses qu'il faut célébrer, les enfants qu'il faut marier et les morts qu'il faut enterrer. Avec Collier de cheville Adja Ndeye Boury Ndiaye ne nous invite pas à lire une histoire mais à laisser gambader notre imagination vers une ville, des valeurs et des traditions qui disparaissent petit à petit tout en restant des éléments essentiels de la psyché sénégalaise d'aujourd'hui.
Jean-Marie Volet
Editor ([email protected])
The University of Western Australia/School of Humanities
Created: 28-April-2010.
https://aflit.arts.uwa.edu.au/reviewfr_bouryndiaye10.html