A (RE)LIRE "Riwan ou le chemin de sable", un roman de KEN BUGUL Paris: Présence Africaine, 1999, (232p.). ISBN 2-7087-0691-8.
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Pour quelle raison Riwan ou le chemin de sable de Ken Bugul a-t-il reçu le Grand prix littéraire de l'Afrique noire en l'an 2000 ? Pour la vaillante défense de la tradition que propose l'auteure ? Pour son apologie de la polygamie ? Ou bien son succès est-il plutôt dû au fait que la fin du roman semble suggérer, l'air de rien, que certaines valeurs traditionnelles évoluent et permettent à chacun de « mieux s'ouvrir à la modernité » (p.113)? Ce qui est certain, c'est qu'il est possible d'interpréter de diverses manières les contradictions de ce roman d'inspiration autobiographique qu'un critique qualifiait assez judicieusement de « déroutant »[1].
L'héroïne du roman qui en est aussi la narratrice est âgée d'une trentaine d'années. Elle est de retour au Sénégal après un long séjour loin des siens, désorientée et malheureuse. « Comme je regrettais d'avoir voulu être autre chose, d'avoir joué le numéro de la femme émancipée, d'avoir raté une vie » (p.113), affirme-t-elle alors qu'elle retrouve son pays d'origine. Certes, elle ne regrette ni le caviar servi lors du mariage de son ami Sébastien en Pologne, ni la vodka-bison, ni les heures passées en compagnie du jovial Rolefe, mais l'impossibilité de partager ces moments de bonheur avec sa famille semble leur enlever toute pertinence. Comment apprécier le souvenir de choses si étrangères aux préoccupations de ses frères et sœurs qui foulent inlassablement le même chemin de sable ? Cela n'est pas possible et « voilà pourquoi », affirme la narratrice, « mon bonheur était si triste, à mi-chemin entre la farce et la tragédie » (p.115).
Lorsqu'elle arrive dans son village, ses pas la conduisent vers la résidence du vénérable Serigne de Daroulère et ses rencontres de plus en plus rapprochées avec ce grand homme lui permettent de mieux comprendre qui elle est, ou plus exactement, de mettre le doigt sur ce qui l'a éloignée de ses origines sénégalaises : « En ces premières années d'indépendance, je ne songeais qu'à mon émancipation. Je voulais être une femme bardée de diplômes qui épouserait un homme bardé de diplômes de l'école occidentale. Mon éducation me poussait vers ces rêves-là. A l'école, on m'avait appris à considérer les hommes de mon village comme des sauvages, des gens qui ne connaissaient pas les bonnes manières, faisaient l'amour avec brutalité, ne respectaient pas la femme... » (p.39)
Le Serigne de Daroulère s'avère être le contraire de l'image proposée à leurs élèves par les enseignants des écoles fréquentées par la narratrice: il est plein d'attention et de sollicitude, tolérant, et, malgré son âge, ouvert au monde. Pour lui « le plus important n'est pas la connaissance mais le discernement dans l'acte de connaissance » (p.176). Et bien loin de rejeter le passé de la narratrice avec mépris, il prend plaisir à lui poser des questions, à essayer de mieux comprendre la quête identitaire de son interlocutrice. En fin de compte, il lui propose de l'épouser et lui offre ainsi la possibilité d'exorciser un passé douloureux, de renouer avec ses origines et de savourer un sentiment d'appartenance.
Comment ce mariage a-t-il été vécu par les vingt-sept épouses entourant déjà le saint homme ? La question effleure certainement le lecteur ordinaire, mais pour la narratrice, la question ne se pose pas car, dit-elle, la manière de réagir des uns et des autres dépend des valeurs que chacun a héritées de son éducation. Pour une Sénégalaise élevée « dans une société régie par des dogmes, des règles, des rites institutionnalisés » (p.43) la règle est de se plier sans amertume aux choix de ses parents et de son conjoint. C'est un honneur que d'épouser un grand Serigne et chacune de ses épouses doit accepter sans récrimination sa condition de co-épouse. Le mariage n'est pas affaire de sentiments mais de cohésion sociale, d'où l'attitude soumise des femmes du Serigne de Daroulère et la nécessité impérative de taire leurs sentiments, quels qu'ils soient, au nom du devoir et de la bienséance.
Dès lors, rien de moins qu'un acquiescement muet assorti d'une obéissance absolue au patriarche est attendu des jeunes filles qui sont données en mariage, pour le meilleur et souvent pour le pire, à des hommes qu'elles n'ont pas choisis mais qu'elles sont tenues de servir avec dévouement. Certaines, comme Nabou Samb, ont la chance d'épouser un homme riche et aimant et elles finissent par tirer profit de l'opulence de leur mari ; mais d'autres, comme Rama, n'ont pas cette chance et elles sont condamnées à épouser un homme qui a trois fois leur âge. Toutefois, affirme la narratrice, les intéressées se font à cet état de chose car le tissu social auquel elles appartiennent leur offre aussi la force de transcender leurs sentiments et leurs propres désirs et de s'épanouir dans la soumission et le partage. Comme le recommande la mère de Rama à sa fille au moment de quitter cette dernière : « N'oublie pas que tu es la propriété d'un saint. Sois correcte avec les autres épouses du Serigne. Montre que tu as reçu une bonne éducation. Sois une femme soumise. Plie-toi à la volonté de ton mari... C'est ainsi que tu auras la Baraka, ce sera ton droit d'entrée au Paradis » (pp.56-57).
A l'inverse, affirme la narratrice, la femme occidentale moderne est victime « d'une conception capitaliste, décadente, de la relation et du sentiment » (p.190). Elle a perdu ses repères, elle est possessive, jalouse, déprimée et elle court sans cesse après l'espoir illusoire d'avoir « son type pour elle toute seule ». Comme le montre Rangira Béa Gallimore dans sa critique de Riwan ou le chemin de sable, le portrait stéréotypé de la femme moderne proposé par Ken Bugul et le positionnement supérieur de la narratrice par rapport à ses co-épouses limitent la portée des thèses qu'elle entend défendre. « Le roman est construit sur de fausses prémisses et ses conclusions sont problématiques » affirme Gallimore qui conclut : « Au début, on peut croire que Ken Bugul propose un nouveau discours sur la femme africaine, mais au fur et à mesure qu'on avance dans la lecture du roman, l'auteur reproduit les catégories oppositionnelles d'un discours universaliste qu'elle avait au départ entrepris de démanteler »[2].
Dans ces conditions, vaut-il vraiment la peine de s'intéresser à cet ouvrage ? Je pense que oui, car au-delà des clichés et des dichotomies, il raconte une histoire tout à la fois commune et singulière, celle d'une jeune femme meurtrie et marginalisée qui, comme le dit Gallimore, retrouve son équilibre en remettant sa destinée entre les mains d'un homme qui lui sert de père spirituel, de mari et de compagnon intellectuel. Ce cheminement, bien que solidement ancré dans un univers africain, s'apparente à une recherche de soi partagée par tous ceux qui, en Afrique comme ailleurs, cherchent le bonheur et le réconfort dans une relation privilégiée avec un maître à penser. De plus, le mariage de la narratrice, bien qu'il soit polygame, n'a rien d'une union traditionnelle arrangée par la famille des époux et il ressemble étrangement au mariage « moderne » qui a pour but l'appétence de bien-être des individus plutôt que la solidification de liens interfamiliaux : la narratrice épouse le Serigne de Daroulère de sa propre initiative et en dépit de la réticence initiale de sa mère. Son mariage n'est pas le fruit de son abnégation mais la sanction d'une relation basée sur le plaisir partagé de deux personnes ayant pris le temps de se connaître avant de s'engager. Comme la « femme moderne » qu'elle caricature, la narratrice ressent son mariage comme une communion des âmes et des corps et non pas comme un simple pacte coutumier qui lui aurait été imposé par sa famille et la société. Un aveu surprenant du Serigne renforce d'ailleurs cette idée: « Si tu avais été la première femme que j'avais connue, je n'en aurais jamais épousé d'autres » (p.198) lui déclare-t-il. De tels propos sont en tous points contraires à ceux que devrait prononcer un Serigne dépositaire d'une autorité religieuse et coutumière qui puise son pouvoir dans la polygamie et la force de la tradition.
Cette allusion à la monogamie suggère que pour ce grand sage, la meilleure manière d'envisager l'avenir ne passe pas par une soumission aveugle aux us et coutumes hérités du passé. Toute la vie du Serigne a été consacrée au déchiffrement des préoccupations, des angoisses et des difficultés de ses disciples. Il essaie de comprendre le monde dans sa diversité et fait preuve d'une grande tolérance religieuse, pensant qu' « il y a autant de voies vers Dieu qu'il y a de créatures » (p.20). Sa sagesse, qui s'appuie sur une longue observation de ses contemporains, lui souffle que dans le domaine des relations entre hommes et femmes, l'heure est à un nouveau type d'engagement. Pour ses disciples et d'une manière générale pour toute la population de la région, son pouvoir est quasi divin et il garantit la pérennité des institutions. Mais pour le lecteur ayant pénétré dans sa concession à la suite de ses femmes et du flot de visiteurs venus lui demander conseil, il fait plutôt figure d'homme vénérable et bien enraciné dans la tradition, certes, mais aussi de quelqu'un qui se laisse interpeller par la modernité et les idées venues d'ailleurs.
Sa largeur d'esprit est toutefois mise à rude épreuve lorsque Rama, une de ses jeunes épouses, s'enfuit de la concession après avoir couché avec un autre homme. En vrai patriarche, le Serigne devrait rattraper la fugueuse et la punir de manière exemplaire afin de réaffirmer son pouvoir sur les jeunes générations. Il n'en fait rien. A l'annonce de la disparition de la jeune fille, il s'allonge, refuse de manger, ferme les yeux et attend que la mort le libère de son obligation de venger l'affront qui lui a été fait. Son entourage comprend-il son geste et son désarroi ? Ce n'est pas certain car la société a souvent du mal à suivre ses visionnaires sur le chemin du changement. Il n'en reste pas moins que le mariage d'amour de la narratrice, la fuite du domicile conjugal de Rama et la mort du Serigne résultent de décisions individuelles réfutant les prémisses d'une soumission absolue aux us et coutumes.
Pour Ken Bugul, le chemin de sable qui conduit la narratrice chez le Serigne de Daroulère symbolise la voie royale qui lui permet de renouer avec les valeurs d'antan. Pour ma part, je pense au contraire que plus la jeune femme reprend confiance en elle, plus elle s'éloigne des idéaux qu'elle entend défendre ; plus elle gagne en assurance, plus elle assume son rôle d'Africaine moderne. Les valeurs traditionnelles dont elle se veut la championne sont en contradiction flagrante avec la liberté d'action qu'elle s'arroge tout au long de la narration, une liberté qui s'accorde mal avec la soumission et l'oubli de soi exigés des femmes par la tradition. C'est dans cette antilogie que réside, à mon avis, tout l'intérêt d'un roman qui vaut certainement la peine d'être lu.
Jean-Marie Volet
Notes
1. Chez Gangoueus. https://gangoueus.blogspot.com/2008/03/ken-bugul-riwan-ou-le-chemin-de-sable.html [Consulté le 8 novembre 2009].
2. Rangira Béa Gallimore. "Le jeu de décentrement et la problématique de l'Universalité dans Riwan ou le chemin de sable", in "Emerging Perspectives on Ken Bugul : From Alternative Choices to Oppositional Practices". (Azodo and de Larquier, eds.). Trenton/Asmara: Africa World Press, 2009, p.203. [183-204]. ISBN: 1-59221-672-2.
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The University of Western Australia/School of Humanities
Created: 16-November-2009.
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