A (RE)LIRE "Ségou. Les murailles de terre", un roman de Maryse CONDE Paris: Robert Laffont, 1984, (487 p.). ISBN: 222101197X.
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Vingt-cinq ans après sa sortie de presse, la célèbre saga africaine de Maryse Condé n'a pas pris une ride. L'action se déroule à Ségou, un petit royaume situé entre Bamako et Tombouctou au cœur du Mali actuel. Nous sommes vers la fin du 18e siècle et au début du 19e. L'économie du pays est florissante, le roi et ses conseillers sont devenus riches et puissants mais de nombreuses menaces planent sur l'avenir du pays : la progression rapide de l'Islam, les guerres « saintes » du féroce El-Hadj Omar et le dérèglement du marché des esclaves sont autant d'éléments qui mettent en péril l'équilibre de la région. La destinée du noble Dousika Traoré et l'existence mouvementée de ses fils Tièkoro, Naba, Siga et Malobali permettent de vivre comme si on y était cette période charnière de l'histoire du royaume.
La vie de la famille de Dousika est pleine de rebondissements mais ce qui en fait l'originalité, c'est de proposer un regard sur le monde ayant pour origine la petite ville de Ségou. Ni le concept de continent africain, ni les relations hégémoniques imposées par l'Europe ultérieurement, ni la lointaine Amérique du Nord ne font partie de l'horizon de Dousika et les grands thèmes qui ont de tout temps dominé l'existence des Bambaras la vie, la mort, la transcendance de la conscience et de la pensée... sont évoqués dans le contexte d'une cosmogonie propre à une tradition ancestrale qui ne doit rien à notre univers cartésien. Pour Dousika, l'influence de ses ancêtres, ses croyances animistes et le bon vouloir de son roi déterminent sa destinée et celle de sa famille. Toutefois, si Ségou est solidement enracinée, elle n'en demeure pas moins une ville ouverte aux influences extérieures.
La conversion à l'Islam de Tièkoro, l'aîné de la famille, met par exemple en lumière les signes avant-coureurs du cataclysme que va provoquer l'irruption de la religion « apportée par les caravanes des Arabes comme une marchandise exotique » (p.29). Tièkoro découvre les Saintes Ecritures vers l'âge de quinze ans, alors qu'il entre dans la petite mosquée d'El-Hadj Ibrahima par simple curiosité. Cette visite anodine qui sera suivie de plusieurs autres, marque le début d'une vie consacrée à la prière et à l'étude des textes saints. L'attrait de Tièkoro pour l'Islam, affirme la narratrice, convient à son tempérament et à l'exécration qu'il voue aux sacrifices sanglants qui accompagnent les offrandes faites aux dieux. Mais sa conversion n'est pas du goût de sa famille et elle s'accompagne de sentiments ambigus du jeune homme à l'endroit de son père et de ses contemporains. Dès lors, tiraillé entre les attentes contradictoires de son milieu et de sa religion, Tièkoro a peine à réconcilier les exigences du cœur et de l'esprit. De plus, son séjour à Tombouctou chez El-Hadj Baba Abou l'amène à découvrir un monde dominé par le racisme, les injustices, l'intolérance et les querelles intestines. Bien décidé à rester fidèle à ses principes, il rentre chez lui et ouvre une petite école coranique. Toutefois, comme son père injustement accusé de comploter contre le roi et écarté du pouvoir, Tièkoro, qui a consacré sa vie au service de l'Islam, est accusé de collaboration avec les infidèles par El-Hadj Omar. Comble d'ironie, il est alors arrêté et condamné à mort par le roi de Ségou pour complicité avec l'homme qui vient de le prendre à partie et de le dénigrer.
La destinée de Naba, elle, évoque le thème de l'esclavage. Contrairement à son aîné Tièkoro, le jeune Naba aime la chasse et l'action. Il rêve de gloire mais il est capturé par un petit groupe de mercenaires lors d'une expédition en brousse. Il est alors fait prisonnier et vendu comme esclave. Cet asservissement est terrible pour le jeune noble habitué aux privilèges dus à son rang et à son sexe. Au terme d'un périple harassant, Naba se retrouve à Gorée puis au Brésil où il trouve la mort. L'évolution psychologique de l'adolescent devenu un homme plein de compassion est fascinante et un certain nombre de détails en apparence anodins attirent l'attention: les mercenaires qui capturent Naba et qui le vendent comme esclave sont africains et c'est une Signare de Gorée qui achète le jeune homme pour qui « l'Amérique » ne signifie pas l'Amérique du nord mais le Brésil. Seule l'auteure pourrait dire si ces choix sont délibérés [1] mais pour le lecteur, ils renforcent l'impression que Ségou est résolument « ségocentrique », c'est-à-dire que le Ségou de Ségou se situe au centre du monde; que le roman évoque les grands thèmes de l'Histoire du point de vue d'un Bambara ayant des points de repères différents des nôtres. Pour Dousika et ses pairs, Paris, Londres et New York n'existent pas; dans le même ordre d'idées, l'esclavage n'est pas une industrie importée mais un état de dépendance de certains individus qui fait partie de la société bambara depuis la nuit des temps. Chaque conflit assure aux vainqueurs les esclaves qui sont chargés des basses besognes, qui font des enfants, cultivent les champs, renforcent les rangs de l'armée et d'une manière générale assurent la puissance des familles dirigeantes et du royaume.
Siga le troisième fils de Dousika est, par exemple, né de la relation de son père avec une esclave d'origine peule. Reconnu par Dousika comme un fils légitime de la famille, son statut reste cependant légèrement inférieur à celui de Tièkoro. Lors du départ de ce dernier pour Tombouctou, il l'accompagne mais comme il n'a pas l'intention de se convertir à l'Islam, El-Hadj Baba Abou refuse de l'accueillir chez lui et les deux frères doivent se séparer. Siga se retrouvant seul et sans ressource décide de parer au plus pressé et, oubliant ses origines, il se coupe les cheveux, achète de nouveaux vêtements, prend le nom d'Ahmed et trouve un emploi d'ânier. Un Bambara de noble origine ne travaille pas mais la fin justifie les moyens et Siga ne tarde pas à attirer l'attention de son employeur dont il devient l'homme de confiance, puis le représentant à Fès, au Maroc. Le travail de négociant de Siga est intéressant, la ville où il arrive, superbe, mais le racisme à l'égard des Noirs est terrible et les relations entre les différents groupes ethniques qui se côtoient, exécrables. « A Fès » dit la narratrice « il avait découvert la férocité des divisions sociales. Certes, à Ségou, il y avait des nobles, des artisans et des esclaves. Chacun se mariait à l'intérieur de sa caste. Pourtant, lui semblait-il, il n'y avait pas de mépris de l'une à l'autre... Fès était un conglomérat de groupes sociaux antagonistes, s'excluant mutuellement du pouvoir... Parce qu'il était noir, il était automatiquement méprisé, assimilé aux contingents d'esclaves grâce auxquels un siècle plus tôt le sultan Moulaye Ismaïl avait tenu à sa merci les Arabes, Berbères Turcs et Chrétiens. » (p.181). Mais Fès est aussi la ville où Siga tombe amoureux d'une jeune Marocaine avec qui il s'enfuit avant de rentrer à Ségou au terme d'une très longue absence. Malheureusement pour lui, son intention d'y poursuivre ses activités commerciales n'est pas avalisée par sa famille qui considère encore que devenir un homme d'affaires ne sied pas à un Bambara de noble origine. Certes la mère de Siga était une esclave mais le fils appartient à son père et un héritier du grand Dousika Traoré ne peut pas devenir un vulgaire marchand de lacets.
Savoir se soumettre aux décisions du conseil de famille fait partie des devoirs de chacun, aussi Siga s'y plie-t-il de plus ou moins bonne grâce. Les exigences des anciens sont parfois dures à avaler, et pour certains jeunes, elles entraînent des représailles. Par exemple, la décision de Tièkoro d'envoyer son jeune frère Malobali dans une école coranique à Djenné alors que le jeune homme n'a aucune intention de se convertir à l'Islam provoque une vive réaction de la part de l'adolescent, mais son refus d'obtempérer est tourné en dérision par son tuteur qui lui rétorque: « Tu ne veux pas, tu ne veux pas ! Depuis quand une vermine de ton espèce ose parler ainsi ? Tu partiras et bientôt. » (p.166) Cette intransigeance laisse peu de marge de manœuvre à Malobali qui décide alors de s'enfuir de chez lui pour échapper à la tyrannie de son aîné. Comme ses frères avant lui, il découvre rapidement que son nom n'est plus d'un grand secours lorsque les murs protégeant Ségou disparaissent à l'horizon. Il doit trouver un moyen de survivre et il s'engage alors comme mercenaire au service de la puissante armée Ashanty. S'en suit une vie dominée par le viol, les rapines et la destruction de villages résistant aux ambitions hégémoniques de l'Asantéhéné. Lassé de cette vie mortifère et misérable, il décide de déserter et arrive à Porto Novo où il trouve refuge chez un prêtre européen qui lui donne le nom de Samuel et lui enseigne sa langue et sa religion. C'est au cours d'un voyage à Ouidia en compagnie de son mentor que Malaboni alias Samuel rencontre Romana qu'il épouse et avec qui il se lance dans un commerce florissant d'huile de palme qui fait la fortune du couple. Toutefois, si la réussite de la famille est parfaite sur le plan financier, la mésentente des époux est complète car Romana, qui est une fervente catholique, refuse d'accepter les maîtresses de son mari et s'oppose tout aussi vigoureusement au retour de la famille à Ségou. D'où la décision de Malobali de quitter sa femme incognito et de rentrer seul au pays. Malheureusement pour lui, lorsqu'il arrive à Abomey, il est pris pour un espion et jeté en prison. Lorsque Romana, avertie du sort de son mari, réussit enfin à le sortir de son cachot, il est à l'article de la mort et ne tarde pas à passer de vie à trépas.
La mort des fils de Dousika ne signifie pas pour autant la fin de la dynastie des Traoré car les générations se suivent, les jeunes devenus vieux reprennent le flambeau des mains de leurs devanciers: de nouveaux enfants viennent au monde, certains grandissent dans l'enceinte de la ville, d'autres reviennent au bercail et d'autres encore partent à la découverte d'univers différents, tel le fils de Romana, Eucaristus, qui arrive à Londres en 1840 pour y étudier la théologie et en profite pour observer les choses sous un angle nouveau. « D'Afrique, Eucaristus n'avait aucun moyen de comprendre le monde » dit la narratrice. « Il se doutait vaguement qu'il était composé de pays avec des gouvernements, des politiques et des ambitions qui dégénéraient en guerres et déterminaient des alliances. En arrivant à Londres à la fin de l'hiver 1840, il le découvrit dans sa complexité » (p.397). Quant à Ollubunmi, un jeune homme qui rêve d'aventures et de gloire, il décide, comme Séga avant lui, de se faire soldat. El-Hadj Omar est à la porte, talonné par les Européens qui se préparent à envahir l'ensemble du continent y compris Ségou afin d'y imposer leur loi , c'est-à-dire de les contraindre à fournir le cacao, le coton, l'huile de palme et les innombrables produits nécessaires aux nouvelles machines du Nord affamées de matières premières. Un nouveau chapitre de l'histoire de Ségou est sur le point de s'ouvrir mais comme au cours des générations précédentes, Ségou est prête à faire face à l'ennemi multicéphale qui renait sans cesse de ses cendres. La guerre embrase le ciel une fois de plus, les acteurs ont changé mais l'Histoire continue.
Dans un compte rendu de lecture de Ségou publié en 1984, le critique Guy Ossito Midiohouan suggère que « les personnages [du roman] ne sont que les jouets et les victimes de la fatalité qui oriente le cours d'une tragédie souvent insoupçonnée et dont nul n'est en mesure de saisir les ressorts » [2]. Ma lecture du roman est différente car il me semble au contraire que les descendants de Dousika ne sont pas emportés par un déterminisme qui leur échappe. Ils restent en contrôle de leur vie, même si les circonstances déterminent en partie le chemin qu'ils choisissent d'emprunter. A aucun moment, la noble famille de Dousika, qui connaît les pires revers de fortune, ne semble en passe de s'écrouler. Au contraire, tous les personnages forment un ensemble familial à la fois rigide et dynamique capable de surmonter tous les revers et d'assurer d'une manière ou d'une autre la pérennité du clan. Chaque génération doit réconcilier l'héritage ancestral avec les exigences du présent et les promesses du futur. Le roman tout entier montre que si le monde de Dousika est appelé à changer, à plier et même à accepter le joug de l'Islam et de la colonisation, il est loin d'être voué à disparaître.
Cette résilience, Ségou la doit à ses fils mais aussi à ses filles même si l'ouvrage à l'instar de la société ségovienne n'accorde qu'un espace relativement limité aux femmes qui restent souvent en retrait par rapport aux hommes. Mais, comme le souligne le critique susmentionné avec raison, « si les grandes figures qui se dégagent de ce récit foisonnant et dense sont des hommes, les femmes n'en retiennent pas moins l'attention de Maryse Condé. Leurs statuts, leurs conditions de vie, leurs passions et leurs déboires fournissent les sujets des plus belles pages du roman » [3].
Oui, vingt cinq ans après sa sortie de presse Ségou reste un roman exceptionnel et la conclusion de Midiohouan n'a rien perdu de son actualité: « Le lecteur sera impressionné par la grande maîtrise de la romancière, la finesse de son observation, l'ampleur et la richesse de sa documentation exploitée d'une manière si habile et en même temps si naturelle que partout elle semble évoluer dans un monde familier et pourtant complexe, nous y introduit en profondeur, avec presque toujours l'illusion d'une totale sympathie où réside le charme de la narration marquée par une forte fascination et une amertume contenue. L'œuvre réclame à tout instant du lecteur un investissement intégral de soi. Elle vous prend et vous remue sans cesse et la tête et le cœur et le corps. On en sort ravi et admiratif. Ségou est un grand roman et son auteur un écrivain parvenu à maturité. » [4].
Jean-Marie Volet
Notes
1. L'ouvrage « Conversations avec Maryse Condé » de Françoise Pfaff (Lincoln: University of Nebraska Press, 1996) ne le précise pas. (Une version antérieure de ces entretiens a été publiée en français en 1993, chez Karthala, sous le titre « Entretiens avec Maryse Condé »).
2. Guy Ossito Midiohouan. "Livres lus" in "Peuples Noirs Peuples Africains" no 40, 1984, p.83.
3. ibid, pp.83-84.
4. ibid, p.84.
Editor ([email protected])
The University of Western Australia/School of Humanities
Created: 1-March-2010.
https://aflit.arts.uwa.edu.au/revieweng_conde10.html