A (RE)LIRE "La petite fille des eaux", un roman de Florent COUAO-ZOTTI, Agnès ADJAHO, Gisèle HOUNTONDJI, Gniré DAFIA, Hodonou EGLOSSEH, Anita MARIANO, Mireille AHONDOUKPE, Venance MAHOUGNON SINSIN, Mahougnon KAKPO et Adélaïde FASSINOU Bertoua, Cameroun: Editions Ndzé, 2006. (96p.) ISBN: 978-2-9114-6412-6.
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Au début de 2001, la presse internationale se déchaîna lorsque que le bruit couru que plusieurs enfants béninois devaient être vendus en esclavage au Gabon. Suite au battage médiatique dont ce trafic fit l'objet, le navire qui emportait ces enfants fut contraint à faire demi-tour. Mais « quand l'Etireno accosta enfin au Bénin, le 17 avril à deux heures du matin, on débarqua vingt-trois enfants alors que les adultes qui les accompagnaient disparaissaient dans la nuit et que le battage médiatique tournait court: privés de corps flottants dans l'océan et d'enfants enchaînés à fond de cale, les journalistes repartirent en grommelant, persuadés d'avoir été dupes d'une campagne de propagande des Agences d'aide humanitaire. » [1]. Les dix écrivains et écrivaines de la région ayant collaboré à La petite fille des eaux s'inspirent de ce fait divers pour remonter aux sources d'un trafic innommable.
Ce roman court intéressera aussi bien les jeunes que les adultes. Il raconte l'histoire de Sité, une petite fille du Bénin qui vit dans un village éloigné de la capitale. Sa famille est très pauvre. La situation tourne au pire lorsque le père de Sité tombe malade et abandonne son activité de pécheur. La misère est à la porte du logis et une voisine ayant des relations en ville propose de trouver une famille d'accueil pour un des enfants. Sité se retrouve alors « petite bonne » chez Mà Sika, une maîtresse brutale qui la fait trimer du matin au soir et la bat pour un oui et pour un non.
Sita n'a pas dix ans, et à l'âge où d'autres petites filles découvrent la vie au sein d'une famille aimante, elle est abandonnée sans défense à la méchanceté d'une patronne sadique. Certes, ce n'est ni son placement dans une famille d'accueil ni le fait de la faire participer aux tâches ménagères depuis son plus jeune âge qui constitue un problème. Comme le souligne Camille Amouro dans la préface de l'ouvrage, dans maintes sociétés, cela fait partie des traditions et de l'éducation des enfants. « La question n'est donc pas celle de placer ou de ne pas placer les enfants, de les laisser travailler ou de ne pas laisser travailler les enfants. La question est celle du respect de la personne humaine, intégralement, quels que soient son âge, ses origines, son sexe. [...] Pour ma part, j'aurais été malheureux si mes parents m'avaient interdit de fabriquer des balais et d'autres objets artisanaux à vendre quand j'étais petit », ajoute Amouro (p.9). Le fait d'être placé dans une famille d'accueil et d'être obligé à participer aux tâches familiales n'empêchent pas un enfant d'avoir une enfance heureuse, de jouer avec ses camarades et de fréquenter l'école. Le problème se situe au niveau de la brutalité et de l'immoralité de certaines personnes qui maltraitent les enfants qui leur sont confiés, les font trimer comme des esclaves, les empêchent d'aller à l'école et profitent de manière éhontée de leur vulnérabilité.
La petite fille des eaux illustre ce point de vue. Les tourments infligés à Sita ne sont pas systémiques mais propres à des individus sans scrupule. Ils ne peuvent pas être imputés à son placement chez une riche citadine pour y travailler comme petite bonne mais à l'absence de sens moral d'individus qui, comme Mà Sika, abusent du système de façon indécente. Ce qui rend les méfaits de ces personnes particulièrement inquiétants, c'est que les responsables du martyre imposé à Sita sont souvent des gens très ordinaires qui abandonnent leurs principes et leur moralité lorsqu'ils entrevoient la possibilité de tirer profit d'une situation quelconque: la jeune femme qui ne sauve Sita de la fureur meurtrière de Mà Sika que pour la vendre à un trafiquant d'enfants, par exemple; ou le membre de l'équipage de l'Etireno qui moleste les jeunes filles embarquées sur le navire; ou encore tous les complices des rapts d'enfants qui se laissent corrompre par les trafiquants et assurent en toute connaissance de cause le recrutement, le transport et la vente de victimes bien incapables de se défendre [2].
Pour les auteurs du roman , il ne s'agit donc pas de dénoncer les traditions mais plutôt de recadrer le problème de la maltraitance des enfants dans le contexte des comportements pernicieux de certains individus; d'examiner les origines du phénomène, du bas vers haut, c'est-à-dire de l'environnement familial et socioculturel et ensuite seulement d'évoquer les principes généraux énoncés dans la Convention relative aux droits de l'enfant de 1989 adoptée par le Bénin, le Gabon et d'innombrables pays d'Afrique et d'ailleurs [3]. L'heure n'est plus aux tergiversations mais à l'action pratique, affirme Amouro: « le tapage creux [et] l'investissement d'énergie et de fonds qui entourent le trafic d'enfants, dit-il, me font penser, de manière sûre, que le dit trafic se trouve de plus en plus, non dans la traite, mais dans les créneaux de bavardages d'ONG, de journalistes et d'universitaires, où l'on engloutit sans doute plus d'argent que ne peut rapporter aujourd'hui la traite, mais où l'on cultive certainement plus d'amalgames que de solutions réelles. » (p.6). La petite fille des eaux clarifie les choses. En mettant délibérément l'accent sur les espoirs déçus et les douloureuses épreuves d'une jeune fille qui se retrouve à la merci des personnes qui l'entourent, le roman montre de manière explicite que la solution du problème est avant tout du ressort des communautés locales.
Cela ne signifie bien sûr pas que les principes directeurs de la Convention relative aux droits de l'enfant ne sont pas essentiels. Au contraire, ils sont indispensables au développement harmonieux des enfants. Comme le souligne la Convention dans son préambule, « ... il importe de préparer pleinement l'enfant à avoir une vie individuelle dans la société, et de l'élever dans l'esprit des idéaux proclamés dans la Charte des Nations Unies, et en particulier dans un esprit de paix, de dignité, de tolérance, de liberté, d'égalité et de solidarité » [4]. Toutefois, comme le montrent les dix chapitres du roman, ce ne sont pas les règlements qui déterminent le destin des enfants mais l'entourage de ces derniers et les circonstances. Sité vient au monde dans une famille aimante, mais l'état désastreux de l'économie locale ne laisse aucune marge de manœuvre à ses parents Nanan et Vofo. Lorsqu'ils ne sont plus à même de subvenir aux besoins essentiels de leurs enfants, ils n'ont d'autres choix que de les placer en ville pour assurer leur survie. Certes, « Les Etats parties s'engagent à assurer à l'enfant la protection et les soins nécessaires à son bien-être » [5], mais en pratique, cela ne signifie pas grand chose lorsque l'économie du pays est en chute libre, que la misère rôde, que le poisson se fait rare et que le pêcheur Vofo n'est plus en mesure de gagner sa vie. L'incapacité de l'Etat de venir à son secours et à celui de ses enfants contrevient sans doute à la Convention, mais faute de moyens et d'infrastructures adéquates, l'Etat est tout aussi démuni que les victimes de l'effondrement économique du pays.
Dès lors, ce sont les liens de solidarité qui unissent les parents, les voisins et le reste de la société qui permettent de porter secours aux enfants les plus démunis: c'est la voisine qui propose un contact en ville; c'est l'âme charitable qui intervient pour arracher Sité aux coups de Mà Sika alors qu'elle est sauvagement battue; c'est son frère Médé qui aide sa sœur lorsqu'ils se retrouvent tous deux par hasard à bord de l'Etireno; et malgré l'inefficacité de l'Administration, souvent corrompue, ce sont aussi certains fonctionnaires qui font preuve d'intégrité et de compassion, tels le commissaire de police qui s'attaque au réseau de trafiquants qui a enlevé Sité pour le démanteler, et les représentants de l'ONG qui s'activent pour retrouver les parents des enfants afin de les réunir avec leur famille. Si le secours vient de personnes bien intentionnées, il y a par contre aussi de nombreux individus qui, par négligence ou pour défendre leurs intérêts, font preuve d'une attitude hautement répréhensible: l'officier de police qui s'empresse de transmettre le cas de Sité à une collègue de Cotonou lorsqu'il est informé des exactions de Mà Sika, par exemple; ou la spécialiste des affaires concernant les mineures, plus ennuyée qu'intéressée par les accusations portées contre une mégère méchante et acariâtre; ou pire encore, les forces de police gabonaises qui arrêtent Médé, l'insultent et le brutalisent au lieu de s'en prendre aux trafiquants d'esclaves qui l'ont enlevé.
La petite fille des eaux dénonce l'attitude de tous ceux et celles qui ne repectent pas les autres et discréditent les idéaux légués par la tradition. L'action se déroule au Bénin mais le problème de l'exploitation d'individus sans défense se retrouve sur les cinq continents. Comme le souligne de manière pertinente Amouro, la maltraitance des enfants, leur abandon et leur exploitation ne sont pas propres à un endroit donné: « c'est une question universelle, même si, pour des raisons de finances et de maniplulation idéologique, l'on tente de la focaliser sur certaines aires » (p.9) [6]. Toutefois, même si certaines problématiques se retrouvent partout, les grands problèmes affectant notre monde ne se satisfont pas de solutions universelles. Les grandes Conventions sont utiles, certes, mais en elles-mêmes, elles ne sont pas à même d'éradiquer la violence domestique, la maltraitance des enfants et l'asservissement des individus. Seuls les efforts conjugués d'une communauté capable de se mobiliser « autour d'une cause juste » (p.10) sont à même de promouvoir un changement d'attitudes durable. En mettant leur talent d'écrivains au service d'une cause qui mérite d'être défendue, Florent Couao-Zotti, Agnès Adjaho, Gisèle Hountondji, Gniré Dafia, Hodonou Eglosseh, Anita Mariano, Mireille Ahondoukpe, Venance Mahougnon Sinsin, Mahougnon Kakpo et Adélaïde Fassinou interpellent le lecteur et lui rappellent qu'en premier lieu ce sont les individus qui façonnent la société, pour le meilleur et pour le pire. Leur ouvrage est d'autant plus intéressant qu'il représente une belle réussite sur le plan littéraire. Les dix chapitres écrits par dix auteurs différents font preuve d'une remarquable cohérence. Cette unité de style assure un déroulement très fluide de l'intrigue et participe au plaisir de lire cet intéressant roman qui mérite le détour.
Jean-Marie Volet
Notes
1. "Children of the Etireno". The Guardian, Thursday 4 October 2001. [https://www.guardian.co.uk/theguardian/2001/oct/04/features11.g22]. [Consulté le 14 mai 2012)].
2. On pourra aussi lire "Une esclave moderne" (Michel Lafon, 2000), un autre roman montrant que la maltraitance des enfants est un phénomène universel. Cet ouvrage raconte la vie d'Henriette Akofa qui fut retenue pendant des années comme esclave domestique dans une famille française au cours des années 1990.
3. Convention ratifiée par le Benin en 1990 et par le Gabon en 1994.
4. Préambule de la "Convention relative aux droits de l'enfant", (1989). [https://www2.ohchr.org/french/law/crc.htm]. [Consulté le 14 mai 2012].
5. Article 3. "Convention relative aux droits de l'enfant", (1989). [https://www2.ohchr.org/french/law/crc.htm]. [Consulté le 14 mai 2012].
6. La séparation abusive des enfants de leurs parents est un problème que l'on retrouve sous toutes les latitudes. Pour ne mentionner que quelques exemples, citons les enfants aborigènes arrachés à leurs parents en Australie jusque dans les années 1970; les milliers d'enfants arrachés à leur mère (fille-mère, divorcée, rejetée par leur famille, accusée de petite vertu, pauvre...) et placés dans des institutions ou dans des domaines agricoles par l'administration suisse jusque dans les années 1960; les 100.000 enfants embarqués en Angleterre et expédiés au Canada entre 1899 et 1967. [https://www.murdoch.edu.au/elaw/issues/v9n4/buti94_text.html]. [Consulté le 14 mai 2012], etc.
Editor ([email protected])
The University of Western Australia/School of Humanities
Created: 1 June 2012
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