A (RE)LIRE "Samba pour la France", un roman de Delphine COULIN Paris: Seuil, 2011. (310p.). ISBN: 978-2-02-102854-6.
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Les sans-papiers sont souvent mentionnés dans la presse mais les difficultés qu'ils rencontrent en marge de la légalité sont rarement évoquées. Indésirables et accusés de tous les maux, il semble normal qu'ils soient pourchassés par la police, exploités par des employeurs sans scrupule, emprisonnés et renvoyés « chez eux ». De plus, l'opacité du fonctionnement des centres de rétention, le flou qui entoure les motifs d'expulsion et les violences associées aux rapatriements forcés sont autant de pratiques indignes d'Etats démocratiques. Samba pour la France de la romancière française Delphine Coulin, s'inscrit en contrepoint de cet obscurantisme politico-médiatique qui gagne du terrain en France et ailleurs. Il révèle les conditions de vie d'un jeune Sénégalais entré illégalement en France et qui, comme des millions d'autres réfugiés à travers le monde, subit les méfaits de l'opportunisme politique, de la corruption, de la guerre, de la pauvreté et des peurs xénophobes.
Cet ouvrage puissant évoque un parcours de vie dominé par la peur d'être arrêté, la nostalgie du pays et l'espoir de s'en sortir un jour en dépit d'interminables démarches administratives, de changements d'identité fortuits et de moments de désespoir profond. La vie d'un sans-papiers n'est pas une sinécure, d'autant que le jeune Samba doit trouver l'argent nécessaire pour payer le loyer de la chambre insalubre qu'il partage avec son oncle, que la grande majorité des emplois, même les plus durs et les plus mal payés, lui sont interdits car il n'a pas de carte de séjour, et que le Président de la République fustige les illégaux afin de soigner son image de marque, ordonnant aux services de police d'en mettre un coup et de remplir les quotas d'expulsions qui leur sont imposés [1]. Privé de la possibilité de travailler et de vivre au grand jour, Samba n'a d'autre choix que de plonger dans le monde interlope de l'illégalité pour survivre.
Paradoxalement, ce n'est pas son travail au noir qui provoque son interpellation par les services de police mais une visite tout à fait anodine à la préfecture où il va s'enquérir du dossier qu'il a déposé cinq mois auparavant pour renouveler sa carte de résident temporaire. Malheureusement pour lui, le rejet de sa demande assortie d'une « OQTF » [Obligation de quitter le territoire français dans les 30 jours] a été décidée un mois plus tôt par l'Administration et bien qu'il n'en ait jamais été informé, il est arrêté sur le champ, menotté et transféré manu militari au Centre de rétention administrative de Paris le bien nommé CRADE le temps d'organiser sa déportation. Et ce n'est que grâce à l'intervention quasi miraculeuse d'une petite association luttant contre les expulsions arbitraires que l'administration doit surseoir à son retour immédiat au Sénégal, dix ans après avoir quitté son pays.
Si la vie des sans-papiers est précaire, la brève incarcération de Samba au Crade lui montre que l'inhumanité, la violence et le désespoir qui dominent la vie de ceux et celles qui ont la malchance de tomber dans les filets de la police et d'être incarcérés sont tout simplement intolérables. Alors que les victimes de décisions administratives absconses attendent effondrés que leur soit donné le coup de grâce, on assiste aux gestes les plus désespérés. Dans cet univers dantesque, les révoltes, les automutilations et les tentatives de suicide se succèdent jour après jour comme en témoigne Samba: « D'autres hommes arrivaient des étages, dévalant les escaliers. Il vit deux flics tenir le Turc, tandis qu'un troisième essayait de récupérer la lame de rasoir avant qu'elle ne descende dans sa gorge. Quand ils étaient venus le chercher, le Turc avait avalé la lame devant eux. Le policier mit ses doigts dans la bouche qui recrachait du sang, il gueulait: « Tenez-lui la mâchoire, il me mord la main ! », et Samba ne savait pas si le sang qui coulait était celui du Turc ou celui du flic tellement il criaient, aussi fort l'un que l'autre. Tous s'agitaient autour. Le Turc résistait. Il avait beau se charcuter la gorge avec la lame à l'intérieur qui lui cisaillait les chairs, il continuait à l'avaler. Un flic a fermé la porte. Samba n'a plus rien vu.
La porte s'est à nouveau ouverte, l'homme ceinturé et couvert de sang a été emmené par les trois policiers. Ses pieds traînaient au sol.
Tandis que les hommes se dispersaient, Samba resta planté dans le couloir. Le garçon à l'afro lui dit en haussant les épaules:
C'est la vie au Crade. » (p.56)
S'ouvrir les veines, essayer de se pendre ou se coudre les lèvres avec du fil électrique sont autant de gestes désespérés qui ne changent rien à la détermination des agents chargés d'escorter les détenus interdits de séjour jusqu'à l'avion qui les emportera hors du pays. Pour une administration sourde aux problèmes humains, seule compte l'expulsion des étrangers jugés indésirables. Leurs problèmes et leur sort à l'arrivée n'intéressent personne. De plus, ce n'est pas l'éducation, le milieu culturel ou la langue maternelle de l'expulsé qui détermine le lieu où il sera débarqué, c'est son passeport, ce qui rend la situation plus tragique encore pour certains: les dissidents et opposants ayant échappé de justesse à la mort en quittant leur pays, par exemple. Et d'autres tels que ce jeune homme d'origine afghane et né en Iran en 1988. Il a vécu toute sa vie dans le pays où il est né, dit Samba, et il ne parle que le perse mais il apprend à son grand désespoir qu'il va être déporté en Afghanistan, un pays où il n'a jamais mis les pieds et dont il ne parle pas la langue. S'il a un passeport afghan, c'est parce que l'Iran n'a jamais voulu lui délivrer un passeport iranien (p.114). [2]
Dans ce climat délétère, les associations essayant d'aider les victimes de décisions souvent incompréhensibles et arbitraires doivent faire face à l'intransigeance de fonctionnaires dépassés et muselés par les directives draconiennes qu'on leur impose. « C'est dur », dit l'étudiante en droit qui a réussi à sortir Samba du Crade. « Hier on était au tribunal et on a eu que des rejets. La seule qui a eu gain de cause, c'est une femme de quatre-vingt-treize ans, bosniaque. Elle est en France avec toute sa famille depuis la guerre en ex-Yougoslavie, où elle ne connaît plus personne, et ils voulaient la renvoyer là-bas, toute seule. Et pourtant, je crois que si elle n'avait pas été atteinte d'un cancer on n'aurait peut-être pas gagné [...] On accompagnait cinq personnes, et aucune n'a compris quelle avait été la décision la concernant [...] c'est nous qui avons dû leur annoncer que leur recours était refusé, et qu'ils étaient obligés de quitter le territoire [...] Putain de journée » (pp.176-177). Après le nettoyeur de vitres d'origine nigériane renvoyé « chez lui au Nigeria » avec son bidon en plastic, sa serpillière et ses détergents les seuls objets en sa possession lors de son arrestation par la police , cinq nouvelles personnes allongeaient la liste des victimes d'un populisme aveugle et d'une justice sommaire.
L'acharnement de l'administration contre Samba et de manière générale contre tous les sans-papiers n'est malheureusement pas une bizarrerie administrative héritée du passé, une pratique archaïque qui cadre mal avec les idéaux démocratiques modernes. C'est au contraire un expédient politique et économique largement utilisé sous tous les cieux pour apaiser les électeurs quand l'inquiétude les gagne. Les difficultés rencontrées par Samba en Espagne, au Maroc et en Algérie en témoignent et montrent bien qu'avant d'arriver en France, les sans-papiers sont déjà victimes d'innombrables violences et privations, lorsqu'ils ne perdent pas la vie en chemin. A cet égard, le parcours du combattant qui conduit Samba jusqu'à Paris n'a rien d'exceptionnel et c'est avant tout la chance qui lui permet d'échapper à la mort à plusieurs reprises, à commencer au début de son voyage lorsque le pêcheur devenu passeur qui l'a embarqué essaie de le jeter par dessus bord à l'approche d'une vedette de la police: « Une lumière avait été braquée sur eux. Le pêcheur leur avait ordonné de plonger. Samba ne savait pas nager. Il avait crié, hurlé qu'il ne sauterait pas dans l'eau glacée. Pour la première fois, il avait senti qu'il pouvait mourir » (p.38)
Cette prise de conscience de sa mortalité, Samba allait la revivre souvent au cours des années. Les zones désertiques qu'il doit traverser au Mali, en Algérie et au Maroc s'avèrent plus dangereuses encore que l'océan. « Des milliers de kilomètres à travers le désert, poussé contre la tôle, le visage emmitouflé dans une chèche, renfrogné sous le vent qui piquait sa peau de ses mille épingles. Le sable entrait, malgré le tissu, dans ses oreilles et dans son nez, dans son coup, partout, et dans ses yeux [...] Pendant trois jours, il avait eu à côté de lui une petite fille de six ans qui s'appelait Aïssatou et s'accrochait à la main de son père et à la sienne, accroupie au milieu des soixante passagers de la benne du camion [...] Chaque poste de contrôle était l'occasion de se faire détrousser par des policiers ou des militaires, à qui il était impossible de résister sous peine de menaces ou de coups. La boucle de ceinture d'un militaire algérien lui avait laissé un souvenir à l'arcade sourcilière qui ne s'effacerait pas. Au fur et à mesure des vérifications de papiers, ils se dépouillaient de tout: leurs économies, leurs marchandises, leurs chaussures, même, parfois. » (pp.40-41).
Au terme de cette traversée périlleuse, au cours de laquelle des milliers de personnes perdent la vie, franchir les grillages d'acier et les barbelés qui séparent le Maroc de l'Espagne s'avère plus difficile encore: « Alors il y avait eu la quatrième fois. Ils avaient essayé une autre tactique: passer à soixante-dix personnes. Ils avaient carrément troué le grillage et ils l'avaient franchi au travers. Il y avait des femmes, des enfants. Mais alors qu'ils courraient vers l'Espagne, la police avait commencé à tirer... » (p.42)
En dévoilant les conditions inhumaines auxquelles les immigrants « illégaux » sont soumis; en soulignant les effets d'une approche basée sur l'instrumentalisation d'un racisme pervers, les rackets, les expulsions, la brutalité et la violence policière, Samba pour la France met en lumière un des problèmes de société les plus lancinants de notre temps. Mais le roman n'est pas uniquement celui d'une dénonciation. Il montre aussi qu'en marge des injustices, des conditions de vie effroyables et des difficultés quasi insurmontables, l'entraide, l'amitié et la foi en l'avenir peuvent semer des tâches de lumière dans un univers très sombre.
La vie de Samba est jonchée de rêves brisés, d'espérances déçues, d'amis emportés prématurément par la mort mais elle est aussi illuminée de moments forts où dominent l'amitié, la complicité, la chaleur humaine et l'amour. Donner la main à une petite fille s'accrochant à la vie au milieu du désert offre certainement un bon exemple de ces petits faits qui donnent un sens à l'existence; pouvoir partager le destin d'un camarade d'infortune dans un moment difficile en est un autre: « La troisième tentative de passage avait sans doute été la plus dure mais il y avait gagné un ami: un Béninois, Joseph, un gros au visage jovial, qui n'était jamais à court de blagues ou de contes, et avec lequel la marche semblait passer plus vite » (p.41). Joseph est être tué par des miliciens au cours de sa neuvième tentative, mais pendant une année, c'est l'amitié qui permet aux deux jeunes gens de faire face aux difficultés et de rester en vie.
Plus tard, c'est grâce au soutien de son Oncle Lamouna qui a fuit son village bien des années auparavant après que des Touaregs aient décapité son père que Samba réussit à s'intégrer à la vie parisienne. Et les relations amicales qu'il entretient avec son copain Wilson, un autre sans-papiers colombien venu en France pour y faire fortune, montrent que les affinités et les amitiés se jouent des clivages ethniques. Tout semble séparer Wilson et Samba mais les deux hommes s'entendent comme deux frères. La liste est longue des personnes qui permettent à Samba d'oublier son statut de sans-papiers et de vivre de courts instants de bonheur avant d'être rattrapé par son statut d'hôte indésirable. Il y a aussi Gracieuse, la Congolaise partie de son pays après que des miliciens aient massacré les habitants de son village, tué sa mère et emmené son jeune frère; et la vieille anarchiste française fouillant les poubelles en sa compagnie; ou encore les deux jeunes volontaires qui lui permettent de faire recours contre son OQTF. Ces relations amicales ne mettent pas un terme aux démêlés de Samba avec l'administration mais elle lui donne une raison de vivre.
Ce roman souligne les effets pervers de la désinformation et de la diabolisation des étrangers orchestrées par les média et les gouvernements pour sauvegarder leurs intérêts en ignorant les véritables raisons d'une immigration « illégale » sans cesse plus importante: les destructions massives et les dérèglements qui accompagnent l'exploitation anarchique du monde par des puissances économiques, politiques et militaires occultes, entraînent un flot de réfugiés et d'immigrants « illégaux » dont on entend ignorer le sort et les appels à l'aide. Ce n'est pas en construisant un nouvelle ligne Maginot pour protéger la France et l'Europe que le problème des sans-papiers sera résolu. C'est bien plutôt en permettant aux Sambas du monde entier de s'intégrer dans leur communauté d'origine, ou dans la nôtre s'ils sont tentés par l'air du large. Vigoureux dans sa dénonciation d'un repli identitaire intolérable, Samba pour la France est aussi un livre captivant qui met en scène des personnages attachants et profondément humains. Comme Jean-Christophe Ruffin le relevait lors de la remise du prix Landerneau qui couronna cet ouvrage: "Dans une langue de grande qualité, Delphine Coulin sait se nourrir de la réalité quotidienne et de sa propre expérience pour ouvrir sur une profonde réflexion sociale touchant notamment les thèmes de l'intégration et des migrations internationales"[3]. A lire.
Jean-Marie Volet
Notes
1. France races to oust illegal immigrants. https://www.usatoday.com/news/world/2007-09-22-1772042503_x.htm [Consulté le 20 août 2011].
2. De très nombreux pays rendent la naturalisation des enfants d'origine étrangère excessivement difficile. Pour ne donner qu'un exemple, le peuple suisse rejeta en 2004 un projet du gouvernement visant à simplifier la naturalisation des « étrangers » de seconde et troisième générations nés en Suisse. https://www.swissinfo.ch/eng/Home/Archive/Tough_naturalisation_laws_criticised.html?cid=5637192 [Consulté le 20 août 2011].
3. L'express.fr. "Delphine Coulin reçoit le Prix Landerneau 2011". 10 février 2011. https://www.lexpress.fr/culture/livre/delphine-coulin-recoit-le-prix-landerneau-2011_961127.html [Consulté le 20 août 2011].
Editor ([email protected])
The University of Western Australia/School of Humanities
Created: 01-September-2011.
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