A (RE)LIRE "Mes inconnus chez eux", un récit de voyage de Lucie COUSTURIER Paris, F. Rieder et Cie, 1925. (255p.). Réédition : Paris: L'Harmattan, Autrement Mêmes, 2003. 2 vol. Introduction de Roger Little.
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Après avoir relaté sa rencontre avec les Tirailleurs sénégalais stationnés non loin de chez elle pendant la première guerre mondiale,[1] Lucie Cousturier publia un second ouvrage consacré au voyage qu'elle effectua en Afrique occidentale d'octobre 1921 à juin 1922.[2] Les rencontres qu'elle fit durant son périple la conduisirent à condamner le régime colonial et la « mission civilisatrice » de la France. Ce regard critique, on s'en doute, ne fut pas du goût du Ministère des colonies qui estima qu'il ne s'agissait là que de « l'expression d'une théorie personnelle qu'il serait déplorable de répandre dans la métropole et très dangereux de laisser s'accréditer parmi les indigènes ».[3]
Suite au succès de son ouvrage sur les Tirailleurs sénégalais, Lucie Cousturier avait été chargée d'étudier le milieu familial en Afrique noire. C'était là une occasion inespérée de rencontrer « chez eux » les soldats africains avec qui elle avait fraternisé quelques années auparavant. Lucie Cousturier arriva en Afrique nantie de tous les privilèges dont bénéficiaient les dignitaires français en déplacement officiel mais elle préféra, dès son arrivée sur le continent africain, renoncer à ses prérogatives d'hôte de marque et vivre chez l'habitant, au cœur des quartiers africains, chaque fois que cela était possible. Ce contact direct avec la population locale peut être relevé dès son arrivée à Dakar, sa première escale, où elle choisit de rester à bord du bateau sur lequel elle voyageait plutôt que de demander l'hospitalité au Gouverneur et partit à la recherche d'un logement dès le lendemain matin:
« Il est de très bonne heure... L'adresse d'un de ses cousins, que m'avait donnée en France un jeune Ouolof, mon ancien élève, m'amène aux confins du quartier des artisans... La cour où je pénètre, spacieuse, est plantée d'un seul arbre, un peu plus gros que nos orangers. Elle est bâtie d'une petite baraque-cuisine et de l'habitation proprement dite en planches aussi, couverte de tuiles. Sur une peau de chèvre, bien blanche, le maître de maison achève le salam ... Je lui parle de son cousin. Il me présente sa femme, sa belle-mère, sa belle-sœur et m'offre, puisque je n'ai pas de demeure, l'hospitalité. » (p.11)
Ces rencontres sans intermédiaires avec les personnes d'origine française ou africaine qu'elle entend observer, vont dominer son séjour et lui permettre de court-circuiter la désinformation orchestrée par l'administration coloniale et ses représentants. Elle n'est pas là pour confirmer les images stéréotypées propagées en France par le Ministère des Colonies, la presse et plusieurs écrivains à succès de l'époque mais pour découvrir la réalité d'un monde qu'elle n'avait fait qu'entrevoir au travers des propos de son beau-frère qui avait été Gouverneur colonial et des Tirailleurs rencontrés au cours de la Grande Guerre.
Bien que sous domination française, la très large majorité des populations d'AOF ne parlent pas français, ce qui complique quelque peu la tâche de Lucie Cousturier, d'autant que de sa propre admission, elle n'a « pas beaucoup d'aptitude » (p.89) pour l'apprentissage des langues « indigènes » et « a vraiment du mal à dire oui ou non » (p.89). De même, le vocabulaire français des femmes avec lesquelles elle fraternise se limite lui aussi à quelques mots. Cela n'empêche pourtant pas Lucie Cousturier de communiquer. Pour cette observatrice avertie qui se considère davantage une artiste peintre qu'une écrivaine, l'image saisie au vol et le geste en disent souvent plus long que mille mots d'explication. C'est donc grâce à des modes d'analyses convergents qu'elle scrute les milieux qui l'entourent et y puise les éléments qui vont lui permettre de développer un tableau très nuancé, critique et personnel du monde qu'elle découvre. Assise devant sa porte, elle écrit, croque les activités des femmes qui l'entourent et papote tout à son aise avec celles qui viennent lui tenir compagnie dès que leur mari a quitté les lieux et leur laisse le champ libre. Elle reçoit les nombreux visiteurs venus lui dire bonjour de manière impromptue : nobliaux tenant à lui rendre hommage, autorités locales, curieux, particuliers requérant son aide auprès du Gouverneur, et, comme de droit, les Tirailleurs sénégalais ayant eu vent de sa visite en Afrique.
Contrairement à son attente et à la nôtre l'accueil que lui réservent ces anciens combattants est loin d'être chaleureux. Elle se rend rapidement compte qu'ils estiment avoir été floués par le Gouvernement français qui refuse de leur verser les indemnités qui leur sont dues. Mécontents, ils manifestent bruyamment pour exprimer leur déception et leur colère, s'indignant de l'attitude de Lucie Cousturier lorsqu'elle essaie vainement de leur faire comprendre qu'elle n'est pas un membre du Gouvernement, qu'elle n'a pas d'argent et qu'elle ne peut rien faire pour eux. Même l'esclandre provoqué par un de ces malheureux scandant d'une voix de stentor : « Du pogon, du pognon » en brandissant son livret militaire ne peut rien changer à l'affaire.[4] Du côté des autorités locales, les explications fournies à Cousturier reflètent le cynisme et l'absence de moralité de l'entreprise coloniale. Pour l'administrateur de l'endroit, Paris et ses folles promesses d'indemnités aux anciens combattants africains est seule responsable de l'agitation de quelques nègres qu'il aurait mieux valu abandonner à leur sort ou remettre au travail immédiatement car, pour lui, il ne fait aucun doute que « Pour que l'indigène travaille, il faut qu'il sente la faim et ne compte que sur ses bras » (p.134).
Lucie Cousturier, on s'en doute, voit les choses différemment mais, figure d'exception, elle n'eut que peu d'influence sur la manière d'être et de penser de la grande majorité des Français, fortement imprégnés de racisme, abreuvés d'une propagande fallacieuse démontrant les bienfaits du colonialisme et empêtrés dans des préjugés dont les effets ont perduré jusqu'à l'époque actuelle. Par exemple, ce n'est qu'à la fin de l'année 2006, après près d'un siècle de tergiversations et de refus d'honorer ses promesses, que la France accepta enfin de revaloriser et encore très modestement la pension des anciens combattants des ex-colonies françaises,[5] une mesure évidemment bien trop tardive pour rendre justice aux tirailleurs que fréquentait Lucie Cousturier, tous morts et enterrés depuis longtemps.
Comme la narratrice s'en rend rapidement compte, le sort des Tirailleurs ignominieusement abandonnés ne représente qu'un des aspects de l'exploitation multiforme de l'Afrique noire par la France. « La population indigène, dit-elle, c'est cette machine qu'on est venu de si loin actionner, machine à rendre l'impôt, les matières premières et les soldats. (p.75). Et les Africains ont tôt fait de comprendre qu'ils n'ont rien à gagner de cette mise sous tutelle, excepté une misère noire. Comme le dit un des interlocuteurs de Lucie Cousturier, "la France ne donne rien en retour". Du point de vue de Cousturier, le système aurait pu fonctionner si l'on avait cherché à établir un équilibre délicat entre les parties et si un intérêt commun avait lié la France à ses colonies mais, ajoute l'auteure, la colonisation n'exclut-elle pas la délicatesse ? (p.95) Mes inconnus chez eux apporte une réponse explicite à cette question rhétorique. A chaque étape de son périple, Lucie Cousturier rencontre une pléthore d'expatriés imbus de leur supériorité, qui dénigrent les Africains, abusent outrageusement de leurs privilèges et propagent les idées les plus absurdes. Au nombre de ces coloniaux bornés figure le fonctionnaire colonial affirmant que « L'Afrique est une grande dévoratrice d'hommes ... et ce que son climat consomme de vies, la fécondité de la femme noire doit nous le rendre. Elle doit rester avant tout une pondeuse d'enfants. Son émancipation serait funeste » (p.70), ou Mme Picchini, une mégère qui accuse ses employées de vol et les congédie sans autre forme de procès au moment où elle doit payer leur salaire, ou encore le propriétaire terrien qui jette son « boy » dans la rivière en le traitant de menteur alors que ce dernier lui dit qu'il ne sait pas nager, ce qui entraîne la noyade du jeune garçon. Et bien d'autres individus des deux sexes dont les relations avec l'Afrique sont basées sur les préjudices et une exploitation outrancière et outrageante du continent.
Le compte rendu de voyage de Lucie Cousturier et le rapport « égaré » par l'administration qu'elle soumit au Ministère, condamnent sévèrement l'entreprise coloniale, non pas sur le principe d'une présence française en AOF mais sur le modus operandi de l'administration coloniale et des Français installés sur le continent. Son réquisitoire n'épargne personne, ni les harpies vociférant des injures et maltraitant leurs employées, ni les soudards à la moralité douteuse, ni les opportunistes venus faire fortune sous couvert de « civiliser les nègres », ni le missionnaire qui « opère ses conversions, la tartine de miel d'une main, le martinet de l'autre » (p.69). Chacun en prend pour son grade et les Africains au comportement coupable ne sont pas épargnés. Toutefois, Mes inconnus chez eux reste un ouvrage intéressant à lire car loin de se lancer dans une énumération rébarbative des mille et un excès du régime colonial, Lucie Cousturier évoque les épisodes qui l'ont interpellée, étonnée, irritée ou amusée sans essayer de justifier ses choix. Elle observe, elle parle avec les gens, elle commente l'événement tantôt avec un air pince-sans-rire, tantôt sur un mode très sérieux, tantôt sur le ton de l'ironie, mais toujours d'une manière qui semble juste et appropriée à un récit qui suit le cours de sa réflexion. Dans un article de René Maran publié en 1925, le célèbre romancier affirmait que Lucie Cousturier était « deux yeux et un cœur » (p.xxxvi). Une belle formule qui illustre parfaitement la riche personnalité de Mme Cousturier. Ce qu'elle a écrit voilà près d'un siècle mérite d'être lu aujourd'hui encore, en France certes, mais aussi en Afrique où les écrits sortant des sentiers battus valent toujours la peine qu'on s'y arrête[6].
Jean-Marie Volet
Notes
1. Lucie Cousturier. "Des inconnus chez moi". Paris: Editions de la Sirène, 1920.
2. Lucie Cousturier. "Mes inconnus chez eux". Paris, F. Rieder et Cie, éditeurs, 1925, 255p. Ce compte rendu met l'accent sur le premier volume sous-titré "Mon amie Fatou, citadine" (republié en 2003 avec une introduction de Roger Little) mais le second tome sous-titré "Mon ami Soumaré, laptot" mérite aussi d'être lu. Il évoque la seconde partie du voyage de Lucie Cousturier.
3. Extrait de l'évaluation du rapport de Lucie Cousturier par le Ministère en 1924. A noter que le rapport lui-même a disparu des archives. (Lucie Cousturier. [1925]. "Mes inconnus chez eux", Vol. 2. Paris: L'Harmattan, Autrement Mêmes, 2003. Présentation de Roger Little, p.178.)
4. Notons que le refus du Gouvernement français de payer aux soldats africains les indemnités qui leur étaient dues se produisit à nouveau en 1944 et s'acheva dans un bain de sang lorsque les « Tirailleurs sénégalais » rapatriés au camp militaire de Thiaroye furent massacrés parce qu'ils s'étaient rebellés contre leurs officiers et réclamaient leur solde !
5. Voir par exemple l'article « Pensions de retraite des Tirailleurs : Réparation lacunaire d'une injustice »
[https://www.cefod.org/spip.php?article418] [consulté le 28 juillet 2009].
6. Signalons au passage la toute récente publication consacrée à Lucie Cousturier : "Lucie Cousturier, les tirailleurs sénégalais et la question coloniale : actes du colloque international tenu à Fréjus les 13 et 14 juin 2008". (Directeur de publication Roger Little). Paris : L'Harmattan, 2009, 340 p. ISBN 978-2-296-07348-7.
Note ajoutée le 11 février 2013. L'ouvrage consacré à Lucie Cousturier par Adèle de Lanfranchi ("Lucie Cousturier 1876-1925". Chez l'auteure, 2008. ISBN: 2-906130-03-6) est chaleureusement recommandé. Il est richement illustré et fourmille de renseignements sur Lucie Cousturier, sa vie, sa famille, ses amis, sa correspondance, ses peintures, ses expositions, ses activités de critique d'art, etc... On pourra aussi y lire le rapport de mission de Lucie Cousturier addressée au Ministre des Colonies en 1923. (Rapport ayant disparu des archives officielles, voir note 3)
Editor ([email protected])
The University of Western Australia/School of Humanities
Created: 06-Aug-2009
Modified: 11-02-2013
https://aflit.arts.uwa.edu.au/reviewfr_cousturier09.html