A (RE)LIRE "A fleur de peau", un roman de Tsitsi DANGAREMBGA Paris: Albin Michel, 1992. (270p.). ISBN: 2-226-05671-8. Traduit en français par Etienne Galle. Titre original: "Nervous conditions" [1988].
|
This review in English |
Mille neuf cent soixante-huit, quelque part en Rhodésie. Tambu a treize ans et sa vie est sur le point changer. Son frère Nhamo meurt subitement et, faute d'héritier, ses parents décident d'envoyer leur fille à l'école: il faut que quelqu'un soit en mesure de prendre en charge les anciens le moment venu mais cette décision ne plaît vraiment à personne. Le père de la jeune fille pense que, même si Tambu « a une bonne tête pour les livres, ça ne sert à rien, parce que finalement ce sont des étrangers qui profiteront de son savoir lorsqu'elle se mariera » (p.77). L'idée plaît encore moins à sa mère qui réagit d'une manière très vive lorsque son mari lui annonce la nouvelle: « Tu es fou? As-tu mangé des feuilles sauvages qui te sont montées à la tête? », lui dit-elle. « Tu divagues! Elle n'ira pas » (p.77). Mais les dés sont jetés et, en dépit des craintes de ses proches, Tambu prend le chemin de l'école.
La jeune fille ne tarde pas à figurer parmi les meilleures élèves de sa classe et ses excellents résultats lui permettent d'obtenir une bourse dans le collège le plus réputé du pays. On pourrait imaginer que le monde s'ouvre alors devant elle. Mais c'est sans compter les valeurs qui dominent la société alentours. Le savoir que Tambu acquière ne fait pas toujours très bon ménage avec les usages en vigueur et les idées venues d'ailleurs sont souvent considérées avec suspicion. Ce hiatus complique non seulement la vie de Tambu, mais aussi celle de son oncle Babamukuru, de sa tante Maïguru, de sa cousine Nyasha et de tous ceux et celles qui sont en butte à des idéaux contradictoires.
La nature irréductible de certaines différences culturelles rend l'idée de syncrétisme aléatoire, voire impossible. Les efforts héroïques de Nyasha le montrent. Nyasha a l'âge de Tambu et c'est le personnage qui souffre le plus amèrement du conformisme de son entourage. Elle a passé quelques années en Angleterre avec ses parents et à son retour au Zimbabwe, elle perd rapidement pied dans un univers où les valeurs shonas et britanniques sont maintenues à distance. A l'aise dans l'univers qu'elle vient d'abandonner et incapable d'être la jeune fille que les coutumes locales voudraient qu'elle fût au Zimbabwe, ses relations avec les gens qui l'entourent deviennent de plus en plus conflictuelles: ses camarades de classe ne supportent pas son accent anglais; sa mère passe son temps à excuser l'inconduite de sa fille qu'elle met sur le compte de son séjour en Angleterre; quant à son père, il est à couteaux tirés avec elle car il entend qu'elle respecte, sans regimber, les devoirs que lui imposent la tradition et les hiérarchies familiales.
Contrairement à sa mère Maïguru qui a renoncé à tous les privilèges dont elle bénéficiait durant son séjour à l'étranger, Nyasha ne peut abandonner d'un coup les valeurs qui ont façonné sa personnalité, ses intérêts et sa manière d'être. Elle ne veut pas renoncer à sa liberté pas plus qu'elle n'entend se soumettre docilement aux injonctions de son père qui veut régenter sa vie. « Je ne suis plus en Angleterre, dit-elle, et je devrais m'adapter. Mais lorsqu'on a vu tout ce que j'ai vu, on veut être sûr de s'adapter dans le bon sens. On ne peut pas être continuellement ce que les autres jugent bon qu'on soit. Il faut avoir ses convictions » (p.153).
Tambu, elle, n'a jamais quitté son pays et, par habitude, elle respecte les usages locaux sans effort pour autant que ce que l'on exige d'elle ne contrarie pas sa passion pour l'étude et son désir de réussir. Elle s'adresse à son oncle Babamukuru avec déférence et se plie aisément aux exigences de ses aînés sans se poser de questions. Pour elle, apprendre signifie accumuler des connaissances sans chercher à déterminer leur utilité dans le monde réel. Elle aime dénicher les trésors enfouis au cœur de la bibliothèque et elle n'arrive pas à comprendre pourquoi sa cousine Nyasha se rebelle contre la vie privilégiée qui leur est offerte; pourquoi elle complique les choses, pourquoi elle porte un regard si critique sur tout ce qu'on lui enseigne; elle ne voit pas la raison pour laquelle sa cousine ne peut pas se soumettre à l'autorité de son père et refuse de savourer les plaisirs de la vie intellectuelle qui lui est offerte. Tambu finira elle aussi par se rendre compte, comme sa cousine, que le savoir qu'elle a acquis n'a que peu de valeur aux yeux d'une société qui en rejette les prémisses et reste très attachée aux traditions, à la soumission des femmes et à l'autorité inconditionnelle du père. « Si j'avais été plus indépendante d'esprit », dira-t-elle plus tard, « j'aurais débrouillé le problème [...]. Mais il m'était facile à cette époque de laisser mes idées s'emmêler et flotter sans solution » (p.152). Plus précoce dans son cheminement idéationnel, Nyasha est incapable de se réfugier dans les faux-semblants et, bien que très jeune, elle cherche déjà les « solutions fondamentales » (p.153) qui lui permettraient de réconcilier ce qu'elle est et qu'on voudrait qu'elle soit. Toutefois, il s'agit là d'une mission impossible dans un cadre socio-familial où « la féminité est opposée et inférieure à la masculinité » (p.152); où les pères donnent les ordres et les filles obéissent; où les garçons ont la bride sur le cou et les filles en quête de liberté sont traitées de traînées et corrigées. D'où le sombre désespoir dans lequel elle finit par sombrer lorsqu'elle se rend compte que seul le reniement de sa conscience de soi lui permettrait d'échapper à la prison mentale dans laquelle on entend l'enfermer.
Contester les normes n'attire que condamnations et dédain. Il est donc impératif, si l'on veut être accepté, de respecter le rôle attribué à chaque individu, quels que soient son niveau d'instruction, ses aspirations et ses aptitudes professionnelles. Personne ne se formalise par exemple qu'une femme ait fait des études, même avancées, pour autant qu'elle se comporte comme si elle n'en avait point faites; si elle renonce à faire valoir son instruction et, selon son âge, obéit à son père ou à son mari, fût-il inculte, sans discuter. La mère de Nyasha illustre bien cette soumission à l'autorité du chef de famille. La Maîtrise qu'elle a menée à bien en dépit des remarques désobligeantes de sa belle-famille lui a permis d'obtenir un diplôme aussi élevé que celui de son mari, mais de retour chez elle, elle est contrainte de « choisir entre soi et la sécurité » (p.133), entre la femme indépendante et éprise de liberté qu'elle aurait voulu être et la femme effacée qui vit à l'ombre de son mari et le laisse tout décider, sans la consulter, y compris l'usage qui est fait de son propre salaire. « Lorsque j'étais en Angleterre, dit-elle, j'ai entrevu ce que j'aurais pu être, ce que j'aurais pu faire si, si... si les choses avaient été différentes » (p.133). Mais les choses étant ce qu'elles sont, Maïguru reste prisonnière d'un système de valeurs qui ne lui permet pas de prendre en main sa propre destinée.
Si les hiérarchies imposées par la tradition sont particulièrement défavorables aux femmes, les us et coutumes limitent aussi la marge de manœuvre des hommes dans la mesure où la société récompense le respect des règles établies plutôt que l'adaptabilité et le changement. Babamukuru, par exemple, est tiraillé entre ses devoirs de chef de famille, les exigences des missionnaires, le laisser-aller de son frère, les contraintes imposées par l'étiquette et la rébellion de sa fille. Tout le monde finit par se soumettre à son autorité, mais l'on sent bien que l'adhésion des uns et des autres est plus factice que réelle. L'attitude de sa fille Nyasha le montre tout comme celle de Jeremiah, son jeune frère. Ce dernier ne contredit jamais son aîné mais il trouve toujours une bonne raison pour ignorer les décisions qui ont été prises, qu'il s'agisse de réparer la ferme familiale qui tombe en ruine ou d'offrir de meilleures conditions de vie à sa femme et à ses enfants. Si Jeremiah est certain qu'il est de son devoir d'acquiescer aux quatre volontés de son frère Babamukuru, il est tout aussi convaincu qu'il n'est pas de son ressort de faire preuve d'initiative. Si la coutume exige qu'il se plie aux décisions de son aîné, il pense aussi qu'il est dans l'ordre des choses que Babamukuru subviennent à une partie de ses besoins et que l'argent qu'il reçoit de lui soit utilisé à étancher sa soif alors que sa femme s'échine à assurer sa subsistance et celle de ses enfants.
De même, l'attitude dominatrice de Nhamo vis-à-vis de ses sœurs est moins le fait d'un jeune homme abusant de ses prérogatives de fils aîné qu'une conséquence des coutumes machistes qui octroient maints privilèges aux hommes et aux jeunes gens d'un lignage alors que les femmes et les jeunes filles doivent prendre en charge les travaux les plus durs: s'occuper des cultures, aller chercher de l'eau à la rivière, faire la cuisine et se charger de toutes les corvées de la maisonnée. Dès lors, tout le monde trouve par exemple normal que Nhamo envoie ses jeunes sœurs récupérer la valise qu'il abandonne à l'arrêt de bus chaque fois qu'il rentre en vacances à la ferme. Tambu haït l'attitude de son frère, même si, à y bien réfléchir, elle se rend compte que, comme les hommes de la famille, son frère ne fait jamais que se conformer aux normes en vigueur. Comme Babamukuru et Jeremiah, ce n'est ni la justice ni l'intérêt des femmes qui l'intéresse mais le rapport de force qui lui permet de tirer son épingle du jeu sans altérer les hiérarchies et les principes fondamentaux sur lesquels reposent ses privilèges.
Dès lors, dit Tambu, peut-être suis-je injuste avec Nhamo qui n'est plus là pour se défendre lorsque je donne l'impression que son seul but était d'être désagréable avec ses sœurs. « La réalité, c'était qu'il ne faisait que se conformer, en exagérant sans doute, à ce qu'on attendait de lui. Les besoins et les sentiments des femmes de la famille n'étaient pas considérés comme prioritaires ni même comme légitimes » (p.21).
La scolarisation de Tambu à la mort de Nhamo s'inscrit dans ce contexte ambigu; ce n'est pas l'intérêt de la jeune fille pour les livres qui lui ouvre les portes de l'école mais les besoins présumés de la famille qui compte sur elle pour subvenir aux besoins du clan le moment venu. Envoyer une fille à l'école n'a pas pour but de lui octroyer plus de liberté. Comme le montre le destin de Maïguru, les diplômes, fussent-ils universitaires, ne libèrent pas la femme de sa dépendance lorsque le chef de famille conserve tous les pouvoirs: l'instruction ne conduit pas à la liberté quand la détentrice d'un savoir donné reste l'otage d'une autorité patriarcale inflexible.
Si Maïguru est « prise au piège » (p.7) et que Tambu supporte sans broncher le joug de la tradition et essaie de tirer le meilleur parti possible de la chance inespérée qui lui est offerte lorsqu'on l'envoie à l'école, Nyasha, elle, veut changer le monde qui l'entoure. Elle refuse de plier, mais seule contre tous, elle finit par échouer sur les plages du désespoir, soulignant les limites du pouvoir d'un individu, même clairvoyant, instruit et déterminé, lorsqu'il est en butte à sa famille et à un milieu replié sur ses valeurs.
L'attitude de Tambu et de Nyasha est on ne peut plus contrastée, mais la ténacité dont font preuve les deux adolescentes souligne une évolution significative des rapports de pouvoir entre les sexes. Certes, la rébellion de Nyasha n'aboutit pas au résultat escompté et la sujétion empreinte d'humilité de Tambu la conduira elle aussi à une impasse; mais si le futur de ces deux femmes est incertain, les connaissances qu'elles ont acquises leur permettent de donner un sens nouveau au monde qui les entoure, de revendiquer le droit d'exister à l'intersection de systèmes de pensées contradictoires, d'affirmer leur individualité et d'ouvrir un nouveau chapitre dans l'histoire des femmes du Zimbabwe.
Ce roman publié il y a vingt-cinq ans est intéressant car il évoque plusieurs thèmes que l'on retrouve de nos jours: les inégalités entre filles et garçons en matière d'éducation, une répartition inégale des tâches ménagères, les structures familiales rigides, les hommes estimant n'avoir de comptes à rendre à personne et bien d'autres plaies héritées de jadis qui rendent la vie des Zimbabwéennes et les femmes de bien d'autres pays difficile dans un contexte sociopolitique qui ne fait que se dégrader. De plus, l'intolérance, les brimades et l'impossibilité de dialoguer continuent souvent, comme à l'époque où Nyasha était adolescente, d'être la cause d'un désarroi profond. Ceux qui rentrent au pays en souffrent tout comme ceux, toujours plus nombreux, qui doivent s'exiler pour échapper à la dictature et au marasme économique.
A fleur de peau évoque la condition féminine au Zimbabwe à la fin des années soixante. L'image proposée par Tsitsi Dangarembga souligne les inégalités de genre, l'accès limité des filles à l'école, les problèmes auxquels les femmes qu'elles fussent filles, mères ou épouses doivent faire face; l'auteure évoque aussi les efforts déployés par une génération de jeunes filles cherchant à s'arracher aux structures rigides de leur famille. Situé à la fois dans un contexte géographique et temporel précis, cet ouvrage évoque aussi des rêves de savoir et de liberté que l'on retrouve sous tous les cieux et à toutes les époques. L'histoire de Tambu et de sa cousine Nyasha touche à l'universel, et c'est sans doute pour cela que ce roman figure en bonne place au palmarès des cent meilleurs livres africains proposés à Accra en 2002 [1]. L'hommage est mérité et la lecture de l'ouvrage chaleureusement recommandée.
Jean-Marie Volet
Notes
1. « Africa's 100 best books of the 20th Century »
[https://www.ascleiden.nl/?q=content/webdossiers/africas-100-best-books-20th-century consulté le 26 décembre 2013].
La suite de "Nervous conditions" a été publiée sous le titre de "The Book of Not" (Oxfordshire: Ayebia Clarke, 2006). A ce jour, ce livre n'a pas été traduit en français.
Editor ([email protected])
The University of Western Australia/School of Humanities
Created: 1-January-2014.
https://aflit.arts.uwa.edu.au/reviewfr_dangarembga14.html