A (RE)LIRE "La Chaumière africaine ou Histoire d'une famille française jetée sur la côte occidentale de l'Afrique à la suite du naufrage de la frégate La Méduse". Récit autobiographique de Charlotte DARD (1824). Réédition : Paris, L'Harmattan, 2005. (155p.). ISBN: 2-7475-8096-2. Présentation de Doris Y. Kadish.
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Publié à Dijon en 1824, La Chaumière africaine de Charlotte Dard - Picard raconte la vie d'une famille ayant émigré au Sénégal au début du dix-neuvième siècle. Cette autobiographie riche en rebondissements décrit les premiers moments d'une aventure coloniale désastreuse dont on n'a pas fini de mesurer les répercussions. Cela explique sans doute pourquoi cet ouvrage a été « oublié » pendant près de deux siècles au fin fond de la Bibliothèque Nationale. La réédition de 2005 est précédée d'une solide introduction de la chercheuse américaine D. Y. Kadish.
Charlotte Picard est née en 1798, deux ans avant que son père ne parte seul pour un premier séjour au Sénégal. Il ne rentrera en France qu'en 1809, date à laquelle les Anglais prennent le contrôle de la ville de Saint-Louis. En 1815, cependant, l'Angleterre accepte de restituer le Sénégal à la France et en 1816 la famille Picard au complet fait partie du premier contingent envoyé par Paris pour reprendre possession de Saint-Louis et y réinstaller son administration.
Bien que ce voyage qui devait redorer le blason de la France ait été minutieusement préparé, il commence très mal: la frégate « La Méduse » à bord de laquelle toute la famille a embarqué à Rochefort fait naufrage au large des côtes mauritaniennes suite à l'incompétence du capitaine. Pour comble de malheur, le capitaine qui est non seulement un piètre marin est aussi un pleutre qui s'empresse de quitter son navire et de prendre place à bord d'un des canots de sauvetage réquisitionnés par le nouveau Gouverneur du Sénégal pour sa famille et son entourage. Le reste des passagers, c'est-à-dire des centaines de personnes dont la famille Picard, sont alors abandonnés dans quelques chaloupes surchargées ou, pire encore, sur un radeau de fortune à bord duquel les naufragés les plus costauds massacrent les plus faibles pour les dévorer.
La famille Picard échappe de peu à ces actes de barbarie mais cela n'empêche pas Charlotte de croire sa dernière heure arrivée lorsque le frêle esquif qui l'emporte est pris dans la tourmente : « O nuit épouvantable! écrit-elle, quelle plume pourra jamais peindre cet affreux tableau! Comment décrire toutes les souffrances, les mortelles alarmes d'un père, d'une mère, à la vue de leurs enfants entassés et expirant d'inanition dans un petit canot que les vents et la rage des flots menacent d'engloutir à chaque instant. Nous avons tous devant les yeux le spectacle d'une mort inévitable ... Les vents grondent avec plus de fureur, les flots se soulèvent, s'irritent, se heurtent; dans leur choc épouvantable, une montagne d'eau se précipite sur notre canot, emporte une des voiles, et la plupart des effets que quelques matelots avaient sauvés de La Méduse. Notre barque est près de couler bas..." (p.47).
Au terme de plusieurs jours de navigation par gros temps, privée d'eau et de nourriture, la chaloupe atteint enfin la Côte. La partie est toutefois loin d'être gagnée car Saint-Louis se trouve encore à plusieurs jours de marche... Mais le dieu des voyageurs est du côté de la famille Picard qui finit par arriver exténuée à Saint-Louis où le Gouverneur anglais prend les choses en main et organise les secours. Le Gouverneur français, lui, surtout préoccupé par sa réputation, essaie d'affirmer son autorité et de faire taire les témoins de son infamie. Son attitude hostile vis-à-vis des Picard va se poursuivre tout au long de leur séjour au Sénégal. De plus, il se fait un devoir de refuser l'aide du Gouvernement chaque fois qu'un revers de fortune conduit la famille aux confins de la ruine et de la misère.
L'attitude hostile du Gouverneur a bien sûr une influence sur la vie de Charlotte, d'autant que c'est la jeune femme qui doit s'occuper de ses jeunes frères et sœurs à la mort de la seconde femme de son père en 1817. Et comme pour rendre les choses plus difficiles encore, les initiatives et les investissements de M. Picard qui étaient censés améliorer son revenu de fonctionnaire tournent mal et le ruinent au moment même où il perd son emploi au service du Gouvernement. Sans argent et sur le point de mourir de faim, Charlotte se réfugie sur l'île de Safal que son père avait achetée lors de son premier séjour au Sénégal. C'est là que, livrée à elle-même, elle essaie alors de cultiver assez de nourriture pour entretenir la famille et s'acharne à récolter le coton laissé à l'abandon à la suite de la faillite de son père. Mois après mois, elle travaille aux champs avec ses frères et sœurs, survivant de galettes de millet cuites au feu sur une pelle plate. Mais la vie sur l'île de Safal est ponctuée de drames qui anéantissent les efforts de la famille à intervalles réguliers et finissent par envoyer tout le monde au cimetière, exceptés Charlotte, une de ses sœurs et un cousin qui quittent la colonie en 1820.
La destinée extraordinaire de Charlotte Dard, sa force de caractère et l'impression de sincérité qui se dégage de son ouvrage sont autant d'éléments qui font de cette autobiographie un ouvrage fascinant. Mais il y a d'autres raisons d'en recommander la lecture : La Chaumière africaine est non seulement, à notre connaissance, le seul témoignage d'une Française ayant vécu en Afrique noire à cette époque mais c'est aussi un texte qui bat en brèche certains mythes associés à la colonisation. Il est par exemple frappant de découvrir que la plupart des difficultés rencontrées par la famille Picard sont le résultat de dissensions idéologiques avec le Gouverneur dont la priorité est d'occuper les terres et d'asservir les populations locales. Alors que les Picard voient leur avenir dans des échanges réciproques avec les Sénégalais, la France et son Gouverneur ont pour unique objectif la mise en place d'une nouvelle forme d'esclavagisme permettant d'exploiter l'Afrique de manière unilatérale sans avoir à rendre de comptes à personne.
Les Picard qui, lors du naufrage de La Méduse, avaient été témoins de la barbarie de ceux qui prétendaient « apporter la civilisation à l'Afrique », assistaient maintenant à la mise en place d'un système d'exploitation sauvage dont ils ne partageaient ni les prémisses ni les objectifs. De plus, la fratrie composée d'enfants blancs, noirs et métis dont s'occupent Charlotte était loin de représenter « la famille coloniale française idéale ». Kadish suggère que « M. Picard n'avait pas épousé la femme que Dard appelle sa "seconde mère" (Marie-Antoinette Fleury, veuve de Simon Giraut) » et que « quatre enfants [étaient] ceux que Picard avait eus de "diverses femmes de couleur" lors de ses séjours précédents au Sénégal » (p.ix). Il y avait certainement là une raison supplémentaire pour le Gouverneur de vilipender les Picard. Cette famille peu ordinaire où des individus noirs et blancs travaillaient ensemble et vivaient harmonieusement ne pouvait pas être tolérée car elle démontrait que les pseudo « preuves scientifiques » soulignant les dangers du mélange des races ce qui allait devenir un des dogmes du colonialisme français étaient sans fondement.
De plus, à une époque où la France refusait d'abolir l'esclavage, la décision de Picard de ne pas punir des esclaves essayant de s'enfuir pour retrouver leur famille et la compassion témoignée par Charlotte à l'endroit de ces hommes essayant de recouvrer leur liberté étaient incompatibles avec les exigences tyranniques du nouvel ordre colonial. De même, la générosité et l'aide désintéressée de la population autochtone aux heures les plus difficiles de la famille ne correspondaient pas à l'image de la société africaine que Paris entendait propager pour justifier sa « mission civilisatrice ». La relation de la famille Picard avec la population locale évoquée dans l'ouvrage n'offre qu'une vision très fragmentaire de la réalité mais elle illustre bien quelques principes fondamentaux d'une relation franco-africaine auxquels la France n'est toujours pas prête à adhérer en ce début de vingt et unième siècle, c'est-à-dire une relation d'égal à égal basée sur l'échange et le respect mutuel plutôt que sur la domination et l'exploitation éhontée du continent africain.
Le récit s'achève sur le mariage de Charlotte Picard et de Jean Dard, le premier instituteur de la colonie. Cette union montre que si les idées des Picard, père et fille, étaient farouchement combattues par le Gouvernement, elles n'étaient pas pour autant rejetées par tout le monde. Partageant les mêmes principes humanistes, Jean Dard avait placé lui aussi ses activités sous le signe de la collaboration entre maître et élèves, et entre les élèves eux-mêmes, le devoir de chacun étant de se mettre au service de sa communauté. Il n'hésitait pas à utiliser le wolof dans sa classe car son but n'était pas d'imposer le français de façon hégémonique mais d'élargir le champ linguistique de ses élèves afin de « former une génération d'Africains avec qui les explorateurs et les colonisateurs puissent s'entendre et développer des échanges commerciaux et culturels » (pp.xxv-xxvi). Cette approche était, bien sûr, tout à fait incompatible avec l'idéologie coloniale française.
La Chaumière africaine propose le portrait sans fard d'une jeune femme qui lutte vaillamment contre les coups du sort et le harcèlement d'un Pouvoir malveillant. Mais loin de donner un tour mélodramatique à son expérience, Charlotte Picard nous offre un magnifique témoignage où dominent le courage et une sollicitude attentive à l'égard des autres. Comme le souligne très justement Kadish en conclusion de son introduction : « Depuis la jeune fille de dix-huit ans qui part de Paris en 1816 jusqu'à la femme mûre qui publie un livre huit ans plus tard, La Chaumière africaine nous présente une personne forte, active, déterminée et engagée: un des visages de la femme française des siècles passés qu'il importe de connaître ». (p.xxxvi)
Jean-Marie Volet
Editor ([email protected])
The University of Western Australia/School of Humanities
Created: 6-Jan-2009.
https://aflit.arts.uwa.edu.au/reviewefr_dard09.html