A (RE)LIRE "Kwata, Makossa et turbulences à Kamanda ou les damnés de Kamanda", un roman de Marion DIBY ZINNANTI Paris: Editions La Bruyère, 2002. (103p.). ISBN: 2-84014-879-X.
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Alors que le gouvernement ferme les yeux sur les exactions commises par le « commando spécial » mandaté par les autorités pour lutter contre une criminalité galopante, deux journalistes essaient de découvrir ce qui est arrivé à un petit groupe d'adolescents qui ont disparu sans laisser de trace. L'enquête ne tarde pas provoquer le mécontentement des autorités mais ni les menaces, ni les descentes de police dans les bureaux du Journal ne détournent les deux enquêteurs de leur objectif. Au-delà de son côté « policier » cet ouvrage de Diby Zinnanti est aussi un roman d'atmosphère qui évoque bien le monde dans lequel évolue les personnages. Et, bien que publié en 2002, il rappelle à tout un chacun les risques encourus par les journalistes d'investigation aujourd'hui encore.
Tout commence à Douala, dans les bureaux du journal « Démocratie » où deux anciens camarades d'études se retrouvent après une longue séparation. Ndonga vient d'être libéré de prison et son ami Amang, qui est maintenant rédacteur en chef du journal, lui propose de travailler avec lui comme journaliste. Des rumeurs concernant la disparition de plusieurs jeunes gens ont envahi la ville et, comme par coïncidence, Ndonga vient de recevoir la visite inopinée de Zeina, une ancienne maîtresse qui lui demande s'il peut l'aider à retrouver son fils disparu. Du coup, un poste de journaliste-enquêteur lui semble une offre qu'il ne peut refuser, d'autant que la réinsertion d'un ex-prisonnier-ex-journaliste-reconverti-en-politicien n'est pas facile.
Arrêté en pleine nuit à son domicile, quelques années plus tôt, condamné à cinq ans de prison ferme pour « déstabilisation des institutions républicaines du pays » (p.5), gracié par le Président et enfin relâché, Ndonga a de la peine à retrouver ses marques: ses relations avec sa femmes sont tendues, la démocratie à la mode du pays est mère de tous les vices et les activités politiques qui l'ont conduit en prison lui sont désormais interdites. Le whisky qui lui a fait cruellement défaut tout au long de son incarcération l'aide à supporter le souvenir des terribles années qu'il vient de vivre et à oublier les contrariétés qui ternissent son retour à la vie civile. Son addiction et sa noire désespérance n'entament toutefois pas sa volonté d'amener sur le banc des accusés les responsables du climat délétère et brutal dont il a été, comme chacun des jeunes disparus, l'une des innombrables victimes.
Bien qu'il partage les aspirations de son ami, la personnalité d'Amang est aux antipodes de celle de Ndonga. Il « frime avec désinvolture » (p.12), dit la narratrice, et son goût pour les tenues vestimentaires clinquantes n'a d'égal que sa passion pour les grosses cylindrées et les petits coupés Mercedes. Lors de sa première rencontre avec Ndonga, par exemple, « il porte avec nonchalance un sobre costume deux pièces » (p.12) et le jour suivant « un ensemble saharienne de couleur ocre à la coupe impeccable, le tout assorti de bottines, d'un casque colonial et d'une paire de lunettes de couleur identique » (p.16). Mais ses goûts extravagants ne signifient pas pour autant qu'il ait perdu le sens des réalités. Bien au contraire. Au-delà des apparences, il reste un homme de principes, un défenseur convaincu de la liberté d'expression et de la justice. Quelqu'un sur qui l'on peut compter et qui est attentif aux besoins de sa famille et de ses amis, un homme qui n'hésite pas à apporter un appui inconditionnel à Ndonga lorsque ses ennemis commencent à s'agiter et font intervenir la police pour une perquisition et la mise à sac du journal, qu'ils brûlent sa voiture et tirent quelques coups de feu dans sa direction. Et lorsque Ndonga, pris de doutes, commence à se demander si le jeu en vaut vraiment la chandelle, c'est encore lui qui convainc son ami de la nécessité de poursuivre l'enquête.
La découverte graduelle de nouveaux indices et la révélation des crimes commis par les « commandos spéciaux » tiennent le lecteur en haleine mais l'atmosphère générale du roman participe aussi à l'intérêt de la lecture. Alors que l'œil suit inlassablement les lignes, que la main tourne machinalement les pages, l'esprit abolit les distances, se noie dans les rues bruyantes de la capitale, arpente les banlieues, s'évade sur les routes cahoteuses qui mènent au village et stimule l'appétit de la lectrice lorsqu'elle emboîte le pas à Amang et à Ndonga sur le point d'entrer dans un « maquis ». Les occasions de passer à table se présentent d'ailleurs souvent car la nourriture occupe une place importante dans la vie des deux hommes. A leurs yeux, boire et manger représentent bien plus qu'une simple nécessité biologique: pour eux, la cuisine c'est « le premier ressort de la vie [...] vie sociale, vie économique et même vie culturelle » [1]. De nombreux « maquis » proposant une cuisine traditionnelle riche et variée permettent non seulement aux deux hommes de satisfaire leur faim mais aussi de communier avec autrui et de faire honneur au plat.
Il est donc peu étonnant que, peu après sa sortie de prison, ce soit dans un maquis que l'on retrouve Ndonga « sirotant son verre de whisky » (p.5) en écoutant l'air absent les notes de Bitkutsi égrenées par le poste de radio posé sur le comptoir. Dès les premières pages du roman, l'odeur agréable des plats traditionnels et l'atmosphère conviviale des maquis vont appâter le lecteur et l'accompagner tout au long de la narration. L'enquête qui entraîne les deux journalistes aux quatre coins de la ville et du pays les oblige à de fréquentes haltes et les occasions de passer à table ne manquent pas. C'est le cas par exemple lorsqu'ils arrivent chez Madame Noah pour lui poser quelques questions. Mme Noah possède un petit maquis dans le quartier de Kamanda et l'odeur alléchante qui vient des cuisines est trop tentante pour qu'ils résistent longtemps à l'idée de demander à leur hôtesse s'il est encore temps de commander à manger. Bien sûr, quelle que soit l'heure, il n'est jamais trop tard pour être servi dans un maquis, et en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, les deux hommes se retrouvent attablés devant un plat de sauce feuilles accompagné de couscous de maïs. (p.29). Ailleurs, ils commandent de la bière et un plat de sauce arachide accompagné de manioc (p.48), et ailleurs encore ils dégustent un poulet DG (pour « directeur général ») suivi de brochettes de crocodile (p.60).
Et lorsque Amang « toujours sur son trente et un » (p.38) organise une petite réception chez lui avec son épouse, « les deux tables recouvertes de pagnes de la petite salle à manger climatisée croulaient sous les victuailles. Couscous de maïs accompagné d'une sauce « Nkui », taros pilés à l'huile de palme, « miondos », sorte de pains de manioc, ignames braisées, macabos grillés, bananes plantain et douces, sauce feuilles, viandes de chèvre, de mouton, de porc et de bœuf, volailles braisées étaient autant de mets succulents mijotés dans des poteries richement décorées et servis avec délicatesse. Pendant que Ndonga se régalait d'un « ndolé », une recette à base de feuille de vernonia et d'arachide, de poisson fumé et de crevettes, Amang s'empiffrait de biscuits « Ekoki » confectionnés à partir de haricots « niébé ». Mafany [le photographe du journal] dégustait un « mbongo Tchobi », un poisson arrosé d'une sauce noire au parfum unique, rehaussé de poivre pendja, d'écorce râpée de l'arbre à l'ail et de maniguette » (p.38). Mais lorsque Amang invite son ami à partager les criquets et termites rôtis dans de l'huile et du sel par une de ses vieilles tantes, Ndonga s'abstient de goûter à ce genre de délicatesse « que son palais n'apprécie guère » (p.91): comme dans tous les domaines, et comme partout, la valeur des choses et leur appréciation se situent à l'intersection d'un héritage commun et des goûts de chacun.
Alors que la gastronomie contribue à créer un puissant « effet de réel » pour reprendre la formule de Roland Barthes , les interactions entre personnages de différentes ethnies contribuent aussi à souligner l'ancrage du roman dans la réalité et montrent que le respect des origines de chacun n'a rien d'antinomique avec un projet de société commun basé sur l'égalité des chances et la tolérance. Amang, qui est bamiléké, et Ndonga, qui est béti, sont tous deux attachés à leurs racines; ils ont conservé des liens solides avec leur village d'origine et l'endroit où ils ont passé leur enfance, mais le fait d'appartenir à des ethnies différentes n'a pas d'incidence sur leurs relations. Loin d'être source de rivalité, leur appartenance à des ethnies différentes facilite même parfois leur travail. C'est le cas, par exemple, lorsque Mafany reconnaît l'accent d'un témoin réticent et, se présentant comme un parent du même village, arrive à radoucir la personne interrogée et obtenir d'elle des renseignements qui s'avèrent être de première importance. Si la solidarité ethnique reste un élément qui influence souvent le cours des relations sociales, il n'y a pas de raison qu'elle dresse les individus les uns contre les autres.
Assumer sans heurt les différences, qu'elles soient du domaine de l'habillement, de la cuisine ou de l'appartenance ethnique, n'empêche pas les personnages d'entretenir des liens privilégiés avec leur village d'origine. Tout comme manger représente plus qu'une simple contrainte biologique, les liens qui unissent l'individu avec son village sont ancrés dans les habitudes. Ils sont l'expression d'un devoir de solidarité qui d'une part exige des individus d'aider leurs parents dans le besoin, de prendre part aux mariages comme aux enterrements, mais ce rapport d'inhérence offre aussi un point de chute aux uns et aux autres lorsque les choses tournent mal en ville. Le roman souligne ce va-et-vient entre ville et village, de personnages qui remplissent leurs obligations coutumières ou cherchent une aide quelconque: le père d'un des jeunes disparus est absent de chez lui lors de la disparition de son fils car il assiste aux funérailles d'un de ses proches à l'intérieur du pays » (p.26); le fils de Madame Noah échappe à la police en se réfugiant chez un oncle au village (p.48); c'est encore au village qu'Amang va cacher les documents et les enregistrements de témoins qui prouvent la culpabilité des commandos aux ordres de hauts personnages responsables d'assassinats politiques (p.90); et Zeina, la jeune femme qui a rejoint l'élite de la société à la force du poignet et au prix de mille trahisons et compromissions a, elle aussi, de solides attaches avec le village bamiléké où elle a grandi; il n'y a pas jusqu'aux bandits de la capitale qui n'aillent se réfugier dans leur village lorsqu'ils cherchent à échapper à la vindicte populaire (p.27).
Le rôle tonique joué par la nourriture, l'amitié et le sens des origines du « personnel du roman » donne une tournure positive à la narration et souligne que de la personne la plus extrovertie à la plus maussade, tout le monde peut ajouter un pierre à l'édifice d'un monde plus convivial; mais cette touche d'optimisme n'empêche pas l'ouvrage de dénoncer vigoureusement la corruption et les crimes dont est victime une population bafouée par un gouvernement pernicieux et des élites brutales et corrompues: aucune transaction n'est possible sans « gombo », c'est-à-dire le pot-de-vin obligatoire lors de toute transaction (p.20); de nombreux ministres sont associés à des trafics d'armes juteux; la police ferme les yeux sur les délits de gangs qui sont de mèche avec elle et à qui elle vend des armes (p.27); les hôpitaux où tout se monnaie sont envahis par une nuée de rabatteurs, de racketteurs et d'un personnel soignant dénué de toute conscience professionnelle (p.28); le système routier est délabré (p.25); et la population, excédée par les carences du pouvoir, l'insécurité et la corruption des forces de l'ordre, n'hésite pas à se faire justice elle-même, brûlant vifs les voleurs pris en flagrant délit. L'analyse proposée par Ndonga à sa sortie de prison résume bien la situation: « En dépit d'une croissance qui se maintenait depuis plusieurs années, le sort du citoyen de base ne s'était guère amélioré. En raison d'un décalage entre les discours sur la reprise économique et la réalité quotidienne vécue par les citoyens, le malaise était de plus en plus perceptible dans toutes les couches de la société. La solution policière choisie par l'Etat n'avait rien arrangé. » (p.20) On pourrait, hélas, reprendre ces propos aujourd'hui sans en changer un mot.
Kwata, Makossa et turbulences à Kamanda se situe en marge du « roman policier » ordinaire, ne serait-ce que parce que la police s'y trouve sur le banc des accusés, mais l'enquête menée par Ndonga et son ami Amang n'en est pas moins captivante et rondement menée. De plus l'auteure joue à merveille du contraste entre tous ceux qui s'insurgent contre les multiples maux dont souffre la société dans laquelle ils vivent mais nourrissent parallèlement « la même passion inébranlable pour leur pays, son histoire, ses hommes, ses traditions et sa cuisine » (p.16). Un livre qui vaut sans conteste le détour.
Jean-Marie Volet
Note
1. "L'Afrique côté cuisines. Regards africains sur l'alimentation". Paris: Syros, 1994, p.8.
Editor ([email protected])
The University of Western Australia/School of Humanities
Created: 1-January-2013
https://aflit.arts.uwa.edu.au/reviewfr_diby13.html