A (RE)LIRE "L'ombre en feu", un roman de Mame Younousse DIENG Dakar: Les Nouvelles Editions Africaines du Sénégal, 1997. (236p.). ISBN: ISBN 2-7236-1108-6.
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L'ombre en feu de Mame Younousse Dieng est un roman intéressant à plus d'un titre. D'abord, c'est un ouvrage qui offre une bonne image des tensions dominant la vie d'un petit village sénégalais au début des années soixante. Ensuite, il fait partie des tout premiers romans en français écrits par une écrivaine d'Afrique noire le manuscrit ayant été accepté pour publication en 1976, c'est-à-dire plus de vingt ans avant sa mise sous presse. Enfin, il évoque de manière poignante les conflits de loyauté dont sont victimes les individus écartelés entre les exigences de mondes contradictoires.
Kura est la dernière fille de Biram Njaay, le chef coutumier de Jomb. Elle est encore très jeune et suit sa mère comme son ombre, s'initiant petit à petit aux nombreuses tâches qui incombent aux femmes de la concession. Sa vie prend un tour inattendu lorsqu'un beau jour son père décide de l'envoyer à l'école du village. Son intelligence et sa facilité en font rapidement la meilleure élève de sa classe, et cela lui ouvre les portes de l'école secondaire dans la ville voisine. Malheureusement, les succès scolaires de la petite fille devenue une adolescente à l'avenir radieux ne comptent pas pour grand-chose aux yeux de son père qui décide de la marier, contre son gré, à Demba, un parent éloigné à la moralité douteuse, trois fois plus âgé qu'elle, déjà marié et père de famille.
Le drame qui en découle prend les dimensions d'une tragédie qui souligne les oppositions qui se font jour entre le monde urbain et rural, les hommes et les femmes, les aînés et les jeunes, les « évolués » et les analphabètes.[1] Les conseils donnés par Biram à son futur beau-fils Demba à la veille de son mariage avec Kura, illustrent bien le fossé infranchissable qui sépare un vieux père accroché aux valeurs d'antan et une jeune femme pleine de projets pour l'avenir: « Demba, dit Biram, ... te voilà de nouveau devant une tâche délicate : faire d'une jeune fille une femme à ta convenance. Pour y arriver, souviens-toi que la femme n'est rien d'autre qu'un corps; l'esprit, c'est l'homme » (p.169).
Cette suprématie masculine a pour corollaire d'accorder à Biram et à Demba le droit de décider de l'avenir de Kura sans lui demander son avis. On attend d'elle une obéissance inconditionnelle, mais la jeune femme qui connaît bien Demba, ne veut pas se soumettre. Elle est convaincue que l'homme à qui on veut la marier n'arrive pas à la cheville du jeune étudiant qu'elle a l'intention d'épouser au terme de ses études. Elle sait que son père se méprend sur la nature de Demba et elle ne comprend pas pourquoi sa famille s'obstine à vouloir la jeter en pâture à un escobar hypocrite et fourbe, même s'il a été en mesure de verser une dot substantielle. Pour Kura, les erreurs de jugement de son père prouvent que les hommes, quel que soit le pouvoir que la tradition leur a conféré, n'ont pas toujours raison : une jeune femme comme elle peut en savoir plus long que son père et être un bien meilleur juge de caractère.
Mais dans le hameau de Jomb, personne n'est prêt à souscrire aux idées folles de la jeune femme. Le respect des hiérarchies, l'honneur de la famille et de la tradition passent avant tout. Dès lors, la mère de Kura supplie sa fille de reprendre ses sens, de faire amende honorable et de se soumettre à la volonté de son père. Sa grand-mère lui fait elle aussi la leçon : « Ton père a déjà annoncé ce mariage... tu comprends ? Après Dieu et le Prophète, il est ton maître sur terre; il te marie quant il veut et avec qui il veut ... c'est ton père qui, de son propre gré, t'avait mise à l'école, s'il juge que tu dois la quitter pour te marier, on n'y peut rien, et personnellement, je trouve qu'il a raison » (p.98)
Mais pour Kura, l'heure n'est plus à un respect aveugle des hiérarchies et des coutumes qui avaient assuré une base solide aux communautés villageoises d'antan. Les réseaux complexes de relations sociales et familiales dont les mariages arrangés étaient l'élément fédérateur ne répondent plus aux besoins de la société ni aux aspirations d'une nouvelle génération de Sénégalaises. D'où sa réponse quelque peu effrontée à son aïeule : « Nous ne voulons plus un maître mais un collaborateur. L'homme et la femme sont deux créatures complémentaires, aussi indispensables l'une que l'autre à la survie de la famille, de la société et de l'humanité. Il n'y a aucune raison que l'une soit l'éternelle subordonnée de l'autre. Maam Booy, les filles d'à présent veulent se libérer, s'épanouir, vivre ensemble. Nous voulons être respectables, respectées et responsables. » (p.99)
Le statut des filles oppose passionnément les progressistes et les traditionalistes de Jomb mais bien d'autres éléments du monde de Biram se lézardent alors qu'il essaie désespérément de sauver ses privilèges de chef. La soumission respectueuse des hommes de castes et des descendants d'esclaves devient, par exemple, de plus en plus aléatoire. Pour Biram, la supériorité morale qu'il a héritée de ses aïeuls est indissociable d'une ordonnance sociale intemporelle et éternelle. A ses yeux, seul compte l'honneur associé à sa position, aussi exige-t-il que les villageois alentour le reconnaissent dans leur comportement à son égard. Toutefois, sa décision d'envoyer sa fille à l'école et son impuissance à la plier à sa volonté lorsqu'il décide de la marier, portent préjudice à sa crédibilité. Du coup, les hommes « répondent à peine à son salut » (p.11) et « les villageoises, même celles de caste, ne s'astreignent plus aux génuflexions de rigueur pour le saluer » (p.12). Même la femme du cordonnier qui vient régulièrement demander l'aumône à sa femme finit par faire comme les autres et « à rester toute raide pour saluer le chef » (p.12). Et comble d'humiliation, le mari de la coupable se permet de rabrouer le chef lorsque ce dernier vient se plaindre et menace de rosser l'impertinente: « La pauvreté n'empêche pas d'avoir des poils, réplique le cordonnier, et, par les temps qui courent, il vaut mieux ne pas essayer de rosser ma femme ... la royauté est morte de sa belle mort. Attention, je dis attention Biram ! Plus personne n'est faible dans ce pays, et j'écorcherai quiconque m'égratigne » (p.12).
Le refus de Kura d'obtempérer aux ordres de son père et l'incapacité de Demba à maîtriser sa jeune épouse deviennent sujet à plaisanterie dans tout le village. Il est chaque jour plus évident que la noblesse locale n'est plus ce qu'elle était. Nombreux sont les descendants de familles illustres qui « ne sont pas mieux lotis que nous » (p.51) dit un descendant d'esclave alors que certains nobles se mettent eux aussi à rêver d'un monde différent « Ah, la naissance, la naissance : c'est ce qui nous retarde et nous tue » (p.178) affirme l'un d'eux en pensant à ses parents qui se sont installés en ville et pratiquent « tous les métiers sans distinction de castes », ajoutant, « il y a même des nobles qui travaillent le cuir et le fer » (p.178). Comme les coutumes discriminatoires qui briment les femmes, l'hégémonie féodale qui a longtemps asservi les hommes de caste et les descendants d'esclaves est remise en question.
Malheureusement, la mise à l'écart de ceux qui n'ont pas atteint un âge canonique lors des conseils de familles et des palabres décidant de l'avenir du village ne permet pas à Biram d'entamer un dialogue constructif avec la génération montante. La sagesse vient avec l'âge, pense-t-il. L'avis des jeunes n'est que rarement sollicité, et plus rarement encore pris en compte, même si cet avis émane d'une personne ayant fait de longues études comme c'est le cas de l'instituteur Saalif. Ce dernier a certes réussi à convaincre Biram d'envoyer Kura à l'école, mais il reste totalement impuissant lorsque que le vieil homme décide d'interrompre les études de sa fille et de la marier. Et lorsque le jeune enseignant essaie de plaider la cause de Kura, personne ne l'écoute, même si chacun s'accorde à penser qu'il est un jeune homme plein de bonnes intentions. Comme le dit le vieux chef d'un village voisin : « l'école tourne la tête aux enfants; dès qu'ils savent parler avec les Blancs, ils croient pouvoir s'installer sur notre crâne. C'est une crise au bout de laquelle la désillusion les attend; ils réalisent que nous sommes plus forts qu'eux parce que plus mûrs ». (p.130)
L'influence de Duudu le jeune homme que Kura veut épouser est encore plus négligeable car il est non seulement jeune mais aussi étranger au village et sans le sou. Sur le point de finir ses études, il est promis à un grand avenir mais pour la famille de la jeune fille il n'est qu' « un élève ... un gosse sans sou ni expérience ... un prétendant honteux » (p.99). Son amour sincère pour Kura, sa jeunesse et son éducation ne comptent pour rien. Comme le dit Maam Booy : « La beauté et la jeunesse sont l'apanage de la femme; ... quant à l'âge de Demba dont tu te plains, c'est un autre atout pour l'homme; c'est une marque d'expérience et de responsabilité ... pour t'ombrager, l'arbre doit être plus haut que toi » (pp.98-99)
En dépit du vent réformiste qui balaya le Sénégal dans les années 1960, ce roman écrit au milieu des années 1970 ne fut publié que 25 ans plus tard. Est-ce parce qu'il évoquait de manière trop réaliste les clivages qui continuaient à paralyser la société sénégalaise quinze ans après les Indépendances ? La scolarisation des filles, l'égalité entre les sexes, le rôle des jeunes dans un univers dirigé par les anciens, l'urbanisation, les perversions de l'enrichissement individuel, le rôle de la dot, la polygamie, la question des castes et bien d'autres thèmes évoqués dans L'ombre en feu étaient autant de sujets délicats et embarrassants pour certains en 1975. Ils le sont restés jusqu'à aujourd'hui, même si une pléthore de nouveaux problèmes propres au 21e siècle s'y sont greffés depuis.
Quelle que soit la raison des retards qui ont présidé à la publication de cet ouvrage, non seulement il reste d'actualité mais il occupe aussi une place de choix dans un univers littéraire qui, de Phillis Wheatly, la jeune Sénégalaise déportée au Etats Unis en 1761 à Marie NDiaye la récipiendaire du Prix Goncourt 2009, conduit inexorablement les Africaines vers la liberté, l'égalité et l'expression de leur singularité.
Injustement méconnu, L'ombre en feu est un excellent roman dont la valeur n'a pas échappé à Lilyan Kesteloot à qui nous laisserons le mot de la fin : « Ecrit dans un style conventionnel mais très réaliste, très précis, très fouillé, le roman ne nous fait grâce ni d'un geste, ni d'une plainte, ni d'une larme. Il n'évite pas le mélo. On en sort tout de même assez bouleversé pour pleurer avec. Ceci est donc un excellent roman populaire que les pères de famille devraient lire autant que leurs enfants. Pour tenter peut-être de se comprendre davantage... ».[2]
Jean-Marie Volet
Notes
1. Voir l'analyse du roman par Lilia Labidi, "Romancières sénégalaises à la recherche de leur temps". Tunis, Editions Sahar, 2003.
2. Lilyan Kesteloot. "Note de lecture. 'L'ombre en feu' de Mame Younousse Dieng" "Ethiopiques" no 60 revue négro-africaine de littérature et de philosophie, (1998). https://www.refer.sn/ethiopiques/article.php3?id_article=1143 [Consulté le 15 novembre 2009 mais indisponible en janvier 2010].
Editor ([email protected])
The University of Western Australia/School of Humanities
Created: 01-February-2010.
https://aflit.arts.uwa.edu.au/reviewfr_dieng10.html