A (RE)LIRE "Le ventre de l'Atlantique", un roman de Fatou DIOME Paris : Editions Anne Carrière, 2003, (296p.). ISBN: 2-84337-238-0.
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Publié en 2003, Le ventre de l'Atlantique de Fatou Diome est un tribut à la magnifique victoire du Sénégal sur la France lors du match d'ouverture de la Coupe du monde de football de 2002. Ce roman parle avec ferveur de l'engouement des jeunes et des moins jeunes pour le ballon rond. Mais pour la narratrice qui avoue aussi avec candeur « qu'elle n'adore pas tant que ça le foot » (p.14), c'est aussi l'occasion d'aborder une multitude de thèmes, de sujets d'actualité et de relations sociales ou familiales reflètant ses préoccupations identitaires.
Salie vit en France depuis dix ans. Elle est partagée entre un attachement indéfectible à sa terre natale et une adaptation difficile à la vie d'immigrée. Son frère, resté au pays, ne vit que pour le football. Il rêve de se faire un nom dans un club français et compte sur sa sœur pour y parvenir. Toutefois, cette dernière, trop consciente des difficultés qui attendent les jeunes Africains sans formation débarquant en France, refuse de l'aider à quitter la petite île de Ndiodior où il habite.
Convaincre un jeune frère du caractère utopique de ses projets n'a rien d'une sinécure d'autant que tout semble prouver à Madické que la seule démarche permettant d'échapper au marasme ambiant, c'est de partir pour la France. Il lui suffit de regarder autour de lui et d'écouter les récits de ceux qui y ont soi-disant fait fortune, pour comprendre que son avenir se trouve là-bas. Le parcours de « L'homme de Barbès » n'est qu'un exemple: ses séjours à Paris lui ont apporté la fortune et la notoriété. Parti de rien, il est devenu un homme respectable possédant une grande demeure, plusieurs épouses, un petit commerce et la seule télévision du village. Ce « champion de l'immigration réussie », encensé par les gens du village, n'aime pas particulièrement sa Rolex de contrebande, son salon en cuir, son congélateur fermé à clé, ses trois premières femmes et sa télé, mais l'accumulation ostentatoire de biens de consommation à laquelle il se livre n'a pour but que d'asseoir sa réputation et son pouvoir.
Ce que l'homme de Barbès oublie de raconter à ses compatriotes, ce sont les taudis ayant accueilli sa misère, ses années de galère, les conditions de vie misérables qu'il a connues en France, sans papiers et sans formation, survivant à grand peine, condamné aux travaux les plus durs et exploité par des employeurs auxquels il obéit servilement ce qui lui vaut entre autres de se faire casser deux dents par un gang de jeunes gens qui n'apprécient guère son zèle de gardien au service d'un supermarché. Lorsqu'il évoque avec enthousiasme à ses compatriotes un Paris de carte postale, il oublie de mentionner l'essentiel de son expérience :
« J'ai atterri à Paris la nuit; on aurait dit que le bon Dieu avait donné à ces gens là des milliards d'étoiles rouges, bleues et jaunes pour s'éclairer; la vie brillait de partout ... J'habitais dans cette immense ville de Paris ... Avant je n'avais jamais pensé qu'une si belle ville pouvait exister. Mais là, je l'ai vue de mes propres yeux. La Tour Eiffel et l'Obélisque ... Les Champs-Elysées, il faut une journée, au moins, pour les parcourir, tellement les boutiques de luxe, qui les jalonnent, regorgent de marchandises extraordinaires ... » (p.96)
Pauvre parmi les pauvres, ses maigres ressources ne lui ont bien sûr jamais permis de franchir la porte des magasins dont il parle pour se faire valoir. Et il n'a pas davantage bénéficié des conditions de vie réservées aux Français des classes moyennes, même s'il en parle avec enthousiasme, éperonné par la curiosité de ses jeunes auditeurs qui lui demandent inlassablement de leur parler de ce pays béni des dieux :
« Et la vie ? C'était comment la vie, là-bas ? Ah ! La vie là-bas ! répondait-il, une vraie vie de Pacha ! Croyez-moi, ils sont très riches, là-bas. Chaque couple habite, avec ses enfants, dans un appartement luxueux, avec électricité et eau courante. Ce n'est pas comme chez nous, où quatre générations cohabitent sous le même toit. Chacun a sa voiture pour aller au travail et amener les enfants à l'école; sa télévision ... son frigo et son congélateur chargés de bonne nourriture. Ils ont une vie très reposante. Leurs femmes ne font plus les tâches ménagères ... » (pp.97-98)
Les conditions de vie idylliques décrites avec moult détails par l'homme de Barbès n'ont rien de commun avec celles de la très grande majorité des Africains arrivant en France pour y faire fortune; mais les clichés que son discours accrédite se retrouvent aussi sur les écrans de télévision au cours d'émissions qui jouent avec la crédulité des téléspectateurs à des fins commerciales ou politiques.
L'échec est possible certes, chacun le sait, mais Madické et ses amis n'envisagent pas la possibilité d'être du côté des perdants, de ceux qui rentrent au pays, cassés et sans un sou. Ils se raccrochent tous à un futur chimérique qui leur permettra de briller sur les stades, comme les étoiles africaines que l'on voit évoluer à la télévision. Ils sont certains de devenir riches, puissants et respectés. Contrairement à Salie qui a fait la douloureuse expérience de l'exil, de la solitude et du racisme, ils imaginent un futur radieux dans une France qui n'attend que l'occasion de reconnaître leur talent. « A leurs yeux, tout ce qui est enviable vient de France ... la seule télévision qui leur permet de voir les matchs, elle vient de France. Son propriétaire, devenu un notable au village, a vécu en France. L'instituteur, très savant, a fait une partie de ses études en France. Tous ceux qui occupent des postes importants au pays ont étudié en France. Les femmes de nos présidents successifs sont toutes françaises ... Les quelques joueurs sénégalais riches et célèbres jouent en France ... » (p.60)
La mainmise de la France sur son ancienne colonie, suggère Salie, pèse de tout son poids sur l'avenir du pays. « Après la colonisation historiquement reconnue, dit-elle, règne maintenant une sorte de colonisation mentale » (p.60) Toutefois, ce qui fait l'originalité de l'ouvrage de Diome, c'est de dépasser l'idée que la France est seule responsable de la situation difficile du Sénégal. Pour la narratrice, il faut être deux pour danser et les habitants de Ndiodior ne sont pas les victimes candides de la désinformation, de la propagande et de l'immixtion française au Sénégal. Au-delà des influences extérieures, la manière d'être, de penser et de voir le monde des gens, héritée de la tradition, représente aussi des éléments prédominants qui ont façonné l'environnement socio-culturel de l'île. Force est de reconnaître, dit la narratrice, que l'invocation de la tradition cache souvent un désir de maintenir le statu quo, les privilèges et un cortège d'inégalités qui lui sont associées. Pour les parents entretenus par leurs enfants expatriés, l'argent n'a pas d'odeur. Tant que les chèques continuent à leur parvenir, l'honneur de la famille est sauf et sa survie assurée. Pour la plupart des villageois de Ndiodior, « réussir » en France ou ailleurs signifie uniquement subvenir aux besoins d'une parentèle nombreuse restée au pays et ne voyant pas la nécessité de remettre en question ses valeurs, ses habitudes et ses hiérarchies.
Peu nombreux sont ceux et celles qui osent mettre en cause les vertus de certaines coutumes, de certaines relations de pouvoir érigées en dogmes par les personnes qui en profitent le plus. Plus rares encore sont ceux qui réussissent à faire changer les choses comme en témoigne l'action solitaire de l'instituteur du village, un homme qui ne ménage pas sa peine et explique inlassablement son point de vue :
« ... la modernité nous laisse en rade, en dehors de la pilule tout reste à faire. Et même la pilule, je crois qu'il faudrait la programmer dans un riz génétiquement modifié afin d'obliger les femmes à s'en servir; si seulement les féodaux qui leur servent d'époux pouvaient arrêter de mesurer leur virilité au nombre de leurs enfants. Ça aussi, petits, c'est le sous-développement et ça se joue dans les mentalités. Essayez de ne pas reproduire les erreurs de vos pères et vous verrez que, même sans aller à l'étranger, vous aurez plus de chance qu'eux de vous en sortir ici. D'accord, soyez prêts au départ, allez vers une meilleure existence, mais pas avec des valises, avec vos neurones ! Faites émigrer de vos têtes certaines habitudes bien ancrées qui vous chevillent à un mode de vie révolu. La polygamie, la profusion d'enfants, tout cela constitue le terreau fertile du sous-développement. Nul besoin de faire des mathématiques supérieures pour comprendre que plus il y a de gens, moins grande est la part de pain à partager. » (p.206).
Les idées progressistes de l'instituteur Ndétare n'empêchent ni la polygamie de perdurer, ni la limitation des naissances d'être considérée comme une provocation, ni les épouses incapables de donner un fils à leur époux d'être rejetées, ni les femmes d'être exploitées, ni les étrangers d'être mis à l'index... Mais tout n'est pas irrémédiablement figé et la destinée de l'île appartient aussi aux rares personnes qui décident ou sont contraintes comme Salie de suivre le chemin tracé par le vieil enseignant.
Pour la jeune femme, ce sont les avatars de sa naissance qui l'ont mise à l'index de sa communauté et la poussent à partir. Au lieu de se contenter d'un fils de bonne famille du village, sa mère est allée choisir ailleurs un prince charmant et cet homme n'a légué à sa fille, pour tout héritage, qu'un nom aux consonances étrangères qui en fait le souffre-douleur de ses camarades et des mégères du quartier. Sans la force de caractère de la jeune fille, le dévouement de sa grand-mère et l'attention bienveillante de Ndétare qui l'accepte à l'école, l'avenir de Salie aurait été bien compromis dans un village où « l'arbre à palabre est un parlement, et l'arbre généalogique, une carte d'identité » (p.90). Aux yeux des autochtones, les « étrangers » ne feront jamais partie de la communauté locale de plein droit et c'est pour cela que Salie doit partir.
Rejetée par ses pairs, il serait possible d'imaginer qu'elle abandonne sans regrets le pays de sa naissance et adopte tout naturellement les valeurs de la République lorsqu'elle arrive en métropole. Mais il n'en est rien. Dans le domaine identitaire, on n'efface jamais tout à fait les expériences vécues au cours des ans, on n'abandonne pas impunément l'apprentissage de la vie fait ici et là. Chacun doit harmoniser les différentes facettes d'un soi multiforme et vivre sa vie, en paix avec sa propre histoire. Comme le relève Salie, il ne s'agit pas là d'une chose facile:
« Voilà bientôt dix ans que j'ai quitté l'ombre des cocotiers. Heurtant le bitume, mes pieds emprisonnés se souviennent de leur liberté d'antan, de la caresse du sable chaud, de la morsure des coquillages et des quelques piqûres d'épines ... Les pieds modelés, marqués par la terre africaine, je foule le sol européen. Un pas après l'autre, c'est toujours le même geste effectué par tous les humains, sur toute la planète. Pourtant je sais que ma marche occidentale n'a rien à voir avec celle qui me faisait découvrir les ruelles, les plages, les sentiers et les champs de ma terre natale. Partout on marche, mais jamais vers le même horizon. En Afrique, je suivais le sillage du destin, fait de hasard et d'un espoir infini. En Europe, je marche dans le long tunnel de la performance qui conduit à des objectifs bien définis. Ici, point de hasard, chaque pas mène vers un résultat escompté; l'espoir se mesure au degré de combativité... » (p.14) « L'Afrique et l'Europe se demandent, perplexes, quel bout de moi leur appartient » (p.294) mais « Je cherche mon pays là où on apprécie l'être-additionné, sans dissocier ses multiples strates. Je cherche mon pays là où s'estompe la fragmentation identitaire. Je cherche mon pays là où les bras de l'Atlantique fusionnent pour donner l'encre mauve qui dit l'incandescence et la douceur, la brûlure d'exister et la joie de vivre. » (pp.295-296)
Ce pays peut se trouver n'importe où, y compris à Ndiodior, et il appartient à chaque individu d'en dessiner les contours; c'est le message que Salie essaie de communiquer à son frère. Les choses peuvent être différentes au Sénégal si la génération montante veut vraiment que les choses changent. Les jeunes Sénégalais n'ont pas besoin de la France pour vivre, ils n'ont pas besoin d'elle pour satisfaire leur passion du football et ils devraient y regarder à deux fois avant de brader leur jeunesse en rejoignant un sous-prolétariat travaillant pour une bouchée de pain en France, souvent dans des conditions déplorables. Salie décide donc de ne pas encourager son frère Madické à la rejoindre en France mais elle fait tout son possible pour l'aider à trouver une solution sur place.
Les amateurs de football aimeront ce roman. L'intrigue est bien construite et elle avance rondement. Elle met en scène des personnages évoquant avec passion l'enthousiasme des jeunes sénégalais pour le ballon rond et leur rêve démesuré de figurer au hit parade des stars de demain. Le ventre de l'Atlantique plaira aussi à ceux et celles qui ne suivent que de très loin le résultat des matchs mais qui sont fascinés par l'emprise du foot sur le monde moderne. Oui, il s'agit bien d'un roman intéressant, profond et informatif qui nous rappelle combien il est difficile de savoir qui l'on est lorsqu'on perçoit l'image de soi-même dans le regard des autres.
Jean-Marie Volet
Editor ([email protected])
The University of Western Australia/School of Humanities
Created: 16-September-2009.
https://aflit.arts.uwa.edu.au/reviewefr_diome09.html