A (RE)LIRE "Va-t'en avec les tiens!", un roman de DOÉLLÉ Paris: Bernard Grasset, 1951. (310p.).
|
This review in English |
Répondant à l'invitation d'une amie d'enfance, la journaliste Christine Garnier part pour le Togo à la fin des années quarante. Elle a l'intention d'écrire un livre sur le fétichisme pour le « vieux monsieur Payot »[1] mais une fois sur place, ce sont les contradictions de la vie coloniale qui captent son intérêt et la poussent à écrire Va-t'en avec les tiens!, un roman psychologique déguisé en autobiographie qui sera publié à Paris peu après le retour de l'auteure en France. Le tripatouillage de l'éditeur Bernard Grasset lors de la révision du manuscrit (Jusqu'où...p.88) rend l'authenticité du témoignage de Doéllé plus que suspecte mais le talent littéraire de l'auteure, sa fine observation du monde colonial à l'aube des années 1950, sa subtile analyse de la psychologie des personnages et son exploration avant-gardiste des questions touchant au métissage et aux problèmes identitaires qui prendront l'importance que l'on sait par la suite en font un livre unique et fascinant.
La trame du roman est simple: peu après son arrivée dans une petite ville coloniale où son mari est responsable de l'hôpital et des services de santé, Urgèle s'éprend du juge Flavien qui lui fait une cour assidue au grand dam de Doéllé, l'infirmière africaine avec qui il vit depuis plusieurs années. Blessée, Doéllé consacre alors toute son énergie à contrecarrer les projets amoureux de son amant infidèle. Qu'une intrigue aussi mince puisse former l'armature d'un livre dépeignant les relations humaines d'une manière si intense et si pénétrante est certainement à mettre au compte de l'auteure qui sait non seulement observer et raconter les choses de la vie sans a priori mais qui arrive aussi à se mettre à la place de ses personnages et à comprendre les mécanismes psychologiques qui les poussent à agir. De plus, son refus de l'exotisme qui aveuglait tant de ses contemporains lui permet de prendre un certain recul et de brosser le portrait des gens qu'elle rencontre durant son séjour au Togo sans achopper sur les stéréotypes raciaux de son époque.
L'examen du monde colonial et de ses âmes damnées auquel se livre Doéllé ne permet guère à l'héroïne de réconcilier ce qu'elle lit dans le regard des autres avec sa propre perception d'elle-même. Le hiatus profond qui sépare les deux images apparaît clairement dès les premières lignes du roman:
« Je m'appelle Doéllé.
Mon grand-père tout au long de la côte d'Afrique, du cap Vert au Golfe du Bénin, faisait trafic d'esclaves. Fils d'un gentilhomme portugais assoiffé d'aventures et d'une humble fille ewée, il transmit à ma famille le nom d'Almeïga. C'est de lui, assurément, que j'ai hérité mon nez aristocratique. De cette goutte de sang blanc, ma peau plus dorée que noire. Cependant ma mère, une mina d'Accra, naquit avec les orteils épais d'une race qui, depuis des siècles, n'a jamais porté de sandales. Ces orteils, regardez, je les ai moi aussi! ... On dit que je suis belle. Des blanches, parfois, ont voulu me donner des robes. J'ai refusé. Je ne veux pas me vêtir comme les autres évoluées, de tissus courts et serrés, et je continue à draper autour de mon corps les beaux pagnes de Gold Coast qui laissent les épaules nues et cachent les chevilles.
Je suis infirmière à la Maternité. Grâce à l'éducation catholique reçue chez les Sœurs, grâce aux études que j'ai faites à Dakar, les blancs de Manoho ne me tutoient pas. Quelquefois même ils me disent: « Mademoiselle! » Ils me sourient les blancs ... Mais, dès qu'ils n'ont plus besoin de moi, ils disent: Doéllé,vous pouvez vous en aller! Mais leur geste d'au revoir veut dire: Doéllé, retourne donc à ta place, avec les noirs! Ta peau est douce, évidemment, mes tes lèvres sont épaisses et tes reins trop cambrés. Tu n'es pas des nôtres. Va-t'en avec les tiens! » (pp.7-8)
La déception amoureuse de Doéllé renforce le sentiment d'exclusion qui la taraude et entraîne le lecteur dans un monde singulier et irrationnel où les préjugés, le racisme, le sexisme et l'incompréhension alimentent les vains espoirs des uns et des autres. Pour le Juge Flavien qui est victime d'un coup de foudre lorsqu'il découvre « l'étrange beauté d'Urgèle »(p.73), abandonner sa « petite négresse Doéllé » est sans importance mais séduire l'épouse du Docteur et la détourner de son mari, lui imposer sa volonté et pouvoir afficher son amour aux yeux de tous devient une idée fixe; et son inaptitude à maîtriser cette passion dévorante le pousse au désespoir. Comparé au feu qui brûle en lui, tout ce qui a dominé son existence jusqu'alors lui semble futile: son métier, ses amis, sa vie mondaine, et bien sûr sa relation avec Doéllé, la compagne qui lui a permis d'oublier sa solitude et d'assouvir les pulsions sadiques inavouables qui alimentent son désir de domination.
Comme le relève Doéllé: « Flavien n'est jamais aussi amoureux que quand le paludisme me fait claquer des dents... La souffrance, chez un être déjà à sa merci, l'exalte. Il a l'impression de le dominer davantage encore » (p.73). « Flavien me faisait froid, Flavien me faisait peur, mais Flavien m'était indispensable » (p.76) ajoute-elle. Tout à ses préoccupations égocentriques, Flavien ne comprend rien aux sentiments qui poussent Doéllé et Urgèle dans ses bras et il se réfugie dans l'univers rassurant mais combien fallacieux des idées reçues. Et lorsque Doéllé lui reproche sa liaison avec Urgèle, il montre l'étendue de son ignorance et de ses préjugés: « Mais qu'as-tu, demanda-t-il? Serais-tu jalouse par hasard? Dieu merci, la jalousie n'existe pas dans ton pays [...] Entre Madame Docteur et toi, il n'y a pas de comparaison possible. C'est un peu Paris qu'elle m'apporte, elle me stimule, réveille mon cerveau devenu indolent. Mais toi... j'ai besoin de ta présence. Tu me donnes une espèce de paix, tu m'empêches de penser que je suis terriblement seul. [...] Ta façon de subir l'amour sans penser me plaît. Petite bête préhistorique... petite bête... Oui, tu es une petite bête sauvage. » (pp.71-74)
Rien n'est plus éloigné de la réalité que l'image des deux femmes proposée par Flavien. Urgèle n'est pas la femme enjôleuse et libertaire qu'il rêve de séduire et de dominer. Elle n'a rien de la Parisienne émancipée qui s'abandonne volontiers dans les bras d'un amant le temps d'une brève relation extra-conjugale. Au contraire, elle est fragile, vulnérable, introvertie et mariée à un homme qui la considère comme une femme capricieuse et incapable de regarder le monde en face. (p.214) Comme le relève Doéllé dès l'arrivée d'Urgèle chez son mari, « J'avais senti que ces deux êtres ne se comprenaient pas. Les mots que l'un prononçait ne trouvaient chez l'autre aucune résonance » (p.15). Et lorsqu'elle ajoute « Capitaine Docteur aimait probablement en sa femme une autre femme » (p.15), elle exprime aussi la nature des amours chimériques d'Urgèle et du Juge Flavien dont la victoire ne représente pas l'issue d'un combat héroïque mais bien plutôt la maigre conquête d'un cœur en déroute.
De même, Doéllé n'a rien de la « petite bête » sauvage et inoffensive que Flavien croit avoir apprivoisée. Il pense pouvoir la prendre et la repousser selon son bon plaisir et il ignore à ses périls l'étendue du pouvoir de la jeune femme, sa force de caractère, sa détermination, ses facultés d'analyse et la sape systématique de tout ce qui pourrait permettre à l'amant infidèle d'arriver à ses fins avec Mme Docteur. Forte de sa connaissance de deux mondes, Doéllé est dotée d'un sens de direction qui lui permet d'évoluer à l'intersection de la coutume et des valeurs importées par les coloniaux qu'elle côtoie. Mais l'expérience lui a appris que « ce n'est pas suffisant d'apprendre les manières des blancs, de parler leur langage et de lire leurs livres. Il y a des portes qu'ils gardent soigneusement fermées » et, ajoute-t-elle, « ils ne les ouvriront qu'à nos enfants, peut-être seulement à nos petits enfants. A moins que cette clé magique, ils ne la gardent à jamais pour eux » (p.20).
Pour les expatriés avec qui elle vit, la couleur de sa peau semble être la seule variable irréductible prévenant encore son accès au paradis matérialiste des blancs, d'où son désir « d'avoir de Flavien un enfant presque blanc » (p.44). Ce rêve obsessionnel de maternité ne l'empêche pas pour autant de jouer sur tous les tableaux et d'entretenir des liens très forts avec sa famille, sa mère, sa sœur Océa et Amérique son prétendant. Elle se demande ce que le futur réserve à tous ces êtres proches solidement ancrés dans leurs croyances et leurs habitudes.
Il y a quelque chose de prophétique dans les propos de Doéllé alias Christine Garnier lorsqu'elle se demande si « le progrès », que la plupart de ses contemporains considèrent comme une panacée apportera une amélioration des conditions de vie de ses compatriotes ou si au contraire il brisera les liens nourriciers qui relient l'individu à sa terre depuis la nuit des temps. « Mère a peut-être raison », dit-elle: « Si la plupart des enfants d'Afrique tendent aujourd'hui l'oreille aux enseignements du blanc, il est bon que certains s'éloignent résolument du progrès et continuent à se pencher sur les anciens dieux. Ainsi, dans un demi-siècle, l'Européen pourra juger. Les véritables évolués, les trouvera-t-il parmi les indigènes en chapeau mou devenus avocats ou médecins? Ou bien chez les noirs comme Océa, comme Fossou, qui auront réalisé eux-mêmes la progression spirituelle? Un blanc, à m'entendre, rirait à perdre haleine. Pourtant, personne ne peut savoir ce qu'il adviendra de nous dans l'avenir. » (pp.66-67).
Soixante ans plus tard, l'idée de progrès est encore solidement ancrée dans les esprits mais on commence à reconnaître les limites d'une évolution en rupture de banc avec ses racines et son environnement. Aujourd'hui, plus personne ne songe à rire de ceux et celles qui entendent « demeurer fidèles aux traditions et continuer à forger les purs maillons de la chaîne. » (p.66). Plus encore qu'hier, il est difficile de deviner qui des lanceurs de cauris ou des élites en chapeaux mous, saura le mieux guider l'humanité vers un futur serein et prospère. Comme le disait Capitaine Docteur: « Nous nous connaissons bien mal »(p.29) et en dépit des échanges toujours plus nombreux entre l'Afrique et l'Europe, nous sommes encore loin d'un environnement où le concept d'altérité soit synonyme d'amitié, de respect et d'une réciprocité de présence faite de dialogue et d'échange. Aujourd'hui encore, nombreux sont ceux et celles qui, comme Doéllé, rêvent de vivre dans une société jaugeant les individus selon leurs défauts et leurs qualités plutôt que selon leur race, leur origine, leur sexe, leur religion ou leur couleur de peau. Et bien des jeunes pourraient reprendre à leur compte en 2011 le triste constat que faisait Doéllé un demi siècle plus tôt: « Pour les habitants de [chez moi]... je suis considérée, hélas! comme la décevante, la présomptueuse, celle dont il faut se méfier parce qu'elle aime trop les blancs. Et que suis-je, dites-le, pour les blancs? une déracinée, qu'il tiennent soigneusement à l'écart de leurs réunions, de leurs préoccupations. Quand oublieront-ils que ma peau est noire? et moi, quand oublierai-je que leur peau est blanche? » (p.29)
La forme narrative du roman mérite aussi qu'on s'y arrête car elle contribue au succès d'un ouvrage qui aborde « des problèmes lourds » (p.29) sans pour autant devenir indigeste. En donnant libre cours à l'interventionnisme débridé d'une narratrice omnisciente cherchant des solutions pratiques aux problèmes qui la préoccupent, l'auteure évoque les problématiques les plus complexes au niveau de leur répercussion sur la vie journalière des personnages. Tout ce qui n'est pas directement observé par Doéllé ou par un observateur indiscret, est reconstruit par la jeune femme sur la base des indices les plus ténus. Sa féroce détermination à maintenir Urgèle et Flavien sous surveillance permanente permet non seulement aux lecteurs de suivre pas à pas les faits et gestes des personnages mais aussi de découvrir tous leurs petits secrets et leurs états d'âme. Une chandelle vacillant dans la nuit suffit à évoquer le désarroi d'Urgèle « enfermée dans les plis de sa moustiquaire comme dans une cage: où qu'elle fût, sur la lagune aux caïmans, au bord de la mer ou dans son lit, c'était toujours une prisonnière. Baignée de sueur, elle étouffait, je le sentais... » (p.152). Il n'échappe ni à Doéllé ni aux lecteurs qui lui ont emboîté le pas que les illusions du Capitaine Docteur ne font que décupler lorsque sa femme fait mine de s'intéresser à son métier: « je pourrais l'emmener dans toutes mes tournées, devait-il se dire. Qu'elle laisse de côté ses rêves absurdes pour entrer de plain-pied dans la vie, et nous formeront enfin un ménage uni! » (p.117) Mais Doéllé comprend bien qu'en s'accrochant par tous les moyens à son mari, Urgèle ne fait qu'essayer d'oublier Flavien et de se défaire des sentiments coupables qui l'habitent. « Elle se disait sûrement: ... ce qu'il faut à présent, c'est fermer mes oreilles pour ne pas entendre les mots qu'il me crie, de loin, quand je me réveille » (p.118).
Cette faculté de lire dans les pensées d'autrui comme dans un livre permet aussi à Doéllé ou la condamne devrait-on dire à devoir faire face à sa propre conscience au moment où sa victoire semble être assurée: « Le regard de Madame Docteur lui parut mille fois plus intolérable que le sourire de Kankwe [...] Pardonnez-moi! aurait-elle voulu crier. Pardonnez-moi. ... Que tout redevienne comme au premier jour! Mais elle ne peut proférer un son et, éperdue, elle s'enfuit, le remords et la peur attachés à ses pas » (p.275).
L'environnement dans lequel évoluent les personnages offre à l'auteure l'occasion d'évoquer de manière très vivante l'univers colonial des années 1950. L'autobiographie de Christine Garnier propose des renseignements intéressants sur les personnes, les endroits, les mentalités, les coutumes et l'ambiance des colonies dont s'inspire le roman, à commencer par l'énorme python lové dans le couvercle de la lessiveuse de son amie honoré comme un dieu par la population locale la lagune enchantée, les caïmans sacrés... (Jusqu'où... p.70). Toutefois, dit Christine Garnier, « avant sorciers et sortilèges, j'allais découvrir la lèpre » (Jusqu'où... p.71). Profitant de se joindre aux équipes de dépistage qui partaient régulièrement à l'intérieur des terres, elle découvre un univers qui l'interpèlle. Maints personnages du roman reflètent les rencontres de l'auteure, et plusieurs pages s'inspirent de faits divers observés en cours de route car, écrit Garnier, « chez des inconnus, en brousse, je découvris des êtres généreux jusqu'à la prodigalité, passionnés, souvent passionnants. Anciens enfants prodiges, religieuses défroquées, tapiokistes (l'un avait été naguère machiniste au Châtelet), agents d'agriculture marqués par de trop longs séjours à Tahiti et vivant à la mode de Moorea, vieillards imprégnés par l'Afrique et refusant depuis des dizaines d'années de revenir en France ... Madame, me disait avec joie un broussard, on m'appelle Trompe-la-mort... » (Jusqu'où... pp.85-86). De plus, quelques aventures galantes lui fournirent matière à imaginer la réaction du Juge Flavien voyant débarquer de métropole une femme qui, comme elle, arrivait à dîner avec « une longue robe noire ... collante, stricte, insolemment retroussée et drapée à la hauteur des chevilles » (Jusqu'où... p.86).
Dans son autobiographie, Christine Garnier ne fournit que très peu de renseignements sur Doéllé, la « jeune infirmière métisse qui portait un pagne rose duveté et se parfumait à la cannelle » (Jusqu'où... p.86) dont elle a emprunté le prénom et, peut-on dire, usurpé l'identité. Quelques pages de Jusqu'où voient mes yeux consacrées à la rencontre de Garnier avec l'éditeur Bernard Grasset expliquent sans doute ce manque de détails. Après avoir lu la première version du roman, Grasset aurait dit à l'auteure: « Quel dommage [que vous ne soyez pas africaine]. Votre texte m'avait donné à penser qu'il s'agissait d'une autobiographie, et il me plaisait fort qu'il en soit ainsi. Tant pis, nous arrangerons la chose. Dès à présent, oubliez votre nom et votre race, considérez-vous comme africaine... » (Jusqu'où...p.88). La suite est connue: Va-t'en avec les tiens! fut publié dans « les cahiers verts » de Grasset comme si ce récit était dû à une plume africaine, mais le vrai nom de la personne qui avait emprunté celui de Doéllé fut vite éventé et l'imposture rapidement oubliée. Reste que cette supercherie illustre bien la légèreté avec laquelle certains ténors du monde littéraire ont souvent foulé aux pieds les droits les plus élémentaires des Africains mentionnés dans leurs livres.
Va-t'en avec les tiens! est donc un ouvrage qui associe le meilleur de ce que la littérature peut offrir et les grenouillages éditoriaux les plus répréhensibles, d'où mon embarras à admettre qu'il s'agit là d'un livre que j'ai beaucoup aimé et dont je recommande vivement la lecture ...
Jean-Marie Volet
Note
1. Christine Garnier. "Jusqu'où voient mes yeux". [Autobiographie]. Paris: Laffont, 1995.
Editor ([email protected])
The University of Western Australia/School of Humanities
Created: 01-March-2011.
https://aflit.arts.uwa.edu.au/reviewfr_doelle11.html