A (RE)LIRE "Ourika", un roman de Madame de DURAS [1823] Saint-Pourçain-sur-Sioule: Bleu autour, 2006. (76p.). ISBN 978-2-91-20-1953-0.
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Publié en 1823, Ourika est unique dans l'histoire de la littérature française : cet ouvrage de Mme de Duras raconte l'histoire d'une jeune Africaine, élégante et instruite, qui se sent parfaitement à l'aise dans le milieu aristocratique parisien du 18ème siècle. « J'arrivai jusqu'à l'âge de douze ans, dit-elle, sans avoir eu l'idée qu'on pouvait être heureuse autrement que je ne l'étais. Je n'étais pas fâchée d'être une négresse : on me disait que j'étais charmante; d'ailleurs rien ne m'avertissait que ce fût un désavantage; je ne voyais presque pas d'autres enfants; un seul était mon ami, et ma couleur noire ne l'empêchait pas de m'aimer. » (p.33) Le monde s'effondre lorsque la jeune fille découvre ce qu'il en coûte d'être noire à une époque d'intense ségrégation raciale. La situation précaire dans laquelle elle se retrouve la prend par surprise et démolit d'un coup ses rêves, sa confiance et l'image qu'elle a d'elle-même. D'enfant prodige choyée par la noblesse française, elle devient sans transition une jeune femme enfermée dans une prison dorée et privée d'avenir.
Le désespoir d'Ourika, qui se laisse alors mourir de chagrin, souligne les méfaits d'une société qui traite toujours durement ceux et celles qui enfreignent ses règles et ses usages. Toutefois, au-delà de cette intolérance institutionnelle trop souvent vérifiée, Ourika raconte aussi l'histoire d'une jeune femme dont la personnalité et la destinée réfutent certains mythes concernant les femmes en général et les Africaines en particulier. En dépit de sa destinée tragique, Ourika montre que l'on peut être femme, africaine, et maîtriser tous les domaines de la connaissance. Elle a reçu la meilleure éducation accessible aux jeunes filles de son époque et elle représente le premier personnage littéraire témoignant des aptitudes d'une Africaine « piquante, naturelle et à l'esprit bien formé » (p.36). Pleine de talent, elle a été initiée aux domaines les plus variés: « J'avais de la voix, dit-elle, les maîtres les plus habiles l'exercèrent; j'avais le goût de la peinture, et un peintre célèbre, ami de Mme de B., se chargea de diriger mes efforts; j'appris l'anglais, l'italien, et Mme de B. elle-même s'occupa de mes lectures. Elle guidait mon esprit, formait mon jugement. » (p.34). Combien de Ourikas virent-elles les portes du savoir s'ouvrir devant elles au 19ème siècle? Qui sait ? Une chose est certaine, cependant, c'est que les lecteurs français et Africains devront attendre la fin du 20ème siècle pour que d'autres livres mettant en scène des intellectuelles africaines soient publiés en Afrique, en France ou ailleurs.
L'idée qu'une jeune Africaine séjournant à Paris au 18ème siècle puisse être autre chose qu'une esclave a de quoi surprendre mais la société parisienne de l'époque a bel et bien accueilli en son sein une jeune Africaine dont s'inspire Mme de Duras dans son roman. Certes, cette jeune femme avait été achetée toute jeune à un négrier par le Chevalier de Boufflers Gouverneur du Sénégal aux alentours de 1785 et donnée à Mme de Beauvau en cadeau. Ce qui est inattendu cependant, c'est que Mme de Beauvau n'ait pas considéré cette petite Sénégalaise comme un simple « amusement » (p.37); qu'elle se soit prise d'affection pour la petite fille, l'ait élevée comme sa propre enfant, et lui ait donné l'occasion de s'instruire. « Ourika était née avec beaucoup d'esprit, écrit Mme de Beauvau dans ses Mémoires, et la qualité la plus remarquable de son esprit était une justesse et un goût naturel qui me surprenaient à tout moment dans les lectures que nous faisions ensemble. ... sa figure, qui plaisait à tous ceux qui la voyaient, avait pour moi un charme particulier. Je ne l'ai jamais regardée sans plaisir... ». [1] En s'attachant à Ourika, Mme de Beauvau faisait voler en éclats certains tabous et montrait sans ambiguïté qu'une Africaine pouvait allier charme, intelligence et instruction si les conditions favorables lui étaient offertes.
Il est intéressant de relever qu'une relation similaire se retrouve outre Atlantique. Là aussi, une jeune Africaine contemporaine d'Ourika fait preuve de capacités intellectuelles hors du commun. Encouragée par son entourage, elle devient la première intellectuelle noire américaine et publie un recueil de poésie qui va avoir un retentissement international. [2] Tout comme Ourika, la jeune Phillis Wheatley a été arrachée à sa famille et vendue à un négrier. Tout comme elle, elle quitte le Sénégal vers 1761 sans espoir d'y revenir. Comme Ourika, elle fait preuve d'une intelligence très vive et la maîtresse de maison l'encourage à développer ses dons exceptionnels. Comme sa compatriote, elle bénéficie de l'éducation réservée aux filles de bonne famille et comme elle, elle montre que le niveau intellectuel des filles, et leur érudition, n'est pas une question de race ou de sexe mais de personnalité et de circonstances. Et tout comme Ourika, Phillis meurt jeune, victime du racisme et des préjudices qui dominaient la France et l'Amérique à l'époque.
L'ouvrage de Mme de Duras a connu un succès considérable lors de sa publication et il est resté d'une « étonnante modernité ». [3] Pourquoi donc n'est-il pas considéré comme un chef-d'œuvre de la littérature française ? Pourquoi Mme de Duras est-elle mieux connue pour sa liaison avec Chateaubriand que pour son talent littéraire ? Le racisme et le sexisme qui dominent l'univers socio-culturel en France n'y sont certainement pas étrangers. Comme le relève Odile Tobner dans un ouvrage récent « le racisme est une véritable innovation moderne bâtie ... sur la distinction la plus superficielle mais la plus facile, la plus absurde mais la plus commode : celle de la couleur de l'épiderme, érigée au rang de métaphysique de l'être humain. Le racisme est l'idéologie qui a le mieux servi le capitalisme comme stade terminal d'appropriation du monde ». [4] La publication d'Ourika se situe au moment-même où le puissant lobby négrier se sentait menacé et déployait des efforts considérables pour justifier le bien-fondé de ses activités et sauver un trafic qui faisait la richesse de l'Europe et de l'Amérique depuis deux siècles. Des sommes importantes étaient investies pour combattre tous ceux qui réfutaient directement ou indirectement comme c'était le cas de Mme de Duras leurs raisonnements spécieux. Le rétablissement de l'esclavage par Napoléon en 1802 après son abolition en 1794 montre à lui seul la puissance de ce groupe de pression. Le passage de l'esclavage à l'exploitation coloniale, vers le milieu du 19ème siècle, porta le coup de grâce aux auteurs comme Mme de Duras dont les œuvres s'inscrivaient en faux contre les prémisses du racisme scientifique de Retzius, Gobineau et bien d'autres qui imposèrent leurs savants égarements comme parole d'évangile.
Le défi porté à l'hégémonie masculine par les Salonnières du 18ème siècle dans le domaine de la culture fut lui aussi combattu vigoureusement au nom d'attitudes discriminatoires. Les notables déstabilisés par l'affront qui leur était fait n'étaient pas cette fois-ci des investisseurs à la moralité douteuse mais une coterie de philosophes et d'hommes de lettres bien persuadés de la supériorité des hommes sur les femmes dans le domaine de la pensée. Dans une lettre à d'Alembert, Jean-Jacques Rousseau relève par exemple « que le pays, où les mœurs étaient les plus pures, était celui où l'on parlait le moins des femmes; & que la femme la plus honnête était celle dont on parlait le moins. » Regrettant amèrement l'influence acquise par les femmes qui avaient osé quitter leur silence pour donner leur avis, Rousseau ajoute avec amertume: « Chez nous ... la femme estimée est celle qui fait le plus de bruit; de qui l'on parle le plus; qu'on voit le plus dans le monde; chez qui l'on dîne le plus souvent; qui donne le plus impérieusement le ton; qui juge, tranche, décide, prononce, assigne aux talents, au mérite, aux vertus, leurs degrés & leurs places; & dont les humbles savants mendient le plus bassement la faveur ». » [5] Les grands désordres qui suivirent la Révolution, la Terreur, l'absolutisme napoléonien et un conservatisme pétri de valeurs réactionnaires assura un retour en force des « beautés mâles et fortes »[6] qui effacèrent jusqu'au souvenir les Salonnières qui avaient osé s'imposer en France au 18ème siècle.
La raison pour laquelle Mme de B. adopte Ourika et lui permet de briller aux yeux de l'aréopage d'amis, d'artistes et de lettrés qui fréquentent son Salon a donc été interprétée de diverses manières. Pour les tenants de Rousseau, il ne s'agit guère plus que d'une manœuvre de coulisse permettant à une des parisiennes célèbres dont ils exècrent les façons, de séduire d'humbles savants qui se laissent trop facilement débaucher et distraire des grandes choses qu'il est de leur devoir d'accomplir. Cette interprétation, toutefois, ne fait justice ni à l'œuvre ni à son auteur dont l'histoire évoque page après page un attachement profond et sincère. L'intérêt porté par Mme de B. à Ourika n'a rien de calculé et c'est sans se préoccuper de ses propres intérêts qu'elle choie sa jeune protégée. Si elle lui apprend à danser, par exemple, ce n'est pas pour exploiter son charme mais parce qu'elle sait que son noble entourage aime la danse et appréciera le spectacle d'une jeune Africaine représentant son continent dans un quadrille des quatre parties du monde « en se montrant fort à son avantage » (p.35). Mme de B. désire que ses hôtes se comportent avec Ourika comme ils se comporteraient avec n'importe quelle jeune aristocrate, qu'ils la jugent non pas sur la couleur de son épiderme mais sur les mêmes critères que ses contemporaines, c'est-à-dire sa manière d'être, son sens des convenances et son intelligence. Pour elle, Ourika n'a rien du « Bon sauvage ». Elle est une jeune aristocrate intelligente, dotée d'un caractère agréable et capable d'assumer ses origines africaines. A cet effet, Mme de B. ne se contente pas de quelques stéréotypes qui courent sur le continent africain mais elle essaie d'en savoir plus, « consulte des voyageurs, feuillette des livres de costumes, lit des ouvrages savants sur la musique africaine ... » (p.35)
De son côté. Ourika témoigne une grande affection à Mme de B. « Elle guidait mon esprit, dit-elle, formait mon jugement : en causant avec elle, en découvrant tous les trésors de son âme, je sentais la mienne s'élever, et c'était l'admiration qui m'ouvrait les voies de l'intelligence ». (p.34) Malheureusement, ce qui semble juste et naturel à un individu écoutant son cœur et la voix de sa conscience ne l'est pas nécessairement aux yeux de la société qui s'accommode mal des différences individuelles. Sans qu'elle en fût responsable, Ourika a brisé ce que la société de son époque considère comme « l'ordre de la nature » (p.38); « elle n'a pas rempli sa destinée affirme une amie de Mme de B. et la société se vengera ». (p.38) Mme de B. en est consciente, mais tout en admettant sa responsabilité dans cette entorse aux usages dont l'issue est inévitable, elle souligne que toute autre solution eût été impossible car, dit-elle, personne n'aurait pu faire d'Ourika une personne commune. « Je l'aime comme si elle était ma fille, ajoute-t-elle, je ferais tout pour la rendre heureuse; et cependant, lorsque je réfléchis à sa position, je la trouve sans remède. » (p.37)
La destinée littéraire de Mme de Duras est à l'image de celle de son héroïne : sans remède face à l'évolution de la société française. Cette dernière allait d'une part institutionnaliser le racisme sur des bases pseudo-scientifiques afin de justifier son appropriation de l'Afrique ; d'autre part, elle allait adopter de manière inconditionnelle les vues de Rousseau sur la place des femmes dans le monde : « il n'y a point de bonnes mœurs pour les femmes hors d'une vie retirée & domestique; ... je dis que les paisibles soins de la famille & du ménage sont leur partage, que la dignité de leur sexe est dans sa modestie, que la honte & la pudeur sont en elles inséparables de l'honnêteté, que rechercher les regards des hommes c'est déjà s'en laisser corrompre, & que toute femme qui se montre se déshonore ». [7]
Trop longtemps dénigrées au nom d'idéologies surannées qui se sont parées des atours de la modernité, les Salonnières et leurs héritières mériteraient que l'on prenne la juste mesure de leur influence sur la société du 18ème siècle. [8] S'il est facile de comprendre pourquoi elles ont été vilipendées dans le passé, il est plus difficile d'interpréter la lenteur avec laquelle on envisage de les réhabiliter à l'heure actuelle. [9] Que serait le monde si l'on avait admis au panthéon de l'histoire ces femmes en avance sur leur temps et remplacé les élucubrations savantes de Gobineau par l'humanisme éclairé de Mme de Duras et de son héroïne Ourika ?
Jean-Marie Volet
Notes
1. Mentionné dans l'intéressante étude de Roger Little : "Madame de Duras et Ourika", in Mme de Duras, Ourika. Exeter: University of Exeter Press, 1993, p.40.
2. "Phillis Wheatley complete writings". (ed. Vincent Carretta). New York: Penguin Books, 2001.
3. Formule reprise de l'élégante réédition d'"Ourika" (2006) préfacée par Christiane Chaulet Achour.
4. Odile Tobner. "Du racisme français. Quatre siècles de négrophobie". Paris: Editions des Arènes, 2007, pp.77-78.
5. Jean-Jacques Rousseau. "Lettre à d'Alembert sur les spectacles" (1758).
6. Jean-Jacques Rousseau "Discours sur les sciences et les arts" (1750) : « Combien vous avez sacrifié de beautés mâles et fortes à notre fausse délicatesse, et combien l'esprit de la galanterie si fertile en petites choses vous en a coûté de grandes », p.19.
7. "Lettre à d'Alembert sur les spectacles" (1758).
8. A noter le remarquable ouvrage de Dena Goodman, "The Republic of letters. A cultural history of the French enlightenment". New York: Cornell University Press, 1994.
9. Par exemple, le roman "Olivier ou le secret", écrit en 1822 par Mme de Duras, n'a été publié qu'en 1971; et il semble que d'autres écrits de l'auteure restent encore inédits à ce jour.
Note ajoutée le 9 janvier 2013. Dans son intéressant "Les Ourika du boulevard" (Paris: L'Harmattan Autrement mêmes, 2003), Sylvie Chalaye propose trois adaptations du roman de Mme Duras pour la scène, écrites et jouées à Paris en 1824. Contrairement au roman, ces trois pièces furent accueillies "par des bâillements et des sifflets". Aux yeux des spectateurs parisiens de l'époque, la sémillante Ourika était beaucoup trop éloignée de l'image avilissante du "bon-nègre" pour plaire. Contrairement au roman qui permet "de se faire illusion en lisant", disait la presse, grimer nos jolies actrices en négresse nuit à leur reputation car "la couleur noire ne plaît pas au théâtre".
Editor ([email protected])
The University of Western Australia/School of Humanities
Created: 01-November-2009
Modified: 09-January-2013
https://aflit.arts.uwa.edu.au/reviewfr_duras09.html