A (RE)LIRE "Icône Urbaine", un roman de Lauren EKUE Paris: Anibwe, 2005. 160p. ISBN 2-916121-02-1.
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Le plaisir associé à la lecture de certains livres est parfois difficile à expliquer. Est-il dû au style de l'auteure, à une certaine affinité avec les personnages, à l'originalité de l'intrigue ? Est-il dû au fait que l'ouvrage nous fait rêver, sourire ou nous invite à méditer ? Il y a un peu de tout cela dans Icône Urbaine de Lauren Ekué, sans compter un petit quelque chose d'inexplicable qui réussit à nous entraîner hors des sentiers battus et à nous séduire.
Icône Urbaine raconte l'envol de Flora d'Almeida dans l'univers des média. Elle a vingt-cinq ans, elle vient de trouver un emploi de rédactrice dans la revue de mode Afro International et elle est bien déterminée à se faire un nom dans la profession et auprès de ses lectrices. Sa nature exubérante, une vie sociale très animée et des amours malheureuses qui se déroulent sur fond de Hip-Hop et de R&B, lui fournissent la manne providentielle qui nourrit ses activités journalistiques.
A priori, Flora d'Almeida n'a pas grand chose pour nous plaire, mais force est de reconnaître que le lecteur se laisse rapidement prendre au jeu de cette jeune femme affirmant de manière péremptoire qu'elle est « un personnage issu d'un imaginaire déjanté » (p.10). Il faut porter au crédit de l'auteure du roman d'avoir su rendre non seulement vraisemblable mais aussi attachant le plus invraisemblable et égocentrique des personnages. Cette réussite littéraire s'appuie à mon avis sur deux éléments : d'une part la narratrice livre ses peines, ses joies et sa manière de voir le monde de manière directe, instinctive et irréfléchie et cette spontanéité appelle la complicité des lecteurs. D'autre part, le style d'écriture vif et incisif adopté par Lauren Ekué, convient parfaitement à Flora d'Almeida dont les propos tour à tour provocants et hilarants ne peuvent laisser personne indifférent. Dès la première page du roman, on devine que le loup est entré dans la bergerie : « Je suis arrivée ici par piston. Mes beaux yeux et mon culot ont fait sensation auprès du patron. Je suis donc chargée de noircir ce feuillet de 1403 signes pas un de plus et de justifier ma présence illégitime et non avenue au goût de mes collègues de la rédaction. Grossière erreur ! ... J'ai du talent, plus qu'il n'en faut. Je me refuse à vous convaincre. Bon gré, mal gré, vous finirez par vous en apercevoir. Ma suffisance et mon aplomb vous agacent ? Quel dommage ! » (p.9)
L'espace qui sépare une forte personnalité d'un m'as-tu-vu exécrable est parfois assez mince mais l'on se rend rapidement compte que Flora appartient à la catégorie des agitatrices sympathiques. Au-delà du narcissisme conquérant qui la pousse à affirmer sans états d'âme qu'elle n'a aucun scrupule à considérer ses propres intérêts avant tous les autres, on découvre une jeune femme dotée d'une conscience, habitée de préoccupations sociales et cherchant à développer des relations solides et durables, ce qui s'avère par ailleurs assez difficile. L'échec de sa vie amoureuse en fournit l'illustration.
Sa première histoire d'amour avec un apollon d'opérette a fait d'elle « une serpillière » (p.22) et cette relation malheureuse finit dans un déluge de larmes. Mais Flora rebondit, bien décidée à ne plus s'en laisser conter. Elle se forge une nouvelle ligne de conduite qu'elle recommande aussitôt à ses lectrices : « Méfiez-vous des beaux parleurs. Parlez plus fort qu'eux. Jouez leurs jeux » (p.22). Mais lorsque l'amour sonne à nouveau à la porte sous les traits d'un joueur de basket très séduisant, ses bonnes résolutions s'envolent et sa déception est infinie lorsqu'elle découvre sur la page de couverture d'un magazine people la photo de son ami marchant main dans la main avec une autre. Du fin fond de sa colère et de sa déprime, elle découvre alors que le sort des amies qui l'entourent n'est pas meilleur que le sien et cela ne fait que renforcer son idée que les noirs qui l'entourent, pour séduisants qu'ils soient, ne sont en fait que de pâles imitations des anciennes gloires de l'univers Hip-Hop noir américain, volages et misogynes. Pour ne rien arranger, les jeunes Togolais de sa génération restés au pays de ses origines, ne lui semblent guère plus intéressants, allergiques qu'ils sont aux tâches ménagères, soumis au diktat de leur famille et très empressés à faire des enfants à leur femme alors qu'ils passent le meilleur de leur temps avec leurs « potes ». Pas le genre d'hommes à qui elle a envie de passer la bague au doigt.
La rigidité de la société, tant à Paris qu'au Togo où elle séjourne de temps à autre, de même que les conventions qui déterminent le comportement des gens qui l'entourent, influencent tous ses rapports avec les autres, y compris ceux qu'elle entretient avec sa famille africaine. Elles pervertissent ses relations avec sa grand-mère qui la gave de lait pour bébé car elle la trouve maigrichonne et aimerait la voir engraisser; ou encore celles qui la lient aux anciens du village qui lui offrent quelques incantations peu efficaces contre du whisky, du schnaps et des liasses de CFA. (pp.90-91) En fin de compte, ses visites au pays n'apportent pas de solution à sa solitude et lui offrent tout au plus l'occasion de reprendre son souffle de temps à autre. Mais peu encline à prendre la vie comme elle vient, l'agitation de Paris lui fait vite défaut et elle ne rêve que de se relancer dans la vie hyperactive qui domine tous les aspects de son existence, y compris son travail de rédactrice à Afro International.
Ce journal vend du rêve, une image flatteuse du monde noir, un idéal de vie consumériste, et Flora devient rapidement une excellente ambassadrice au service de son journal. Elle est infatigable et ce n'est pas sans raison qu'elle se considère comme le moteur de l'équipe éditoriale. A ses yeux, le poste de rédactrice en chef adjointe lui est dû et elle déplore le fait que son boss soit lent à s'en rendre compte, refusant d'augmenter son salaire en conséquence. L'argent est le nerf de la guerre et elle entend bien en avoir suffisamment pour vivre sa vie de manière effrénée et être au cœur de l'action, embrassant du même coup tous les excès d'une société consumériste. Sa génération n'est pas née pour remettre en cause le sexisme du Hip-Hop importé d'Amérique, les distorsions infligées à l'histoire de l'Afrique et le galvaudage de l'image de la femme noire. « Nous n'avons plus d'éthique, encore moins d'esprit critique », dit-elle avec la franchise que permet l'auto-dérision, « Nous ne bouleverserons rien, ni notre image, et encore moins le monde » (p.112).
Et pourtant, l'activité débordante de Flora est loin de laisser les choses suivre tranquillement leur cours. Elle interpelle bel et bien la société, d'une façon qui reflète l'influence occulte mais considérable d'un nombre toujours plus important de ses contemporaines parties à la conquête de toutes les sphères de l'activité humaine, sans complexe et confiante en l'avenir. Dans ce contexte, il est intéressant de relever que Lauren Ekué qui est aussi journaliste et, dit-elle, partage certains traits et manières de voir de son personnage affirmait au cours d'une interview accordée à la revue Amina : « Je ne pense pas faire partie d'une minorité. Mon cas n'est pas exceptionnel. J'ai des amis et du monde autour de moi. Il y a des choses qu'on ne voit qu'à la télé. C'est pourquoi dans mon livre, j'ai vraiment voulu insister sur un personnage avec des attributs positifs. » [https://aflit.arts.uwa.edu.au/AMINAekue06.html (consulté le 6 novembre 2008)]. Comme bien d'autres jeunes femmes des cités, Flora ne conçoit pas son avenir dans une action militante, les boycotts et les manifestations de masse mais dans une attaque personnelle des structures hiérarchiques d'exclusion qui limitent le champ d'activité de certains individus et entendent leur interdire l'accès aux niveaux où se prennent les décisions.
Le fait d'adopter une approche qui embrasse le consumérisme et privilégie l'action individuelle ne signifie pas pour autant que Flora est exempte de tout esprit critique et de préoccupations morales, comme elle voudrait le laisser croire. Au contraire, elle est consciente de la portée de ses choix et n'entend pas être manipulée par les faiseurs d'opinion. Elle sait qui tire les ficelles et agit en conséquence. Son attitude par rapport à la télévision est un bon exemple. C'est non seulement parce que ce média recrée un monde paranoïaque et apocalyptique avec lequel elle n'a aucune affinité qu'elle s'en désintéresse mais aussi parce qu'il n'offre pas une image positive et progressiste des noirs en général et des femmes en particulier. Alors, « le pouce sur la télécommande, dit-elle, je zappe, je zappe, je zappe et zappe encore » (p.124) avant de s'endormir, dépitée, sur des images de « gogo-danseuses hispanos et blacks topless se tortillant sur le podium du dancefloor, sur de la house music » (p.125). Dès lors, il ne s'agit pas d'un hasard si Lauren Ekué choisit de conclure son roman alors que Flora est sur le point de partir pour les Etats-Unis afin de bâtir une nouvelle chaîne de télévision.
Ce n'est pas demain qu'on convertira un bon vieux soixante-huitard de mon espèce aux bienfaits de l'individualisme, de la consommation et des clips qui tournent en boucle sur MTM et MTV, mais force est de reconnaître que les slogans et les certitudes de jadis ont aussi fait leur temps. Lire Icône Urbaine, c'est découvrir avec ravissement une alternative aux « vrais-faux racontars et aux banlieues qui brûlent » (p.125), c'est se rendre compte que le futur appartient à une génération de jeunes femmes qui, comme Flora, se sont libérées des utopies et des pesanteurs d'autrefois et sont prêtes à conquérir le monde ... quel que soit leur attachement aux espèces sonnantes et trébuchantes.
Jean-Marie Volet
Editor ([email protected])
The University of Western Australia/School of Humanities
Created: 6-Dec-2008.
https://aflit.arts.uwa.edu.au/reviewfr_ekue08.html