A (RE)LIRE "Je vois du soleil dans tes yeux", un roman de Nathalie ETOKE Yaoundé: Presses de l'Université Catholique d'Afrique centrale, 2008. (196p.). ISBN: 2-84849-032-2.
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Je vois du soleil dans tes yeux est un roman qui souligne avec éloquence une discordance dramatique entre les conditions toujours plus difficiles auxquelles la jeunesse africaine doit faire face et les aspirations de ceux et celles qui rêvent d'« A free Ka » [1], c'est-à-dire d'une autre Afrique, libre et indépendante. A dix-neuf ans, Wélie se retrouve sur le trottoir afin de subvenir aux besoins de sa famille, et son ami Jean-Marc, comme tous les opposants politiques immolés par les dictatures coloniales et postcoloniales qui se sont relayées depuis plus d'un siècle, paie fort cher sa révolte contre les autorités. Personne ne semble en mesure de changer le cours de l'Histoire. Dès lors:
Question difficile s'il en est car ni la révolte, ni la bonne volonté, ni le travail ne semblent être en mesure d'offrir une porte de sortie. Agir selon sa conscience ne conduit pas à la réussite dans un univers corrompu jusqu'à l'os et Wélie n'échappe pas à la règle. Studieuse et appliquée à l'époque où elle est écolière, elle rêve d'être indépendante, de pouvoir choisir l'homme qui deviendra son mari. Rien ne peut la distraire de ses études, ni les garçons à qui elle oppose « une farouche résistance » (p.11), ni ses copines qui l'invitent à « sortir un peu de ses cahiers » (p.11), ni les enseignants qui la draguent et lui proposent « des MST, ces moyennes sexuellement transmissibles qui se couronnent par un double succès: une grossesse non désirée et l'attribution d'un parchemin couronnant votre réussite à l'examen du VIH » (p.11). Au premier abord, sa persistance semble devoir payer car elle obtient son baccalauréat avec mention très bien et croit avoir un pied hors du bidonville pourri dans lequel elle vit. Elle se voit déjà à l'université, puis avocate défendant la cause des petites gens. Mais, dit-elle, « comme de nombreux jeunes de mon âge, mes espoirs d'avenir radieux passent à la poubelle » (p.10).
Le travail, la persévérance, les connaissances et de bonnes études ne sont pas les éléments qui ouvrent les portes de l'emploi. Elle a tôt fait de découvrir que le pays regorge de diplômés qui sont devenus chauffeurs de taxi ou vendeurs à la sauvette et qui ne survivent qu'à grand peine avec un salaire de misère. Sans appui en haut lieu, les diplômes ne servent à rien. Dès lors comment s'en sortir quand on est « redescendu sur terre » (p.11) et qu'on en a assez de voir son père cuver son vin, sa mère assise derrière ses cuvettes de légumes, et ses frères errant dans la cuisine à la recherche de quelque chose à manger ? La mère de Wélie la pousse sans ménagement à utiliser les vrais atouts qu'elle a dans son jeu: « Ma fille, tu a vingt ans, tu es belle, tu es jeune... » (p.9), lui dit-elle, et la seule porte qui semble s'ouvrir est celle de la prostitution.
Toutefois, Wélie ne tarde pas à se rendre compte que l'argent qu'elle gagne en faisant le trottoir ne résout que de façon très illusoire la situation déplorable de sa famille. Certes, dans un premier temps sa mère est en mesure de subvenir aux besoins matériels des uns et des autres mais rien ne change dans la mentalité de ses parents et de ses huit frères et sœurs. Les commentaires de son père lorsqu'elle lui annonce qu'elle va épouser un Français pour son argent le montrent bien: « Bravo ma fille » lui dit-il, « tu es notre sauveur. Grâce à toi, bientôt je boirai du chivas au lieu de ce tord boyau qui me tue l'estomac » (p.165). Quant à sa mère, elle n'est pas en reste et voit elle aussi tout le profit qu'elle va pouvoir tirer de cette union: « Dès que tu arrives à Paris » s'empresse-t-elle de dire, « débrouille-toi pour m'acheter des vêtements, des tissus et des parfums... » (p.165).
Wélie et sa nombreuse parentèle ne sont pas sur la même longueur d'onde et la décision de la jeune femme d'arrêter de se prostituer provoque un esclandre. Cela signifie la fin de l'argent facile pour son entourage comme le montre ce dialogue houleux avec sa mère: « Pourquoi rentres-tu si tard aujourd'hui ? Tes frères et sœurs ont faim. Ton père veut de l'argent pour sa bière et moi j'ai besoin de liquidité pour la ration alimentaire. En plus, je dois récupérer mon kaba chez ma couturière et mes bijoux chez le Sénégalais. Donne l'argent, je suis pressée. Sita, je n'ai rien à vous donner aujourd'hui. J'arrête le trottoir. Je m'engage dans la lutte politique. Mais tu es folle ou quoi ? Qu'est-ce qui t'arrive ? Tu as bu ou bien ? Tu sais qu'on compte tous sur toi. Dorénavant, il faudra compter sur vous-mêmes. » (p.84)
Malheureusement la politique, à la mode camerounaise, n'est pas à même de fournir une solution aux dysfonctions sociales et familiales, et l'engagement militant de Wélie aux côtés de son ami Jean-Marc ne dure que le temps d'un espoir déçu. Le jeune homme s'est donné pour mission de dénoncer le népotisme et la corruption des élites mais le mouvement de revendications qu'il met sur pied sous le nom de « Jeunesse Africaine en Colère » ne survit pas à une intervention musclée de l'armée et de la police qui s'achève par « une pluie de matraques », les gaz lacrymogènes et l'arrestation de Jean-Marc qui est embarqué manu militari alors que le reste de ses troupes se disperse dans un sauve-qui-peut général. Comme le dit un ami de Wélie, dans cette démocratie aux relents de dictature, « les militaires et les policiers sont toujours là où on n'a pas besoin d'eux ... Les gangsters terrorisent les populations, des expatriés sont assassinés en plein jour, des ambassadeurs attaqués et eux que font-ils ? Ils molestent de braves jeunes gens. » (p.60).
Contrairement à ce que l'on pourrait imaginer, Jean-Marc n'appartient pas au même milieu que Wéli. Ses parents ont des liens de parenté avec le chef de l'Etat et son père est Ministre. Aussi, lorsqu'il annonce à sa mère qu'il a décidé de quitter le confort de la maison familiale pour vivre dans un studio à S'en-fout-la mort, elle pense qu'il a perdu la raison. « Tu débloques complètement » , lui dit-elle. « Cesse de rêvasser et de bavasser, reviens sur terre et accepte le poste que ton père t'a obtenu à la société pétrolière » (p.104). Par un effet pervers, la mère de Jean-Marc et celle de Wélie c'est-à-dire deux femmes représentant des milieux diamétralement opposés, celui des plus démunis et celui de l'opulence partagent la même attitude, la même mentalité, les mêmes certitudes vis-à-vis du monde dans lequel elles vivent: à leurs yeux, la destinée de chacun est inscrite dans les profondeurs insondables de l'Histoire et rien ne peut en changer le cours. Wélie et Jean-Marc pensent bien sûr différemment et entendent s'inspirer de l'exemple des héros du passé tels que Ruben Um Nyobé, Mongo Beti, Mahatma Gandhi et bien d'autres défenseurs de la liberté invitant leurs contemporains à « être le changement qu'ils veulent voir dans le monde » .
Cependant, comme leurs illustres devanciers, Jean-Marc et Wélie découvrent rapidement combien il est difficile de rester fidèle à ce mot d'ordre. Résister et agir semble conduire inéluctablement à l'échec. Reste que l'action, même si elle n'est pas couronnée du succès escompté, est riche d'enseignements et elle permet aux deux personnages de découvrir un certain nombre de choses. Par exemple que la liberté est avant tout une quête spirituelle et que la fortune et le pouvoir peuvent être aussi destructeurs que la misère et la soumission. Ils découvrent aussi que le statu quo finit toujours par céder le pas au changement mais que ce dernier ne peut être imposé par la force, ni par le haut ni par le bas. Le fait que Jean-Marc tape du poing sur la table (p.120) lors de sa comparution devant Big Boss dans l'espoir d'être entendu ne fait bien sûr pas changer d'un iota la manière de penser de son interlocuteur qui n'a rien compris aux aspirations du jeune homme et de ses amis descendus dans la rue: « Qu'est-ce que tu veux petit ? La direction d'une société ? De l'argent ? Tu n'as qu'à demander et tu auras. Regarde toi-même là, c'est pas sérieux ! Tu es en train de mettre le feu aux poudres et le Grand n'est pas content. Tu prônes de mauvaises idées: la santé pour tous, toi-même tu vois ça comment ? Des nouvelles écoles ? la restructuration des universités ? La hausse des salaires ? Avec de telles idées tu entraînes le pays vers le chaos. C'est la ruine assurée avec des agitateurs comme toi... » (p.120).
Parallèlement, l'opération brutale menée par le gouvernement contre les manifestants, les gaz lacrymogènes, la répression sanglante, l'incarcération de Jean-Marc dans une clinique psychiatrique où les services secrets le « travaillent » à l'électrochoc pour « court-circuiter son cerveau » (p.136) ne fait qu'accentuer le ressentiment de la population à l'endroit d'un régime sanguinaire qui s'accroche au pouvoir et à ses privilèges par tous les moyens. D'une certaine manière, l'expression de « fiction suicidaire » utilisée récemment par Nathalie Etoke en relation avec un autre ouvrage [3] semble aussi convenir parfaitement à ce roman qui, comme beaucoup d'autres, souligne les forces destructrices qui entraînent tout le monde vers le néant: les riches et les pauvres, les jeunes et les vieux, les conformistes et les rebelles, ceux qui fuient le pays comme ceux qui y restent.
En dépit de ce réquisitoire impitoyable à l'encontre d'une « démocratie tropicale » (p.120) qu'elle exècre, Nathalie Etoke suggère que la cause n'en est pas pour autant entendue. Quelque chose de positif peut toujours être construit sur les ruines de ce qui a été détruit et il appartient à chaque génération de relever ce challenge. Comme un grand nombre d'Africains avant eux, Wélie et Jean-Marc ont été privés de leur droit à l'autodétermination mais à l'instar de leurs devanciers, ils réussissent à rebondir et à se reconstruire à partir de rien. Ils ont tout perdu excepté leur rêve d'un monde meilleur. Mais dans leur dénuement, ils sont libérés des contraintes sociales et familiales que leur imposent les âmes damnées d'un pouvoir tyrannique dominé par l'appât du gain, la violence et les inégalités. Ils n'ont plus rien, si ce n'est la vision utopique d'un futur où tous les enfants de l'Afrique « seront libres et forts et beaux » (p.189). Nus et traités de fous, Wélie et Jean-Marc ne vivent plus dans un pays abandonné par les dieux mais sur un continent où il est possible à chacun d'assumer son présent en recréant son histoire et ses mythes, de prendre en charge son devenir. Et puisant leur inspiration dans l'univers de la musique et des livres qui donnent un sens aux mots « liberté » et « solidarité », ils chantent la souffrance, la colère et l'espérance (p.190). Ils n'ont plus rien mais une étincelle brille au fond de leurs yeux lorsqu'ils se regardent et chantent au milieu d'un silence assourdissant:
Jean-Marie Volet
Notes
1. Nathalie Etoke. "A free Ka on the road to Damascus". "The Africa report", 25 May 2009. [https://www.theafricareport.com/index.php?option=com_content&view=article&id=3278730:nathalie-etoke-a-free-ka-on-the-road-to-damascus&catid=51:opinion&Itemid=77 Consulté le 13 novembre 2010]
2. Poème imprimé en première de couverture.
3. "Ce qui est perdu peut parfois être réclamé/réinventé ou devenir une fiction suicidaire dans laquelle on baigne pour nier l'adversité du présent". Brève interview de Nathalie Etoke au sujet de son dernier ouvrage "Melancholia africana: l'indispensable dépassement de la condition noire" (2010), "Tribune2l'artiste" 16 septembre 2010, [https://www.tribune2lartiste.com/?p=2948 Consulté le 13 novembre 2010].
4. Que Dieu bénisse l'Afrique
Editor ([email protected])
The University of Western Australia/School of Humanities
Created: 16-November-2010.
https://aflit.arts.uwa.edu.au/reviewfr_etoke10.html