A (RE)LIRE "Noblesse d'Afrique", un roman d'Hélène DE GOBINEAU Paris: Fasquelle Editeurs, 1946. (164p.).
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C'est par milliers que les jeunes gens d'Afrique noire rejoignirent les rangs de l'armée française durant la seconde guerre mondiale. Un très grand nombre d'entre eux ne revirent jamais leur terre natale, certains tués en action, d'autres emportés par la tuberculose ou, pire encore, massacrés par leur propre armée à la fin de la guerre, au moment de régler leur solde et leurs indemnités. [1] A ce jour, la dette que la République avait contractée envers ses « Tirailleurs sénégalais » n'est pas encore réglée et cela explique sans doute le nombre très restreint d'ouvrages retraçant l'histoire des troupes coloniales en France [2]; d'où l'intérêt de Noblesse d'Afrique, un livre d'Hélène de Gobineau publié en 1946 et consacré aux Africains que l'auteure rencontra d'abord à Paris Gare de Lyon, où elle était cantinière, puis dans divers camps de prisonniers africains incarcérés en France sous l'Occupation.
Un des attraits de Noblesse d'Afrique, c'est d'offrir une image pleine d'humanité de la vie des jeunes gens que l'auteure a été amenée à côtoyer entre 1939 et 1944. Comme elle l'écrit dans son avant-propos: « J'ai vécu cinq ans de guerre avec les Mandings, les Soussous, les Saracolés, les Peuls, les Oulofs, les Serreres, les Baoulés, les Fons et les Mossis... sans quitter les rives de la Seine. ... Je les ai connus malheureux, traqués, séparés de tout ce qu'ils aimaient, luttant contre la mort ... Lentement, très lentement, j'ai gagné leur confiance. Et je suis bien certaine de savoir sur eux beaucoup plus que le reporter pressé, qui traverse leur pays, impatient de tout visiter, beaucoup plus que bien des colons, dont l'intérêt est de croire à l'infériorité de ces hommes pour calmer leur conscience ... Ainsi, je ne donnerai d'eux que quelques anecdotes choisies parmi tant de faits analogues, dont nous avons toutes été témoins, infirmières et marraines. Elles sont frappées, chacune, des mêmes traits de caractère: noblesse, bonté, courage, esprit d'égalité et de justice... » (pp.9-10)
Contrairement aux troupes françaises envoyées au front pendant la première guerre mondiale, l'engagement de celles qui furent mobilisées en 1939 fut très bref. Il ne fallut guère plus d'un mois à l'Allemagne pour occuper tout le nord de la France et la grande majorité de l'Armée française prit le chemin des camps de prisonniers, y compris les soldats noirs africains qui furent pour la plupart internés en France. Mal équipés pour lutter contre les rigueurs de l'hiver français, parqués dans des conditions sanitaires déplorables, des milliers de prisonniers africains succombèrent, victimes des maladies pulmonaires qui ravagèrent leurs camps et les hôpitaux de campagne où ils étaient détenus. Ces jeunes gens partis de chez eux « triomphants de santé et impatients de victoires » (p.10) en furent rapidement réduits à ne plus lutter que pour le maigre espoir de survivre. Les anecdotes d'Hélène de Gobineau n'ont donc pas pour objet d'évoquer la guerre et les exploits des troupes coloniales que l'on découvre par ailleurs en filigrane mais bien de témoigner de la force de caractère de certains des hommes qu'elle a été amenée à côtoyer, de montrer la manière dont ces jeunes gens déracinés essayaient de combattre les ennemis insidieux que sont les privations, l'injustice, la ségrégation, le désespoir, la maladie et la mort.
Dans la majorité des cas, les histoires racontées par l'auteure évoquent des personnes et des situations très ordinaires, mais au-delà de cette simplicité, il se dégage de tous ces textes une force tranquille exprimant clairement la volonté d'individus décidés à rester en charge de leur destinée, même dans les conditions les plus désespérées: « C'est Fatoum qui, le matin de son dernier jour, s'est fait habiller en bonne tenue, pour être photographié au garde-à-vous devant la mort » (p.13); Diallo qui refuse d'abandonner son camarade mourant de la tuberculose et reste à son chevet jour et nuit (p.68), ou encore la profession de foi de Sarr affirmant: « C'est mieux de mourir que de vivre avec le souvenir de ses frères morts sans justice » (p.41). Pour Sarr et ses camarades mourir ne signifie pas se laisser glisser vers le néant. Cela veut dire donner un sens non seulement à la mort mais aussi à la vie qui l'a précédée et à celle qui va suivre. A cet égard, la détermination de Zamba de mettre fin à ses jours pour retourner au pays de ses ancêtres est significative. Lorsqu'il arrive à l'hôpital en état de choc avec quinze autres tirailleurs, il n'a qu'une idée en tête, « rentrer chez lui, rien de plus » (p.49). Toutefois, il se rend rapidement compte de l'impossibilité de son projet et il décide de permettre à son âme de s'envoler vers la terre promise. Comme on s'en doute, docteurs et infirmières font alors tout pour l'empêcher d'arriver à ses fins. Ils l'enferment, l'attachent, le nourrissent de force, mais cette détermination forcenée de « sauver » Zamba contre sa volonté soulève un vent de révolte parmi ses compagnons d'infortune qui ne comprennent pas pourquoi on attache un homme qui n'a fait de mal à personne et dont la seule préoccupation est de permettre à son âme meurtrie de retrouver le chemin de ses origines, rien de plus. (p.52)
Les anecdotes d'Hélène de Gobineau ne sont pas des récits de guerre dans la mesure où elles ne mentionnent que très peu les opérations militaires et le sort des armées qui s'affrontent. Quand l'auteur en fait mention, c'est uniquement pour mettre en lumière le vécu des soldats coloniaux d'Afrique noire au cours d'épisodes souvent marqués par le racisme et les injustices. Elle signale par exemple, que ce n'est pas par hasard que les Tirailleurs se retrouvèrent « en première ligne » (p.10) lors de l'arrivée des troupes ennemies et moururent « en masse, fidèles à leurs chefs et fidèles à l'honneur » (p.10). Ce n'est pas un hasard non plus si, comme le dit un soldat assez chanceux pour avoir vécu assez longtemps pour témoigner: « Allemands, ils mettaient blancs d'un côté: montez camion; noirs, autre côté: allez contre le mur... tac...tac...tac... » (p.11). Sur le chapitre de la ségrégation raciale, suggère Hélène de Gobineau, les belligérants étaient à l'unisson, un fait que l'on relève aussi dans le récit d'un jeune paysan français ayant échappé miraculeusement aux représailles de l'Occupant vers la fin de la guerre suite à une attaque de la Résistance: « Les nègres, ils les ont fusillés; les civils, ils les ont pendus; quéque fois néyés... Moi, ils m'ont oublié... rapport au grigri ». (p.40)
Parfois cocasses, souvent déchirants, les récits proposés par Hélène de Gobineau ne sont jamais sombres ou morbides car ils expriment avec sensibilité et compassion un large éventail de situations imprévues auxquelles se trouvèrent confrontés les Tirailleurs et les personnes qui peuplaient leur existence: la prostituée qui escroque Zougara; Mademoiselle Marinette qui met sa vie en jeu pour permettre à Tanga de s'échapper du camp et espère épouser le jeune homme qu'elle cache chez elle avec ses amis; les bonnes sœurs catholiques et les catéchistes protestants qui essaient de convertir les mourants pour « faire don à Dieu de ces âmes prêtes à s'envoler » (p.74); les infidélités de la femme de Doumaroudou; l'enterrement de Fatokama; le pouvoir du gri-gri de Sarr; le Marabout cherchant délibérément à être envoyé au cachot afin de pouvoir prier tout à son aise sans être harcelé par la bonne sœur responsable de son d'étage. Autant de situations qui permettent à l'auteure de formuler de manière imagée les aspirations et la manière de voir le monde des hommes qu'elle a fréquentés pendant plusieurs années.
Relater les faits et gestes de ses contemporains comporte toujours le danger de décrire les choses au travers du prisme de son propre regard, de sa propre vision du monde. Le français rudimentaire parlé par les Tirailleurs d'origines diverses par ailleurs mieux équipés linguistiquement que les Français monolingues pour communiquer entre eux et avec l'extérieur en fournit un exemple. Alors que chaque Tirailleur parle couramment les langues de sa région et se débrouille pour apprendre les quelques mots qui lui permettent de comprendre en gros les officiers français, à de rare exceptions près, ni l'armée, ni les représentants de l'état, ni les Français expatriés ou non n'essaient de communiquer avec les populations africaines en utilisant le vocabulaire riche et varié mis à leur disposition. Tant en Afrique qu'en France, ils s'accommodent d'un charabia difficilement compréhensible de part et d'autre. Dans le même ordre d'idées, bien rares sont les colons qui donnent l'occasion à leur main d'œuvre africaine d'apprendre la langue française telle qu'elle est parlée en France, ce qui conduit Hélène de Gobineau à dire: on devrait avoir « des remords pour le temps que nous avons perdu en les éduquant si peu ... Presque personne ne s'applique à les corriger; au contraire, on s'amuse à s'exprimer comme eux, alors que, si vite, ils sauraient parler correctement. » (p.28)
Cet état de chose crée un dilemme pour la narratrice qui est dès lors partagée entre l'inadéquation d'un mode d'expression qu'elle désapprouve et son désir de reproduire le plus fidèlement possible les conversations qu'elle a eu avec ses interlocuteurs. Comme elle le souligne, « Je me reproche ... d'avoir reproduit leur langage dans leurs récits et de continuer ce que je réprouve, mais j'ai craint d'altérer la spontanéité de leurs phrases en ne les transcrivant pas mot à mot » Et d'ajouter: « Je m'en excuse auprès des noirs cultivés qui en seront choqués » (p.29). Car des érudits incarcérés dans les camps de prisonniers africains, il y en avait, certes; le plus célèbre d'entre eux étant probablement le poète sénégalais Léopold Sédar Senghor qui fut enrôlé comme fantassin de deuxième classe dans un régiment d'infanterie coloniale en 1939, affecté au 31e régiment d'infanterie coloniale, fait prisonnier et libéré en 1942 pour des raisons de santé.
Mais pour Hélène de Gobineau, c'est un autre personnage du nom de Saer qui dément de manière définitive les clichés propagés par ses compatriotes au sujet « des nègres des colonies ». « Saer, dit-elle, portait sa hauteur avec grâce, il vous tenait à distance en souriant et il se mêlait à sa bonne éducation une pointe d'ironie, si bien que, pour ma part, j'avais toujours l'impression qu'il se moquait de moi, sans vouloir me faire de peine. Il était cultivé, je dirais même lettré, pourtant il se disait paysan comme les autres ... Je ne pus jamais savoir où il avait appris à écrire aussi parfaitement le français et l'arabe ... Par jeu, il écrivait en même temps la même phrase de la main droite en français, de la main gauche en musulman ... et j'ai eu de lui ce reproche mérité: Tu as beaucoup de mauvais livres. Il vaut mieux avoir les yeux fermés que de les laisser courir sur de médiocres lignes » (pp.140-141).
Bien qu'elle eût aimé en savoir plus sur cet érudit, Hélène de Gobineau ne put jamais percer les secrets de cet homme réservé qui l'impressionna par sa culture et lui laissa en héritage deux contes exprimant, à leur manière, une sagesse dont la portée est universelle. Rien n'a changé depuis lors: « Vois-tu, petite femme, si quelqu'un prend, il faut aussi qu'il donne: alors chacun reste le cœur en paix. Mais l'homme fort croit toujours qu'il peut prendre beaucoup et donner peu. Dans sa colère d'homme fort, il détruit la ruche, mais il est bien forcé de reconnaître qu'il ne sait pas faire le miel. Dans tous les mondes, l'amour apporte l'abondance et la haine une sèche misère. » (p.163).
Hélène de Gobineau et Noblesse d'Afrique méritent beaucoup mieux que l'oubli auquel on les a condamnés à nos risques et périls. A quand une réédition?
Jean-Marie Volet
Notes
1. Hervé Mbouguen. "1er Décembre 1944": Le massacre du Camp de Thiaroye" Grioo.com. 23 Octobre 2003. [https://www.grioo.com/info991.html consulté le 12 août 2010]. Voir aussi le film de Sembène Ousmane "Camp de Thiaroye" (1988).
2. Au moment où j'écris ces lignes, j'apprends la sortie du livre d'Armelle Mabon "Prisonniers de guerre - 'indigènes': visages oubliés de la France occupée", (Paris: La Découverte, 2010, 300p.). Ce livre que je n'ai pas lu est présenté comme suit par l'éditeur: "Après la débâcle de juin 1940, les combattants de l'armée française sont faits prisonniers. Tandis que les métropolitains partent pour l'Allemagne, les prisonniers coloniaux et nord-africains prennent le chemin des frontstalags répartis dans la France occupée. En avril 1941, près de 70 000 hommes sont internés dans vingt-deux frontstalags. Ces prisonniers nouent des contacts singuliers tant avec l'occupant qu'avec la population locale qui les réconforte, voire les aide à gagner les maquis ou la zone Sud. [...] À la Libération, leur retour en terre natale, parfois très tardif, s'accompagne de nombreux incidents dont celui, particulièrement grave et meurtrier, survenu à Thiaroye, près de Dakar, en décembre 1944. L'armée française fait trente-cinq morts et autant de blessés parmi les "tirailleurs sénégalais", sous prétexte qu'ils se sont mutinés pour obtenir leurs droits d'anciens prisonniers de guerre. [...] Cet ouvrage donne la mesure de l'injustice, du déni d'égalité et du mépris dont s'est rendu coupable l'État, durant l'Occupation, mais aussi par la suite... Un sujet d'une douloureuse actualité »
"Noblesse d'Afrique" a été republié par Présence Africaine en 2014 (ISBN: 978-2-7087-0837-2). Cette réédition comprend le texte intégral d'Hélène de Gobineau et d'intéressants renseignements sur l'auteure et sa famille. [Note ajoutée le 23 avril 2015].
Editor ([email protected])
The University of Western Australia/School of Humanities
Created: 16-August-2010
Modified: 23-April-2015
https://aflit.arts.uwa.edu.au/reviewfr_gobineau10.html