A (RE)LIRE "L'Antilope blanche", un roman de Valentine GOBY Paris: Gallimard, 2005. (280p.). ISBN: 2-07-077473-2.
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L'Antilope blanche de Valentine Goby se situe à l'intersection de la littérature et de l'histoire. Présenté sous la forme d'un journal, ce roman s'inspire de la vie de Charlotte Michel, alias Charlotte Marthe, une enseignante française qui dirigea un des premiers collèges de jeunes filles de Douala de 1949 à 1961. L'ouvrage évoque aussi bien la vie du collège que les atrocités perpétrées au Cameroun par les forces armées au service de la France au moment des Indépendances.
Lorsqu'elle arrive à Douala, Charlotte Marthe ne sait pas grand chose de l'Afrique et moins encore du Cameroun, ce « bout de terre confisqué à l'Allemagne, un butin de guerre provisoire, [...] un mandat » (p.168). Toutefois, ce n'est pas un quelconque devoir patriotique qui a motivé son départ mais la grande distance qui sépare Douala de Paris. L'homme qu'elle aimait lui a tourné le dos pour en épouser une autre et, depuis, elle court le monde dans l'espoir de l'oublier, d'abord en Italie puis en Angleterre et enfin en Afrique.
Dès son arrivée, elle se rend compte que la vie qui l'attend ne va pas lui laisser beaucoup de temps pour ressasser son chagrin. Son collège est mal équipée, les enseignants en nombre insuffisant et l'administration coloniale de Yaoundé peu empressée à dégager les fonds nécessaires au bon fonctionnement de l'établissement. Le versement des crédits alloués est souvent différé et le paiement des créanciers et des enseignants relève de la gageure. De plus, les expatriés ne cachent pas leurs préjugés à l'endroit de la population africaine alors que du côté de celle-ci le tribalisme est prépotent et la coutume hostile aux filles qui s'attardent sur les bancs de l'école secondaire. Et comme si cela ne suffisait pas à perturber la vie du collège, la violence fomentée par les services secrets français et sa répression sauvage de l'Union des Populations du Cameroun entaînent le pays dans l'horreur. L'assassinat de Ruben Um Nyobé par des militaires français en 1958 marque la fin définitive des espoirs de paix et d'autonomie du pays et entraîne la pérennisation d'une dictature sanguinaire.
En tant que pédagogue, enseignante et directrice de collège, Charlotte Marthe ne se sent pas concernée par les affrontements politiques et militaires qui mettent le pays à feu et à sang et elle consacre tout son temps à résoudre les problèmes d'intendance qui compromettent la bonne marche de son établissement: faute de vacataires, elle remplace les enseignants titulaires pendant leurs absences, elle s'occupe de la comptabilité, s'ingénie à pallier au manque chronique de liquidités, engage de nouveaux professeurs et assure la discipline des élèves qui lui sont confiées des jeunes filles de quatorze à vingt-deux ans auxquelles elle entend offrir les meilleures chances de succès au lycée et dans la vie. Faute de directives précises, et rejetant les prémisses du racisme brutal et dédaigneux des coloniaux qui l'entourent, elle se laisse guider par sa conscience et les valeurs républicaines qu'on lui a inculquées, jugeant les gens et les situations à leur seul mérite et exigeant de son entourage qu'il en fasse de même.
Fidèle aux enseignements de ses devanciers, elle accorde une grande importance au travail, à la ponctualité, à la discipline, à la politesse, à la tenue. A ses yeux, ce sont là des qualités essentielles, des vertus cardinales qu'elle a internalisées tout au long de sa propre éducation; des valeurs qui l'ont accompagnée en Italie, en Angleterre et qu'elle n'a aucune intention d'abandonner au Cameroun. On sait aujourd'hui combien les idées et le contenu des programmes de l'école française furent inadaptés au but poursuivi par les enseignants coloniaux en Afrique et dans le reste du monde. Mais pour Charlotte Marthe, les maîtres à penser et les règles de bienséance hexagonales représentaient des valeurs sûres et universelles permettant à toutes ses élèves, quelle que soit leur origine, de progresser sur le chemin de la connaissance et de la liberté. Pour elle, le reste ne compte guère. Et dans ce contexte, ses efforts sont couronnés de succès: le nombre de jeunes filles réussissant leurs examens de fin de collège est en constante augmentation et, en 1953, les deux premières Camerounaises de Douala forcent la porte du Lycée Leclerc de Yaoundé et quelques années plus tard c'est vers la France que certaines « Antilopes » s'envolent pour y poursuivre leurs études.
Le fait d'encourager les élèves à allonger leur scolarité au-delà du primaire est loin de faire l'unanimité au sein de la colonie. Ouvrir le lycée et l'université aux Africaines se heurte au sexisme et au racisme des expatriés aussi bien qu'aux prérogatives de patriarches locaux estimant que l'école des blancs n'aide en rien leurs filles à prendre conscience de leurs responsabilités de futures mères et d'épouses. Il y a bien sûr quelques exceptions, une minorité qui, d'un côté comme de l'autre, se rend compte que tout comme l'attitude des colons, le rôle des femmes doit évoluer. Mais d'une manière générale, prétendre « qu'un nègre vaut un blanc » (p.77) et qu'une africaine puisse être « une femme responsable, éduquée avec un vrai métier » (p.58) ne lui attire que des sarcasmes de la part de ses concitoyens. Et du côté des Camerounais, seul un très petit nombre de personnes pensent qu'« on a besoin de femmes techniciennes [...] qu'il faut des femmes fortes, faisant preuve d'une véritable indépendance matérielle » (p.178).
Le prédécesseur de Charlotte Marthe, un certain Mr Gautier muté pour motif disciplinaire, appartenait résolument à l'ancienne garde et l'idée d'égalité entre les races et entre les sexes ne faisait pas partie de son univers. Faisant sienne l'antienne chantée par le fonctionnaire colonial : « Ces nègres, vous savez, il faut les visser » (p.102), et joignant le geste à la parole, il n'hésite pas à porter la main sur ses élèves et sur les enseignantes africaines de son établissement. C'est d'ailleurs un esclandre fait à l'institutrice Sarah Epangué qu'il gifle lorsqu'elle refuse de nettoyer les toilettes du collège qui conduit les autorités à le transférer, non pas parce qu'il a frappé une de ses enseignantes, mais bien plutôt parce que celle-ci, outrée par le comportement de son directeur, l'a empoigné au collet et expulsé manu militari de sa classe sous le regard médusé des élèves, sapant du même coup l'autorité du blanc et du patriarche.
Un tel affront ne peut bien sûr pas être toléré et Sarah Epangué perd aussi son travail. Mais lorsque Charlotte Marthe apprend les raisons qui ont précipité le départ de cette institutrice déterminée, influente dans sa communauté et proche de ses élèves, elle l'invite à revenir au collège pour faire cours sur le mariage, les traditions, la dot, la polygamie, les devoirs de la femme... Cette réintégration est toutefois de courte durée car la cabale montée par quelques parents d'élèves et l'intransigeance d'une administration monolithique ont rapidement raison de cet enseignement hors normes dispensé par une personne non gratta. Bien qu'éphémère, le retour de Sarah Epangué bouscule les certitudes de Charlotte Marthe et la conduit à réévaluer son rôle de pédagogue éduquant la jeunesse camerounaise en faisant exclusivement appel à des programmes et à des valeurs franco-françaises.
Dans un premier temps, Charlotte Marthe admire la forte personnalité de Sarah Epangué mais elle ne se rend pas compte que cette militante UPC livre une bataille différente de la sienne. Certes, elle croit comme elle « que l'avenir du Cameroun est entre les mains des femmes » (p.181), mais quand Charlotte Marthe suggère que leur combat est le même, sa collègue s'en défend: « Sarah Epangué dit que je lutte au nom des droits de l'homme, des 'Lumières' », écrit Charlotte Marthe dans son journal, « elle appuie sur le mot 'Lumières'. Elle, elle prétend lutter contre toutes les 'aliénations'. Celle des salariés aux patrons. Celle des femmes aux hommes. Celle des femmes à d'autres femmes. Elle lutte contre l'aliénation des 'indigènes' aux puissance impériales. Contre l'idée même de l'indigène, qui est 'ennemie de l'homme' » (p.179). Alors que l'une pense que son engagement au service de l'école est apolitique, l'autre suggère au contraire que tout enseignement est hautement politique et qu'il concourt à la perpétuation de l'aliénation sous toutes ses formes. « Vous menez un combat moral contre la dot et autres coutumes 'dégradantes' », lui dit-elle. Moi, « je mène un combat politique contre l'exploitation sous toutes ses formes. » (p.180).
Il n'est dès lors pas étonnant que Sarah Epangué occupe une position importante dans la section féminine de l'UPC, et que sa priorité soit moins de permettre aux jeunes filles de Douala de partir étudier à Paris que de libérer le pays et de permettre aux collégiennes de bénéficier de programmes d'études développés au Cameroun plutôt qu'en France. Et l'on imagine les peines et la déception qui l'attendaient sur le chemin d'une liberté jamais atteinte alors que la France et ses tortionnaires intensifiaient leur guerre contre Ruben Um Nyobé et ses partisans, massacrant des dizaines de milliers d'innocents, bombardant des villages soit disant hostiles au napalm et, peu après « l'indépendance », allant jusqu'à incendier le quartier Congo de Douala prétendument « truffé de rebelles » (p.266), et à tirer à vue sur tous ceux qui tentaient d'échapper aux flammes.
Comme les musiciens de la Symphonie des adieux, Charlotte Marthe doit finalement quitter la scène après que tous ses amis sont déjà partis de Douala, l'un après l'autre, pour rentrer chez eux. « Je prends l'avion tout à l'heure » écrit-elle dans son journal en date du 1er janvier 1961. « Je n'ai pas choisi de venir ici. Je n'ai pas décidé de m'en aller. Les circonstances, encore une fois, décident pour moi. » (p.261). Le simulacre d'indépendance avalisé par la France en 1960 n'a pas mis fin aux atrocités, et comme nombre de ses contemporains convaincus de la nature apolitique de leur « mission » au Cameroun, Charlotte Marthe refuse obstinément de se considérer comme un simple pion de l'entreprise coloniale. « La politique a perdu la raison » (p.248) et l'école pour laquelle elle se bat a été balayée par la déraison, pense-t-elle. « Je voudrais qu'il suffise d'aimer mes filles, mais à l'évidence cela ne suffit pas » (p.248) dit-elle. Dès lors, quelles valeurs défendre ? se demande-t-elle alors que le pays est victime d'une sauvagerie insoutenable. Le spectacle de huit têtes noires alignées sur le trottoir, grossièrement coupées et nageant dans une flaque de sang après une vague d'arrestations dans le quartier de New-Bell la choque, même si une telle atrocité ne la conduit pas à condamner vigoureusement les responsables de cette boucherie. Incapable de voir grand et de monter aux barricades pour sauver son petit collège, elle se replie sur elle-même et s'abîme dans un travail désormais inutile: « A ce moment là, j'aurais pu monter à la tribune, j'aurais pu dire non », dit-elle. « Ce n'est pas ce que j'ai fait. D'abord, j'ai pleuré. Toute seule, sur la place. Ensuite je suis rentrée au collège. Les Antilopes de New-Bell devaient montrer une autre face de l'homme, voilà ce que je me suis dit. Je me suis attelée au travail avec plus d'énergie que jamais. » (pp.248-9).
La politique est trop sérieuse pour la laisser aux seules mains des politiciens, dit le proverbe, mais contrairement à Sarah Epangué, Charlotte Marthe ne saisit pas la dimension politique de son travail d'éducatrice dont elle abandonne les tenants et aboutissants à une nébuleuse politico-économique dont elle ne partage ni les intentions, ni les méthodes sanguinaires. Elle n'est pas venue au Cameroun comme émissaire de son pays, pense-t-elle, mais comme une enseignante chargée d'offrir aux jeunes femmes qui lui ont été confiées les connaissances et la rigueur intellectuelle qui leur permettraient de prendre en main leur destin. Sa mission est de façonner une nouvelle génération de femmes africaines progressistes et, à l'heure de quitter le pays, elle pense l'avoir menée à bien: le nombre des diplômées a augmenté d'année en année et l'on ne compte plus les anciennes élèves devenues infirmières, professeurs, sages-femmes, puéricultrices, institutrices, comptables, secrétaires, chercheuses, employées de banque, pasteurs... (p.268). Mais dans le même temps, on sent bien qu'elle ne comprendra jamais vraiment que dans les Colonies, éducation et aliénation marchent de pair. Elle ne comprend pas mieux le combat pour la liberté de l'UPC et de Sarah Epangé dont elle minimise la valeur et l'importance.
Même si le Cameroun ne réussit pas à échapper à l'emprise de son Parrain français, l'ère d'un colonialisme belliqueux touche à sa fin et nombre de collégiennes de New-Bell contribuent à l'élargissement du rôle des femmes dans les affaires de la nation. Parmi les premières, Marie Claire Matip dont quelques pages autobiographiques qu'elle rédigea alors qu'elle était élève à Douala, furent publiées en 1958 sous le titre "Ngonda" [2]. On peut aussi mentionner Delphine Zanga Tsogo qui fréquenta le Collège Moderne de jeunes filles de Douala jusqu'en 1955, avant de partir pour Toulouse où elle obtint un diplôme d'infirmière d'Etat. En 1960, rentrée au Cameroun, elle travailla dans les hôpitaux de Yaoundé, de Garoua et de Dschang avant d'être élue Présidente nationale du Conseil des femmes du Cameroun en 1964, Députée en 1965, Ministre adjoint de la Santé Publique en 1970, Vice-ministre de la santé publique en 1972 et Ministre des Affaires sociales en 1975, un poste qu'elle occupa pendant près de dix ans.
Charlotte Michel aurait eu cent ans en 2014. Cet excellent roman ravive le souvenir des « Antilopes de New-Bell » et il rend hommage à une enseignante hors pair. Mais l'ouvrage souligne aussi le racisme qui dominait l'univers colonial et les actes de barbarie abominables commis par la France au Cameroun à l'époque des Indépendances. Toutefois, comme l'auteure le relève en post-scriptum, avant de rencontrer les personnes qui devinrent mes personnages, je n'imaginais pas que l'amour se surimposerait à l'Histoire sans pour autant « déroger au souci moral affiché par ma génération, à qui la colonisation semble un outrage, et la guerre, et toute forme de domination blanche occidentale. Ma rencontre avec les Antilopes n'a pas bouleversé mes convictions profondes et mes valeurs. Mais elle a modifié mon regard sur la vie d'une femme qui, en son temps, fut exemplaire. Fut aimée. D'un amour filial et non servile. Un tel amour, plus de cinquante ans après les faits, ne pouvait que répondre à un amour reçu. Devant lui, la raison s'incline, et les grands discours » (p.272). A lire.
Jean-Marie Volet
Notes
1. Le parcours de Charlotte Marthe rappelle celui de Germaine Le Goff qui dirigea la première Ecole Normale d'institutrices au Sénégal une génération auparavant. Voir : "L'Africaine blanche (1891-1986): Germaine Le Goff, éducatrice mythique", a biography by François-Xavier Freland. Paris : Editions Autrement, 2004. (160p.). https://aflit.arts.uwa.edu.au/revieweng_legoff09.html
2. Marie Claire Matip. "Ngonda". Paris: Bibliothèque du Jeune Africain, 1958. (50p.). In 1958, Marie Claire Matip prépare le bac au lycée Leclerc de Yaoundé. Elle suit ensuite des cours à la Faculté de lettres et de théologie de l'Université de Montpellier avant de s'inscrire à la Sorbonne en philosophie, psychologie et sociologie où elle soumet une thèse de doctorat de 3ème cycle sur « quelques aspects des rôles de la femme en Afrique ».
Editor ([email protected])
The University of Western Australia/School of Humanities
Created: 1-May-2014
https://aflit.arts.uwa.edu.au/reviewfr_goby14.html