A (RE)LIRE "Fille de Burger" [1979], un roman de Nadine GORDIMER Traduit de l'anglais par Guy Durand. Titre original: "Burger's daughter" Paris: Albin Michel, 1982, LP 6714, 572p. ISBN: 2-253-05214-0.
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En 1979, année de la publication de Fille de Burger, l'apartheid divisait encore la société sud-africaine, Mandela croupissait encore en prison et le Prix Nobel de littérature n'avait pas encore été décerné à Nadine Gordimer il ne le serait qu'une décennie plus tard. Fille de Burger (traduit en français en 1982) est un roman puissant qui nous plonge dans l'univers de Rosa, la fille d'un leader du mouvement anti-apartheid en butte à la férocité du régime. Cet ouvrage représente un bel hommage à la mémoire des militants qui luttèrent contre le racisme et l'oppression avec conviction et ténacité. De plus, ce roman dont quelques pages se déroulent dans le Midi de la France[1] permet aux lecteurs d'aujourd'hui de mieux se situer par rapport à un combat sans fin qui oppose la tyrannie et la liberté, un combat dont les échos évoquent des préoccupations communes à tous les temps et à tous les lieux.
Tout commence au début des années 1920 lorsque Lionel Burger, le père de Rosa, prend conscience de « la contradiction effrayante [...] d'une population blanche à laquelle il appartient qui observe le culte d'un Dieu de justice tout en pratiquant une discrimination fondée sur la couleur de la peau. Une population qui prône la charité selon l'enseignement du Fils de l'homme et refuse à la population noire [...] le droit d'appartenir à l'humanité » (p.36). Cette contradiction ébranle ses certitudes et le pousse vers le marxisme qui, pense-t-il, permettra à son pays « de mettre fin à la discrimination en concédant à toutes les composantes ethniques de cette nation l'égalité des droits politiques » (p.38). Malheureusement le dogmatisme et la discipline révolutionnaire ne tiennent pas leurs promesses et l'action militante de Lionel ne débouche pas sur une société plus égalitaire. Bien au contraire, un sectarisme primaire polarise les points de vue et l'apartheid n'en devient que plus virulent, les inégalités plus criantes, les exactions du pouvoir plus meurtrières. D'où les incertitudes de Rosa à la mort de ses parents. Est-il de son devoir de « reprendre le flambeau »[2] et de se soumettre aux directives de ses camarades communistes en dépit des dérives du parti, de la terreur instaurée par Staline en Union Soviétique et de la répression impitoyable dont sont victimes les militants et les militantes dans son propre pays, c'est-à-dire les assignations à résidence, les arrestations arbitraires, les procès truqués, les longs séjours en prison?
Répondre à la question n'est pas chose facile car la jeune femme appartient à un milieu dominé par le sens du devoir, un milieu qui exige une loyauté absolue envers le parti, la famille et la lutte révolutionnaire. Contrairement à Lionel, il n'y a rien de réfléchi dans l'engagement de Rosa. Comme le souligne la brève conversation qu'elle a avec un de ses amis : « Si notre conception de la vie, nos relations, et les idées que nous tenions [de nos parents] dans notre enfance avaient eu quelque rapport avec Marx et Lénine, elles étaient devenues quelque chose de tout à fait naturel et de personnel à l'époque où elles m'atteignaient. [...] On absorbe ça avec les bouillies au gruau [...] c'était du quotidien [...] l'atmosphère habituelle de la maison. » (p.77)
Les personnes qui rendaient visite à ses parents n'étaient pas là pour se divertir mais pour faire la révolution, ce qui, pour elles, signifiait se battre contre les lois et l'idéologie raciste qui empêchaient tous changements politiques, industriels, sociaux et économiques. Au-delà du dogmatisme emprunté par la résistance à des théories venues d'ailleurs, les préoccupations des militants étaient très pratiques. Leur action avait pour but de changer non seulement les structures du pouvoir et les fondements idéologiques du régime mais aussi de permettre un nouveau type de relation entre les individus, un rapport aux autres basé sur le partage et le respect. Et contrairement aux dirigeants soviétiques qui transformèrent rapidement le « paradis révolutionnaire » en enfer, Lionel met en pratique sa vision d'un pays libéré d'un racisme institutionnel inique. Il ouvre sa maison à tout le monde et, « dans cette maison sans Dieu, [...] toute différence liée à la couleur de la peau se trouvait enfin abolie. Le fossé était comblé entre la parole de l'homme blanc et ses actes: mêlés et s'aspergeant ensemble dans cette eau de la piscine, condamnés ensemble à la prison, inculpés sous les mêmes motifs c'était là avant tout une conspiration humanitaire. » (p.268)
Cette attitude défiant les lois ségrégationnistes de l'Union contrevient bien sûr aux actes attentatoires aux libertés publiques qui interdisent le parti communiste d'Afrique du Sud en 1950 et permettent l'arrestation arbitraire des opposants à l'apartheid sous couvert de terrorisme depuis 1967. Dès lors l'attitude déterminée des parents de Rosa les conduit tous deux en prison, laissant à leur fille la lourde responsabilité de continuer la lutte, de les remplacer à la maison et de les assister durant leur emprisonnement. Le début du roman montre par exemple la jeune fille « stationnant aux portes de la forteresse » où sa mère vient d'être enfermée, attendant le moment où elle pourra lui faire parvenir une couverture et une bouillotte. Et c'est encore elle qui prend soin de son père lorsqu'il est à son tour emprisonné au terme d'un procès interminable.
Le dilemme de Rosa à la mort de ses parents, alors qu'elle n'a que vingt ans, est dû à l'apparente impossibilité de réconcilier son désir d'émancipation et le sens des responsabilités qui lui a été inculqué depuis l'enfance. Elle n'a jamais vraiment pensé aux changements associés à la disparition définitive de sa famille mais se rend compte qu'elle est maintenant libre de ses mouvements. Loin d'engendrer un sentiment d'exultation, cette découverte la glace et la laisse remplie d'incertitude. « Que peut-on faire de cette sorte de révélation ? » (p.80) se demande-t-elle. Refuser le lourd héritage de son père et rompre avec le passé la tente, mais elle se rend assez vite compte qu'on ne se débarrasse pas comme ça de son éducation. Elle assiste à la vente de la maison de ses parents, change de métier, abandonne les amis de la famille et s'acoquine avec un jeune de son âge qui traverse l'existence en observant les autres de loin sans jamais s'engager. Mais cet élan vers une existence indépendante s'avère illusoire et elle ne trouve aucun réconfort dans la philosophie de son compagnon qui se résume en peu de mots: « Je me fous totalement de ce qui peut servir. Mon vouloir m'appartient. Mes émotions m'appartiennent. [...] Quand je ressens quelques chose, il n'y a plus de "nous", il n'y a plus que "moi" ». (p.80)
Partir au loin, comme le lui conseille son amie Flora, est une autre option; mais elle a tôt fait de découvrir que la fille d'un leader du mouvement anti-apartheid et que ce dernier fut mort et enterré ne change rien à l'affaire ne peut pas échapper à une notoriété qui limite sévèrement la liberté d'action de toute la famille dans tous les domaines. Obtenir un passeport pour quitter le pays, par exemple, s'avère impossible, quelle que soit la raison du séjour envisagé à l'étranger. Ce n'est que l'intervention personnelle auprès des autorités d'un ami afrikaner influent qui permettra à Rosa, après des années d'efforts, de quitter l'Afrique du Sud pour quelques mois à la condition expresse de ne rencontrer ni activistes expatriés, ni sympathisants du mouvement contre l'apartheid, ni exilés politiques opposés au régime.
Lorsqu'elle arrive en France, Rosa y retrouve Katya, la première épouse de son père qui avait quitté l'Afrique du Sud plusieurs décades auparavant. Elle s'installe chez cette parente éloignée et, sans projets bien définis, commence à apprivoiser l'univers qui l'entoure, découvrant un monde ouvert, chaleureux, indifférent à la politique et peuplé d'individus sourds aux grands problèmes qui agitent le monde. Avec le temps, sa vision s'affine et le jeune enseignant marié et vaguement gauchisant dont elle devient la maîtresse lui permet de découvrir l'envers du décor d'une société basée sur les faux-semblants qui dissimulent souvent un égoïsme perfide et une exploitation sans scrupule des immigrants et des classes défavorisées. Loin de lui offrir la liberté et de lui ouvrir un champ de possibilités illimitées, la vie à laquelle son nouvel entourage l'invite ressemble plutôt à « un paradis inventé » (p.457) en marge de l'Histoire, une existence qui semble ignorer la marche du temps, effacer les aspérités et abandonner l'individu dans un no-man's land sans passé ni avenir.
La douceur de vivre méridionale qui, au premier abord, semblait en mesure de lui offrir une alternative à la féroce répression dont elle était victime en Afrique du Sud n'est en fin de compte qu'un leurre. Fermer les yeux sur l'injustice, abandonner la lutte et se laisser vivre, portée par l'illusion fallacieuse d'un monde réconcilié avec lui-même, lui apparaît impossible. Elle ne veut pas, elle ne peut pas devenir comme Katya et ses amies « un écureuil femelle tournant dans sa roue [...] une pauvre créature [...] qui ne songe qu'à s'occuper de ses petites affaires » (p.524). Là n'est pas la solution de son problème existentiel. Venue en France avec l'espoir de se distancer de l'héritage paternel, elle se rend compte que son destin n'est pas de « vivre comme n'importe qui [...] que personne ne devrait faillir ». (p.254) « L'idéologie, je ne connais pas cela », ajoute-t-elle, « Il s'agit de la souffrance. Comment en finir avec la souffrance » (p.524).
« Et tout s'achève en souffrance » lorsqu'elle rentre en Afrique du sud. Aucun des problèmes abandonnés derrière elle lors de son départ n'a été résolu. Elle est toujours la fille de Lionel Burger, les militants luttant contre l'apartheid continuent à être pourchassés, assignés à résidence, arrêtés et emprisonnés. Le gouvernement n'hésite pas à tirer sur la foule lorsque cette dernière exprime son mécontentement et son désir de changement. La jeunesse du pays rejette de plus en plus violemment les prérogatives afrikaners et de plus en plus fréquemment le discours des Blancs en général, quelles que soient leurs intentions et leur engagement politique en affirmant de manière résolue: « Ce que vous êtes, en tant que Blancs, nous importe peu. [...] Nous n'acceptons rien de personne. Nous prenons ce qui nous revient. [...] Le peuple noir n'a besoin de personne. Les intérêts de classe connais pas. Nous sommes une race. La race noire. » (pp. 244-245) Dans ce contexte nouveau, les utopies marxistes qui sous-tendaient la réponse apportée par Lionel au racisme institutionnel de son époque ne sont plus adaptées et Rosa comprend qu'il lui appartient de redécouvrir les modalités et le sens d'une action qui sera à même de prolonger efficacement celle de ses devanciers. Rentrée au pays de son plein gré, elle sait que le pouvoir d'agir et d'assumer sa destinée lui appartient, comme il avait appartenu à son père et à sa mère une génération auparavant.
Fille de Burger permet d'entrer de plain-pied dans l'univers de l'apartheid mais, au-delà du témoignage historique propre à l'Afrique du Sud, ce roman évoque aussi bon nombre de problématiques qui dépassent le cadre d'une nation et qui ont une résonance universelle: la relation entre les valeurs spirituelles et le monde temporel par exemple, le prix de l'action et la résignation, la vie et la mort. De plus, échapper à l'emprise d'un parent auréolé de gloire et voler de ses propre ailes expriment aussi une situation à laquelle doivent faire face nombre de jeunes gens partagés entre le désir de perpétuer la mémoire d'un père ou d'une mère exceptionnelle et la nécessité de rompre avec l'emprise d'un personnage plus grand que nature. Simple maillon de la chaîne, Rosa a été préparée dès son plus jeune âge à reprendre le flambeau des mains des militants tombés au champ d'honneur. On l'a investie de la responsabilité de poursuivre la lutte. Mais à la mort de ses parents, elle n'arrive pas à assumer le rôle qui lui a été imparti de manière automatique. Elle n'est pas prête à lutter contre l'idéologie dévastatrice des Afrikaners au nom de principes marxistes dogmatiques. Pour faire œuvre utile, pour devenir la digne héritière de son père, elle a besoin de comprendre le sens de la lutte entreprise par ses parents, d'évaluer la pertinence de leur action, à leur époque et à la sienne. « Chez nous, dit-elle, on était persuadé que quand notre action aurait changé le monde [...] du fait de l'élimination des conflits d'intérêts inhérents à la société capitaliste, tous les hommes auraient la possibilité de vivre dans ce monde » (p.120). Mais ce combat politique et humanitaire dominé par les purges, les liquidations et les emprisonnements laisse peu de place aux préoccupations métaphysiques et à une réflexion sur le sens de la vie et le mystère de la mort au-delà de la révolution. En dernière analyse, se demande Rosa, le militant Lionel Burger tout comme Katya ne tournait-il pas dans sa roue comme un animal captif ? Dans quelle mesure la révolution n'était-elle pas une fin en soi ? Et était-ce vrai qu' « être libre, c'est devenir quelque peu étranger à soi-même » ? (p.124).
L'idéologie de ses parents, leurs convictions et leur engagement indéfectible au parti ne permettent pas à Rosa d'apporter une réponse satisfaisante à ces questions difficiles, d'où la tentation d'abandonner les préceptes de son père et de ses camarades, leurs certitudes et leur héritage, comme l'a fait Didier, un Français au passé tourmenté qui affirme à Rosa: « Faut oublier tout ça. Ça ne nous concerne plus. Mon père, ce n'est pas moi, eh !... » (p.384). Pourquoi se préoccuper d'un héritage évoquant les dissonances du passé, pourquoi rester fidèle à une mémoire déphasée par rapport au présent et incapable de vaincre les formes modernes d'un capitalisme galopant, plus que jamais étranger aux concepts d'égalité, de fraternité, de justice, de partage et de dignité humaine ?
Ce que découvre Rosa au cours de ses pérégrinations, c'est que, contrairement à ce que pense Didier, ce qui compte, ce n'est pas « de trouver l'endroit où vous pouvez vivre comme il vous plaît » (p.384); c'est de donner un sens à son existence, de savoir d'où l'on vient et où l'on va, de s'appuyer sur les leçons du passé pour imaginer le futur et affronter vaillamment les difficultés du présent. Comme les saisons, la vie humaine est de courte durée et elle ne peut pas perdurer si on la réduit au destin d'un individu oublieux de ses responsabilités vis-à-vis de ses devanciers, de ses contemporains et du monde à venir. Pour Lionel Burger, le marxisme, la révolution et un engagement politique à la vie et à la mort, n'est pas le fruit du hasard mais bien celui de la nécessité d'apporter une réponse à l'oppression de la majorité noire par une minorité blanche en désaccord avec les principes humanistes et religieux qu'elle se faisait fort de défendre. De même, la décision de Rosa de rentrer en Afrique du Sud au terme de son long séjour en Europe et de reprendre son travail de physiothérapeute à l'hôpital Baragwanath où, « comme n'importe qui, elle fait ce qu'elle peut et aide des gens à réapprendre à marcher. Pas à pas ... » (p.525) représente une initiative réfléchie et courageuse qui donne tout son sens au mot « liberté ».
Dans ce contexte, les commentaires de Nadine Gordimer exprimant sa vision du monde, peu après la sortie de presse de Fille de Burger, illustrent bien l'attitude de son héroïne et préfigurent les valeurs qui s'imposeront en Afrique du Sud une décennie plus tard : « Je pense qu'être vivant est l'expression d'une croyance en quelque chose, d'un élément indestructible de l'évolution humaine [...] Je vais continuer à chercher, dans ma vie et dans mon œuvre, un principe d'ordre transcendant qui implique une progression au niveau humain [...] Je sais que toutes les formes de racisme sont fausses ».[3]
Jean-Marie Volet
Notes.
1. Une partie de "Fille de Burger" se passe dans la région de Nice, un endroit que Nadine Gordimer a eu l'occasion de découvrir car sa fille a habité en France pendant plusieurs années.
2. Susan Gardner. "A story for this place and time: An interview with Nadine Gordimer about Burger's daughter" [1980], in Nancy Topping Bazin and Marilyn Dallman Seymour (Eds.). "Conversations with Nadine Gordimer. Jackson: University Press of Mississippi, 1990, p.162.
3. Stephen Gray. "An interview with Nadine Gordimer" [1980], in Nancy Topping Bazin and Marilyn Dallman Seymour (Eds.). "Conversations with Nadine Gordimer. Jackson: University Press of Mississippi, 1990, p.184.
Editor ([email protected])
The University of Western Australia/School of Humanities
Created: 01-April-2011
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