A (RE)LIRE "En attendant la pluie", un roman de Sheila GORDON Paris: Gallimard, 1988. (304p.). ISBN: 2-07-056402-9. Traduit en français par Tessa Brisac. Titre original: "Waiting for the rain" [1987]
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En attendant la pluie de la romancière sud-africaine Sheila Gordon fut publié une décennie après les révoltes de Soweto et quelques années avant que Nelson Mandela ne soit relâché de prison. Ce roman relate la vie de Tengo et de Frikkie, deux garçons grandissant côte à côte dans une ferme isolée en Afrique du Sud. Les inégalités raciales et la ségrégation tyrannique qui a force de loi dans le pays éloignent progressivement les jeunes gens avant de les dresser l'un contre l'autre de manière dramatique.
Dès son plus jeune âge, Frikkie passe ses vacances chez son oncle au cœur du veldt. Il adore l'endroit, les grands espaces, la rivière, les animaux, les cultures; tout l'enchante et lui renvoie l'image de la perfection. Son oncle Oom Koos lui a promis de lui léguer sa ferme et il lui apprend tout ce qu'un jeune Boer doit savoir pour gérer une exploitation agricole. Les parents du jeune homme veulent que leur fils finisse l'école et fasse son service militaire avant de consacrer tout son temps au domaine, mais ils partagent son engouement et ne doute pas un instant que son futur est tout tracé: poursuivre l'œuvre de ses devanciers en perpétuant les traditions et l'asservissement des populations noires soumises à l'apartheid.
Frikkie n'en est pas pour autant arrogant et autoritaire; il est tout au contraire d'un naturel plutôt candide. Qu'il observe les flammes lécher le charbon dans l'âtre (p.72), ou qu'il regarde avec tristesse la ferme qui s'éloigne lorsqu'il doit regagner le domicile de ses parents au terme de ses vacances (p.101), il n'a qu'un souhait: « Que tout reste pareil ... que rien ne change » (p.101). Mais le monde qu'il aime tant n'est un paradis que lorsqu'il est observé à la lumière, des idées reçues et des valeurs morales viciées qui lui ont été transmises par sa famille, l'école et la société qui l'entoure. D'où son incapacité à reconnaître que l'univers dans lequel il vit, non seulement pourrait, mais aussi devrait être différent de ce qu'il est; que les inégalités dues à la ségrégation raciale dont est victime la majorité de la population ne sont pas dans l'ordre des choses; que les Boers ne possèdent pas un droit divin sur les terres qu'ils ont arrachées aux populations locales; et que l'asservissement d'une main d'œuvre privée de tout ne peut pas durer éternellement.
Les relations d'amitié qu'il entretient avec Tengo soulignent son incapacité à saisir les malfaçons rédhibitoires d'un système régissant les relations humaines, non seulement dans le cadre de la ferme, mais dans tout le pays. Il considère bel et bien le fils du contremaître africain aux ordres d'Oom Koos comme son meilleur ami, et il passe de nombreuses heures à jouer avec lui. Mais cette intimité est empreinte d'un certain nombre d'anomalies que son éducation l'empêche de remarquer. Il lui semble tout à fait normal, par exemple, que Tengo doive rester dans la cours à l'heure du goûter alors qu'il se précipite à l'intérieur de la maison pour y dévorer seul la grosse part de gâteau que sa tante a préparée à son intention; normal que son ami et toute sa famille vivent entassés dans une petite masure insalubre alors qu'il dispose d'une chambre rien que pour lui à la ferme; que tous les employés noirs l'appellent respectueusement Petit-boss alors que lui-même interpelle tout le monde pas son nom, quelque soit l'âge de la personne à laquelle il s'adresse; que Tengo soit abandonné tout seul dans la cour avec quelques brindilles pour chasser les mouches de la viande qu'Oom Koos vient de préparer alors qu'il rejoint Tante Sannie à la cuisine avec son oncle pour y manger le repas préparé à leur intention; ou encore que Tengo n'aille pas à l'école alors qu'on l'oblige, lui, a y passer le plus clair de son temps.
Le départ de Tengo de la ferme le prend donc tout à fait au dépourvu, et il ne comprend pas pourquoi son ami est parti sans même lui dire au revoir. A aucun moment, il ne lui vient à l'esprit d'associer ce départ avec sa manière d'être et de penser, avec les idées rétrogrades de son oncle et les injustices perpétrées au nom de principes religieux, sociaux et politiques délétères. Tout le monde doit suivre les usages établis, pense-t-il, et ce n'est que bien plus tard qu'il découvre que cette proposition n'est pas partagée par tout le monde. Faute de voir les choses comme elle devrait être, plutôt que comme elles sont, il ne décèle pas le ressentiment que Tenga héberge à son endroit et envers la majorité blanche qui entend le priver de son avenir en le maintenant en état de soumission. « Comment aurais-je pu ne pas trouver ça normal ? », dit Frikkie à son ami quand se retrouvent face à face bien des années plus tard: « Tout le monde, mon père, ma mère, mon oncle, ma tante, mes professeurs, le pasteur de notre église, tous m'ont appris que les choses étaient comme elles devaient être. Pourquoi n'aurais-je pas dû l'accepter ? » (p.276)
Convaincu qu'Oncle Oom Koos et Tante Sannie sont de braves gens toujours prêts à faire de leur mieux pour aider les employés noirs travaillant sur leur exploitation, Frikkie ne comprend pas qu'on puisse leur tourner le dos. Et il ne comprend pas davantage son ancien camarade lorsque ce dernier lui affirme qu'il n'est pas nécessaire d'agir de manière délibérée pour faire du tort à autrui. « Tu ne comprends pas, lui dit Tengo, que ce que tu as fait de mal, c'est justement de tout trouver normal, de ne rien voir de mal à rien. C'est un péché, même si vos pasteurs Boers n'en parlent pas dans leurs sermons. Cette faute a grandi, grossi, enflé. Maintenant elle est si grosse, si monstrueuse, que plus rien ne peut la racheter. Aujourd'hui, ce pays entier est en danger, terriblement en danger à cause de toute l'injustice que les gens comme toi ont été incapables de voir » (p.278).
Comme le montre l'Histoire, les peuples partis à la conquête de la terre promise avec la bénédiction de leur Dieu ont tôt fait d'oublier les crimes perpétrés contre les populations qu'ils repoussent, massacrent ou asservissent. L'occupation sanglante des terres Ndebele par les Boers en témoigne; et ce triste épisode de l'histoire africaine contient une leçon que le roman de Sheila Gordon met en évidence: un jour ou l'autre, les distorsions de l'Histoire dues aux zélateurs d'une époque prêts à toutes les mystifications pour justifier leur crimes seront étalées au grand jour et se retourneront contre leurs descendants mal armés pour faire face à la vérité, aussi peu reluisante qu'elle puisse l'être. L'histoire des Ndebele et des Boers inculquée à Frikkie par son entourage participe d'un imaginaire qui a sans doute permis de galvaniser les Voortrekkers à l'époque du Grand Trek et d'asseoir leur pouvoir au cours des générations suivantes, mais un siècle et demi plus tard, ce bagage anachronique transmis au jeune Frikkie ne lui permet pas de comprendre l'époque dans laquelle il vit, d'en saisir les difficultés et les exigences, de réactualiser les mythes et les légendes, de faire amende honorable et d'aller de l'avant. Démuni, « il se sent complètement perdu; il aurait voulu comprendre, mais c'était impossible, c'était trop absurde pour lui » (p.284).
Contrairement à Frikkie, Tengo se rend compte des failles du système dès son plus jeune âge. Curieux de nature, le fait que personne ne semble à même de répondre aux questions qui lui trottent dans la tête le contrarie. Et, à l'inverse de son ami qui n'a aucun intérêt pour les études qu'on l'oblige à poursuivre, il est convaincu qu'il pourrait apporter une réponse aux questions qui le préoccupent s'il avait la chance d'aller à l'école. Il rêve de comprendre pourquoi la mer est salée, pourquoi le tonnerre gronde après l'éclair... Mais, mis à part une bible, deux ou trois magazines et quelques vieux manuels, la ferme ne possède ni livre, ni dictionnaire ni encyclopédie entre les pages desquels Tengo aurait pu trouver l'amorce d'une réponse, et encore eût-il fallu que Master Oom Koos acceptât que le jeune garçon les consultât.
Cette carence d'ouvrages de référence prend fin lorsque la mère de Tengo réussit à obtenir une caisse de vieux livres d'école qu'elle offre à son fils. Ce don providentiel change la vie du jeune garçon. Mais, alors que les mystères du monde lui sont dévoilés petit à petit, il se rend compte qu'un certain nombre de problèmes demeurent insolubles. Même une lecture attentive des livres qu'il a reçus ne permet pas de tout comprendre. La question de savoir pourquoi sa famille vit dans des conditions si misérables reste par exemple un mystère qu'il n'arrive pas à élucider. Et quand il demande à son père: « Qu'est-ce qui t'empêche d'avoir une ferme à toi ? » (p.104), ou lorsqu'il demande pourquoi la maîtresse du domaine ne peut pas servir le dîner de son mari et débarrasser la table elle-même, ce qui permettrait à sa mère de rentrer assez tôt pour manger avec sa famille après une longue journée de travail, ses parents se contentent de dire que les choses étant comme elles sont, « ça ne sert à rien de poser des questions auxquelles on ne peut pas répondre » (p.104). Tengo ne partage bien sûr pas cet avis et il n'est pas prêt à accepter la soumission résignée de sa famille. Il ne peut pas faire grand chose pour changer l'attitude de ses parents et celle de ses maîtres, mais lorsqu'une fillette d'une douzaine d'années en visite à la ferme outrage un vieil employé noir dans sa dignité, le sang de Tengo ne fait qu'un tour et, sans se préoccuper des conséquences prévisibles de son acte, il remet vivement l'impertinente à sa place. Bien que de manière intuitive, il comprend que la réponse à certaines questions est dans l'action et que pour atteindre les portes de la liberté, il convient de résister aux idées reçues, de défendre sa dignité et d'affirmer sa volonté. Dès lors, quoi que puissent en penser Frikkie and Oom Koos, il est de plus en plus convaincu qu'il est aussi important pour un enfant noir que pour un blanc d'aller à l'école et de s'instruire. Dès lors, refusant le rôle qu'on lui réserve à la ferme, il réussit à partir et à rejoindre une parente à Johannesburg pour y faire des études.
Dès son arrivée, cependant il ne tarde pas à remarquer que les inégalités dont il a souffert à la ferme se retrouvent dans la mégapole. Là aussi, la ségrégation sévit avec férocité car le gouvernement ne recule devant rien pour perpétuer les privilèges octroyés aux blancs. Dans le domaine de l'éducation, comme dans les autres, les adolescents noirs et blancs ne bénéficient pas des mêmes avantages. Et une des filles de la famille blanche qui héberge Tenga ne fait que confirmer les inégalités criantes qui corrompent tout le système, lorsqu'elle relève avec ironie que dans leur « pays merveilleux », Tengo doit payer pour son inscription à l'école et pour tous ses livres alors que, pour elle, tout est gratuit. « Combien de temps encore cela peut-il durer comme ça ? » (p.134), ajoute-t-elle perplexe.
On sait aujourd'hui que les jours de l'apartheid étaient comptés au moment où la jeune fille exprimait tout haut ce que Tenga se pensait tout bas, mais ni elle, ni le jeune homme ni davantage Sheila Gordon à l'heure où elle écrivait son roman dans les années 1980 ne pouvaient savoir ce que le futur réservait à l'Afrique du Sud; et comme le montre le désespoir de Tengo dont les rêves semblent s'évaporer au fil du temps, la situation allait devenir bien pire avant de s'améliorer. La répression sanglante du soulèvement de Soweto, les massacres, les attaques répétées contres les étudiants noirs, les longues grèves et la fermeture de nombreux collèges, la brutalité du gouvernement et les mots d'ordre des leaders estudiantins qui rendaient impossible d'assister aux cours et de passer des examens, tout semble s'opposer à ses ambitions. L'activisme et l'engagement politique sont à l'ordre du jour et faute de pouvoir passer ses examens finaux, le projet chéri par Tengo de poursuivre ses études à l'étranger tourne court.
Il appartient à chacun d'imaginer l'avenir réservé à Tengo et à Frikkie dans une Afrique du Sud libérée de l'apartheid; mais que Frikkie ait repris ou non la ferme de son oncle et que Tengo soit devenu ou non un intellectuel de haut vol après de longues études à l'étranger, la vie des deux jeunes ne peut être que différente de celle de leurs parents respectifs. Peu avant de se séparer de Frikkie, Tengo affirme à son ancien ami d'enfance: « Il y a plus de chance pour que ta sœur devienne la secrétaire d'un avocat noir que la mienne devienne bonne dans la cuisine de tante" (p.283). Vingt-cinq ans plus tard la prédiction de Tengo est devenue réalité en dépit des nombreux problèmes qui continuent à ronger la « Nation arc-en-ciel ». On n'efface pas d'un coup de baguette magique trois siècles d'affrontements et d'oppression, mais l'avenir est ouvert à toutes les possibilités.
Ce roman évoque les problèmes raciaux auxquels l'Afrique du Sud fut confrontée jusqu'aux premières élections multiraciales qui conduisirent Nelson Mandela à la présidence mais nombre de problèmes abordés par Sheila Gordon ne sont pas propres à un pays et à une époque; on les retrouve aujourd'hui encore aux quatre coins du globe. En marge de son intérêt historique, cet ouvrage évoque aussi les maux dont souffre un monde contemporain mal informés, prompt à la belligérance et criblé de discriminations: les distorsions de l'Histoire, les guerres d'influence et d'occupation, la mainmise d'un petit nombre « d'élus » sur d'immenses domaines, l'asservissement des populations autochtones, les limites imposées à la circulation des gens et l'interdiction faite aux plus pauvres de gagner les zones les plus riches pour y trouver de quoi subsister; un système impitoyable de laisser-passer, passeports et cartes d'identité maintenu en place à coups de réglementations assorties de violences policières et d'incarcérations arbitraires, le démembrement des familles pour des raisons administratives, la disparité de l'accès des enfants à l'éducation, tout cela et maints autres fléaux dus aux égarements politico-économiques de notre époque se retrouvent aujourd'hui dans nombre de pays vouant jadis aux gémonies la ségrégation raciale et l'arsenal juridique qui permettaient le confinement de la population noire en Afrique du Sud. En attendant la pluie propose donc non seulement une histoire émouvante, mais pour le lecteur contemporain, ce texte est aussi un appel de mémoire soulignant les conséquences désastreuses de la ségrégation raciale et une invitation à ne pas se satisfaire des mythes et des normes qui obscurcissent le chemin permettant à tous d'avancer vers la liberté, l'égalité et la fraternité, où que l'on vive et quelle que soit l'époque à laquelle on appartienne. Un excellent roman chaleureusement recommandé.
Jean-Marie Volet
Editor ([email protected])
The University of Western Australia/School of Humanities
Created: 1-July-2013
https://aflit.arts.uwa.edu.au/reviewfr_gordon13.html