A (RE)LIRE "Le pays aux mille collines. Ma vie au Ruanda", une autobiographie de Rosamond HALSEY CARR Payot et Rivages, 2002. (324p.). ISBN: 2-228-89507-5. En collaboration avec Ann Howard Halsey. Traduit de l'anglais "Land of a thousand hills. My life in Rwanda" (1999).
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D'origine américaine, Rosamond Halsey Carr vécut au pied des Montagnes des Virunga de 1949 à 2006. Son autobiographie retrace la vie mouvementée de l'auteure, une femme au destin peu commun qui sut éviter les nombreux écueils familiaux, financiers et politiques jetés sur son chemin et parvint à garder le cap envers et contre tout. L'ouvrage évoque aussi le passage difficile de son pays d'adoption d'un univers colonial et féodal, avant les années soixante, à la démocratie.
Née en 1912 dans le New Jersey, Rosamond Halsey partit pour New York au milieu des années trente. C'est là qu'elle rencontra Kenneth Carr, un explorateur ayant sillonné l'Afrique pendant vingt-huit ans. La jeune femme, fascinée par l'homme tout autant que par ses aventures africaines, ne tarda pas à l'épouser bien qu'il fut de vingt ans son aîné. Les relations du couple s'avèrent difficiles mais les deux conjoints décident néanmoins de partir ensemble pour l'Afrique où ils arrivent en 1949. La vie qui attend Rosamond Halsey Carr au Rwanda est loin de la satisfaire. Non seulement, le vieil explorateur a perdu l'enthousiasme de ses jeunes années, mais il n'obtient pas le travail sur lequel il comptait et, sans emploi ni projets, les Carr décident de rentrer aux Etats-Unis.
Le périple qui doit les ramener en Amérique est toutefois abandonné avant même d'avoir commencé car la vieille Ford qui devait leur permettre de traverser le Congo « émet un grincement déchirant puis refuse de redémarrer » à la veille de leur départ. (p.41) Faute de pièces de rechange, il faut rester sur place et les économies du couple fondant rapidement, Kenneth se voit dans l'obligation d'accepter un poste de manager dans une ferme de pyrèthre au Congo [1]. Peu enthousiaste à l'idée de diriger une entreprise agricole, Kenneth ne tarde pas à abandonner son poste et sa femme des semaines entières, partant en safari ou en quête d'aventures. Rosamond est effondrée. Mais nécessité faisant loi, elle se ressaisit et décide d'accompagner le contremaître de Kenneth lors de ses tournées du domaine. Reprenant goût à la vie, elle prend de plus en plus plaisir à inspecter les champs de pyrèthre, le séchoir et tout ce qui touche aux cultures. Elle fait la connaissance des ouvriers et de leurs enfants et apprend à parler swahili. Et, sans s'en apercevoir, de découvertes en apprentissages, elle acquière toutes les connaissances nécessaires à la gestion d'une plantation. (p.49)
Ses relations avec Kenneth ne s'améliorant pas, elle propose alors à son voisin Gino de s'occuper de son pyrèthre pendant le séjour prolongé que cet ami a prévu dans son pays d'origine. « Kenneth est stupéfait que sa femme puisse seulement envisager cette idée qu'il juge déplacée et déraisonnable » (p.52) mais Gino accueille l'offre de Rosamond sans réserve et il lui offre le poste. Bien que personne n'ait pu s'en douter à ce moment là, la très longue association de l'auteure avec Mugongo une plantation de 90 hectares où elle finira ses jours cinquante ans plus tard venait de commencer. Contrairement aux craintes de Kenneth, Rosamond endosse sans peine ses fonctions d'administratrice et elle assume sans mal ses nouvelles responsabilités avec l'aide de Zacharia, le contremaître de Mugongo. Ce qu'elle ignore, elle l'apprend rapidement, et rien ne l'arrête, ni les problèmes d'intendance propres à une entreprise de plusieurs centaines d'employés, ni les quarante kilomètres de piste qui la séparent de Kisenyi et qu'elle parcourt chaque semaine au volant de la « vieille conduite intérieure de 1938 » (p.55) que lui a prétée Gino même si « elle n'avait pas du tout l'habitude de conduire sur ces routes, puisque Kenneth ne l'avait jamais laissée prendre le volant au cours de leurs trois années en Afrique. » (p.55)
Fière de cette réussite professionnelle, elle regrette de devoir quitter Mugongo au retour de Gino. L'idée de retrouver Kenneth et de jouer les seconds fusils ne l'enthousiasme guère, aussi décide-t-elle de rentrer seule aux Etats-Unis pour voir sa famille. Kenneth, de son côté lui envoie « un flot de lettres passionnées la suppliant de revenir » (p.57). Vivre en Amérique semble rapidement assez terne comparé à ce qu'elle a vécu au Rwanda et elle décide de donner une dernière chance à sa relation avec Kenneth. « Les retrouvailles furent exquises mais éphémères, dit-elle [...] notre vie commune retombant très vite dans une routine triste et décevante » (p.58). Dès lors, bien que leur amitié ait subsisté jusqu'à la mort de Kenneth en 1981 à l'âge de quatre-vingt treize ans une séparation s'imposait et c'est à nouveau Gino qui offre à Rosamond la possibilité de se remettre au travail et de gérer la plantation de Buniole, au Congo, puis peu de temps après, de racheter la plantation de Mugongo lorsque Gino décide de rentrer définitivement en Italie.
Les aléas de la fortune de Rosamond au cours des années qui suivent sont surtout liés à la tourmente politique qui balaya le continent africain autour des années soixante et mit fin à « l'arrogance et aux privilèges » (p.79) des colons implantés au Rwanda et dans les pays limitrophes. Un grand nombre des Blancs qui possédaient des terres au Congo quittèrent leur exploitation en catastrophe au moment de l'indépendance. D'autres furent abattus quand ils refusaient de partir. Et l'assassinat du président Lumumba par la CIA, les services secrets belges et Mobutu rendit la conjoncture plus mortifère encore. Quoi que moins menacée, la vie des quelques colons restés au Rwanda demeura extrêmement précaire car le pays sombra lui aussi dans la violence, victime d'un affrontement fratricide entre la majorité hutue qui entendait se faire entendre et une minorité tutsi bien décidée à conserver ses privilèges et le pouvoir à n'importe quel prix.
Jusqu'aux années 1960, tout ce qui touchait à la politique, à l'administration, à l'éducation, au clergé et à tous les postes à responsabilités étaient aux mains des Tutsi qui ne comptaient pourtant que quinze pour cent de la population. A la veille des Indépendances, les Hutus qui représentaient, eux, les quatre-vingt cinq pour cent restants [2] étaient bien décidés à faire changer les choses. La molestation d'un leader hutu en novembre 1959 dégénéra rapidement en insurrection générale, et la mise à sac des habitations de nombreux Tutsi provoqua l'exode d'un grand nombre de ces deniers vers les pays limitrophes. Les élections organisées en 1961 scellèrent la fin de la royauté tutsie et l'arrivée au pouvoir d'un Gouvernement à majorité hutue mais elles ne ramenèrent pas la paix. Des violences interethniques sans précédent assombrirent les décades qui suivirent, des milliers de personnes, tant hutues que tutsies, furent assassinées, des centaines de milliers de réfugiés lancés sur les routes et d'horreurs en horreurs, cet affrontement fratricide aboutit au massacre de 800 000 personnes, en majorité tutsies, en 1994.
La guerre tantôt larvée, tantôt ouverte que se livrent les élites pour (re)conquérir le pouvoir, les incursions permanentes de leurs milices stationnées dans les pays limitrophes et dont la seule mission est de déstabiliser le gouvernement en place en semant la terreur, le cours du pyrèthre qui s'effondre, les fréquentes fermetures de la frontière rwando-congolaise, l'incendie qui détruit son séchoir, la mise à sac de sa plantation en 1994 et à nouveau en 1996 lorsque le président Kabila décide de fermer les camps de réfugiés situés à l'est du Congo et de renvoyer des centaines de milliers de personnes au Rwanda sans préavis, tout cela maintient le Rwanda dans une situation de crise permanente qui exige de Rosamond Halsey Carr autant de résilience que de détermination et de flexibilité pour sauver Mugongo de l'anéantissement.
Modeste dans ses propos, l'auteur affirme que c'est sa bonne étoile qui lui a permis de rester à Mugongo pendant un demi siècle en échappant aux mille et un dangers qui la guettaient. Reste que s'il est vrai que le hasard joue souvent un rôle important dans le succès comme dans l'échec, Rosamond Halsey Carr reste la principale artisane de sa survivance et de sa réussite économique et humaine : lorsque Mobutu ferme la frontière pendant près de trois ans et l'empêche de vendre son pyrèthre, elle prend la direction d'un petit hôtel pour assurer le flux de trésorerie de sa propre exploitation ; et quand le cours du pyrèthre s'effondre, elle se lance dans la floriculture, un changement de cap qui lui permet de remettre Mugongo à flot en livrant d'énormes bouquets de fleurs coupées aux hôtels de Goma, de Kisenyi et bientôt de tout le Rwanda.
Travailleuse acharnée, son ouverture d'esprit et sa manière d'être vis-à-vis des gens qui l'entourent n'ont plus rien de l'attitude hautaine et suffisante qui dominait la société coloniale d'avant l'indépendance. Son attitude face au jeune Sembagare le montre: contrairement aux « boys chauffeurs » de Kenneth et de Gino qui n'étaient là que pour nettoyer la voiture de leur maître, faire le plein d'essence et pousser le véhicule quand il était en panne ou ne voulait pas démarrer, Rosamond accepte d'apprendre à conduire au jeune homme lorsqu'il montre de l'intérêt pour les voitures et lui explique combien il pourrait lui être utile s'il était muni d'un permis de conduire, ce qui fait par ailleurs de lui le premier chauffeur noir de la région.
Quarante ans plus tard Sembagare travaille toujours aux côtés de son employeuse, non plus comme chauffeur et cela illustre bien la ligne de conduite de Rosamond mais comme son associé et directeur de Mugongo. « Chacune des très nombreuses fois où j'ai été au bord de la faillite ou inquiète de la tournure que prenaient les événements politiques, dit la narratrice, le courage tranquille de Sembagare, sa sagesse bienveillante et sa foi spontanée m'ont toujours soutenue. [...] Pendant toutes les années où nous avons travaillé ensemble, nous n'avons jamais eu une dispute sérieuse. Mungo n'aurait pas survécu sans lui et moi non plus. » (p.142) La reconnaissance de la contribution des uns et des autres au succès de son entreprise lui permet non seulement de fidéliser ses collaborateurs mais aussi d'établir avec eux des relations de confiances. Il en va de même de son cercle d'amis qui inclut un très grand nombre de personnalités locales et étrangères, de politiciens, toutes ethnies confondues, de supporters du gouvernement et de critiques véhéments du régime comme la zoologiste et défenderesse des gorilles Dian Fossey qui fut souvent son hôte.
Bien que vivant loin de tout et consacrant une grande partie de son temps à son travail, Rosamond ne boude pas la vie mondaine et apprécie beaucoup la compagnie de ses nombreux amis et connaissances. La seule ombre au tableau, suggère-t-elle, c'est que ses très nombreuses rencontres ne lui permirent jamais de trouver l'âme sœur prête à partager sa vie à Mugongo. Lorsqu'elle arrive à New York au milieu des années trente, dit-elle, la ville « regorgeait de jeunes hommes disponibles [...] mais, comme cela arrive souvent, les garçons qui m'intéressaient ne semblaient pas particulièrement s'intéresser à moi, et réciproquement » (p.20). Son mariage avec un Kenneth placide et vieillissant, dans les années quarante, lui apporte plus de déceptions que de bonheur. Et l'état de félicité qui accompagne sa relation avec Cecil Hood au cours des années cinquante prend fin lorsque Hood doit rentrer en Angleterre. Quant à son amour pour Per Moller, il fait long feu lorsqu'elle se rend compte que cet ami si cher est homosexuel. « Il fallut plusieurs années, dit-elle, pour que j'admette que Per ne m'apporterait jamais ce que j'attendais en tant que femme, et que, quelle que fût l'ardeur de mes sentiments, je n'y pouvais rien. » (p.134)
Aucun compagnon ne s'installe donc à Mugongo de manière définitive mais la vie suit son cours. « Les années passaient, dit Rosamond. Le Ruanda s'enrichissait en même temps que moi et je ne sais pas comment cela arriva mais brutalement je me mis à vieillir. Je me reposais de plus en plus sur Sembagare pour la gestion quotidienne de la plantation [...] Je remerciais Dieu chaque jour de m'avoir donné Mugongo et accordé une vie aussi heureuse et bien remplie ». (pp.261-2) Toutefois, au moment où la paix et la prospérité semblent être à l'ordre du jour, le destin réserve encore une nouvelle épreuve à la narratrice: la chute des cours du café, une forte récession, la recrudescence alarmante des tensions inter-ethniques et finalement l'assassinat du Président hutu Juvénal Habyarimana sont à l'origine d'une vague de massacres perpétrés par des dizaines de milliers jeunes Hutu criant vengeance et laissant éclater leur haine contre les Tutsi (p.276). Huit cent mille personnes allaient être massacrées par des bandes d'adolescents en folie, un gouvernement génocidaire et diverses factions armées fanatisées. Une nouvelle fois, Mugongo et le Rwanda étaient le théâtre de violences aveugles et Rosamond, alors âgée de quatre vingt deux ans, se vit contrainte à prendre le chemin des Etats-Unis, évacuée par l'ambassade américaine, effondrée et « accablée de chagrin ». (p.278)
En juillet 1994, après un séjour de quelques mois en Amérique et contre l'avis de tout son entourage Rosamond Halsey Carr décide de rentrer chez elle, au Rwanda, « consumée par le désir irrépressible de retourner là-bas, malade d'inquiétude lorsqu'elle pense aux gens qu'elle aimait, et rongée par la culpabilité de les avoir abandonnés à un tel sort. » (p.283) Lorsqu'elle retrouve Mugongo, tout ce qu'elle a jamais possédé a été volé ou détruit mais Sembagare et un certain nombre d'employés de la plantation sont encore vivants. « En regardant les pièces vides de la maison, j'eus l'impression de retourner quarante ans en arrière » (p.292) dit la narratrice, et une fois encore elle décide de changer la vocation de sa propriété pour répondre aux nécessités du moment. D'innombrables enfants ont perdu leurs parents durant les massacres et Rosamond décide alors de transformer Mugongo en orphelinat. [3] Son autobiographie prend fin en 1997, alors que, l'orphelinat de Mugongo terminé, « le son des rires et des chants résonne [...] dans l'air qui se rafraîchit. » (p.305) Les moments difficiles ne sont pas pour autant derrière elle, et Mugongo doit être évacué à nouveau en 1998 alors que les massacres, les pillages, les exécutions sommaires, les fusillades et les tirs de mortiers rendent impossible le maintien de l'orphelinat au cœur des combats. Ce n'est qu'en 2005 que Rosamond alors âgée de quatre-vingt treize ans et l'orphelinat qu'elle a créé seront en mesure de rentrer à Mugongo.
Paradoxalement, la vie de Rosamond Halsey Carr évoque la destinée d'une femme hors du commun mais elle dépeint aussi une héroïne aux préoccupations très ordinaires : travailler, découvrir le monde, avoir des amis, trouver l'âme sœur, faire de son mieux pour donner un sens à sa vie. Elle montre que si tout est possible, personne n'échappe pour autant aux inquiétudes, aux incertitudes et aux émois du cœur. Dès lors ce sont moins les succès et les échecs de la narratrice qui sont fascinants mais plutôt sa détermination à faire face aux difficultés, sa façon d'accepter la vie comme elle vient, pour le meilleur et pour le pire. De même, c'est moins son rejet de certaines conventions propres à son époque qui nous touche que son intérêt sincère pour les gens qu'elle côtoie, qui qu'ils soient. En redessinant l'idée de sociabilité en marge du racisme et du sexisme de son époque, elle place son rapport aux autres en marge des discours dominés par les dichotomies et les préoccupations identitaires. « L'histoire de l'Afrique abonde en femmes fortes et indépendantes », (p.53) écrit elle au début de son autobiographie. Il ne fait aucun doute que Rosamond Halsey Carr s'inscrit dans cette lignée : une femme qui arriva au Rwanda un peu par hasard mais dont la mémoire est à jamais inscrite dans le Pays aux mille collines.
Jean-Marie Volet
Notes
1. Le pyrèthre est une plante utilisée pour fabriquer les insecticides.
2. Sans compter les Twa qui représentent environ 1% de la population.
3. La biographie de Marguerite Barankiste proposée par Christel Martin montre qu'au Burundi comme au Rwanda, nombre de femmes exceptionnelles bravèrent tous les dangers pour venir en aide aux d'enfants victimes des massacres interethniques qui causèrent la mort de centaines de milliers de personnes dans les deux pays et firent un nombre incalculable d'orphelins. Christel Martin. "La haine n'aura pas le dernier mot. Maggy, la femme aux 10 000 enfants". Paris: Albin Michel, 2005.
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The University of Western Australia/School of Humanities
Created: 1-December-2012.
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