A (RE)LIRE "Question de pouvoirs", un roman de Bessie HEAD Carouge-Genève: Editions Zoë, 1995. (262p.). ISBN: 2-88182-228-2. Tranduit de l'anglais par Daisy Perrin. Titre original: "A Question of power" [1974].
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Question de pouvoirs de Bessie Head a connu un immense succès lors de sa parution en 1974. Ce roman unique dans les annales des lettres africaines, évoque les troubles mentaux d'une femme qui, comme l'auteure née en 1937 en Afrique du Sud, a été abandonnée à l'intersection de deux mondes: celui de son père, noir et inconnu, et celui de sa mère, blanche et enfermée dans un asile psychiatrique pour "sauver l'honneur de sa famille" [1]. Les hallucinations et la paranoïa de la narratrice la conduisent souvent au bord du suicide mais son errance « révèle l'espace entre ce que les hommes sont et ce qu'ils prétendent être » [2].
Dans une lettre datée de juillet 1972, l'auteure affirmait que le roman Question de pouvoirs, était "écrit à deux niveaux" [3], l'un consacré aux soucis de la vie journalière et l'autre évoquant les hallucinations qui la hantaient. Le récit passe librement d'un niveau à l'autre au gré de la santé mentale du personnage principal. Il retrace les problèmes liés à sa double ascendance dans une société ségrégationniste qui l'a successivement rejetée, enfermée dans un orphelinat et obligée à quitter l'Afrique du Sud avec son fils, sans espoir de retour. Réfugiée au Botswana, elle se sent étrangère et elle est incapable de décider à quel monde elle appartient. Aussi ne tarde-t-elle pas à ressasser son chagrin et ses questionnements sans réponse. Un sentiment permanent d'aliénation la mine et le désarroi qui l'emporte à la frontière de la folie nourrit une interprétation délirante d'un monde où le vice et la vertu se livrent un combat sans merci.
A son arrivée au Botswana, Elizabeth trouve un poste d'institutrice dans le petit village de Motabeng. Elle rêve d'une existence tranquille mais un coup de folie suivi d'un flot d'injures à l'endroit d'innocents badauds la conduit à l'hôpital où elle finit par regagner ses esprits. Son esclandre n'ayant pas eu l'heur de plaire à l'école qui l'emploie, elle se retrouve sans travail. Eugène, lui aussi un émigré d'Afrique du Sud, lui promet alors son aide. Il dirige l'école secondaire de Motabeng et « s'occupe de mille et une choses » (p.88). Lorsqu'il invite Elizabeth à se joindre à l'un des projets de jardins communautaires qu'il est en train de mettre sur pied, c'est une véritable bouée de sauvetage qu'il lance à une âme sur le point de se perdre.
Contredisant les stéréotypes associés à ses origines boers, Eugène « efface complètement la frontière qui sépare l'élite, qui a les moyens de payer pour s 'instruire, et les illettrés qui n'en ont aucun. Selon lui, l'éducation est pour tous. [...] A cet égard, il était un Africain, dit la narratrice, non pas un Blanc, et la subtilité de cette attitude s'étendait à son comportement de tous les jours » (p.93). Offrir son aide à Elizabeth ne doit donc rien à une solidarité d'ordre ethnique ou professionnelle mais à un sens du devoir vis-à-vis de l'ensemble de la communauté.
Kenosis partage cette approche lorsqu'elle invite elle aussi Elizabeth à reprendre le travail à un moment difficile, permettant ainsi à sa coéquipière d'oublier pour un temps sa démence et les personnages sataniques qui envahissent son être avant de l'abandonner exsangue au seuil de la mort. Kenosi « était le genre de femme à abattre tout le travail qui se trouvait devant elle dans le silence et la concentration » (p.113) mais elle est aussi une personne qui a conscience de ses responsabilités vis-à-vis des gens avec qui elle collabore. Sa présence aux côtés d'Elizabeth permet à cette dernière de reprendre pied dans le monde des vivants après avoir été plongée en enfer, elle qui « n'avait aucune autre raison de continuer à vivre, qui était si proche de la mort » (p.114).
Kenosis et quelques voisines offrent à Elizabeth un environnement humain qui exprime « le sens et la valeur de la vie » (p.116). Bien que ces compagnes surgissent à l'improviste dans sa vie et qu'elles ne cherchent pas à déterminer l'origine de ses problèmes, elles l'acceptent telle qu'elle est et insufflent en elle une solidarité organique qui lui permet de surmonter les difficultés physiques et mentales qui la perturbent. En l'invitant à participer à un effort commun, elles donnent non seulement créance au pouvoir thérapeutique du travail, mais elles ignorent aussi les discriminations basées sur le non-conformisme, la santé mentale, la race : le Botswana n'est pas l'Afrique du Sud.
Tout comme Eugène, Gunner, Brigette, Tom et de nombreux personnages, Kenosi est « semblable à Dieu » (p.103) dans sa manière d'inscrire la fraternité au cœur de sa relation avec autrui. « Dieu est dans le peuple. Il n'y a rien là-haut. Tout est ici-bas » (p.139), dit la narratrice, et les efforts consentis par la population locale pour améliorer les conditions de vie de Motabeng illustrent cette proposition. Les nouveaux moyens de production mis en œuvre complémentent les activités traditionnelles et revitalisent l'économie locale en mettant l'entraide au cœur des interactions sociales.
Comme l'auteure l'écrivait dans sa lettre de juillet 1972, « Les gens avec qui je travaille entrent dans le récit et se meuvent d'un bout à l'autre du roman avec la constance et saine assurance dont ils font preuve dans la vie réelle » [4]. Mais sous la surface lisse d'une communauté villageoise sure de ses valeurs, Elizabeth entend les voix de l'ombre, accusatrices et prêtes à jaillir à tout moment pour entraîner leurs victimes vers le néant. Dans cet univers dominé par la noirceur des sentiments, la perversion et la manipulation, ces voix s'affrontent et ne cessent de lui rappeler que la bonté porte toujours le mal en embryon. Que si l'homme est un dieu il est aussi un diable. Et ces deux faces de l'être sont si indissociables l'une de l'autre, affirment ces voix, qu'il est illusoire de penser que parce qu' « on rencontre tellement de gens merveilleux au cours d'une vie [...] l'humanité va s'éveiller à la grandeur magique de sa propre âme » (p.241). L'Homme n'est qu'une bête; les prophètes autoproclamés; la bienveillance une illusion et les esprits pervers omniprésents. Le bien comme le mal ne sont que les avatars de forces insaisissables qui se disputent éternellement la suprématie de l'âme sous le regard indifférent des dieux.
Le monde dans lequel Elizabeth nous entraîne à sa suite lorsqu'elle sombre dans la folie est peuplé de douleurs et de personnages macabres, d'altercations bruyantes et de controverses sur la nature du mal, du pouvoir et de Dieu. Privée du secours de ses semblables, du pragmatisme de l'ordinaire imposé par le monde, elle est précipitée dans un pandémonium peuplé de tyrans qui l'asservissent et la soumettent à leur volonté. En contraste avec les "vraies" personnes du Botswana qui viennent à son secours quand elle perd pied, ces « êtres désincarnés » s'emparent de son esprit et donnent libre cours à des forces destructrices qui la poussent au suicide. Ces esprits maléfiques s'attribuant une forme humaine pour mieux la tromper, cassent son ego, ressassent son impuissance, rouvrent d'anciennes plaies et se plaisent à lui rappeler l'incarcération de sa mère dans un asile psychiatrique, les abus commis par l'apartheid et le refus de sa famille de lui accorder le simple droit d'exister...
Aux moments les plus sombres du désespoir, aucun dieu ne vient à son aide car ce n'est pas du ciel qu'arrivent les secours mais, lorsque secours il y a, de la société qui entoure l'individu. Dès lors, il semble de plus en plus indéniable aux yeux d'Elizabeth que « l'erreur fondamentale a été de reléguer tout l'aspect sacré des choses à un être invisible là-haut dans le ciel » (p.258). D'où le credo qui donne un sens à son existence: « Il n'y a qu'un Dieu et son nom est l'Homme » (p.259). Mais loin d'être un dieu immuablement bon et indulgent, l'Homme est plus souvent qu'à son tour incapable de saisir sa divine essence et, aveuglé par son égoïsme, sa religion, son enculturation, son racisme et mille autres facteurs qui le poussent à rejeter ses divines responsabilités, il se perd dans les méandres nauséeux de l'apartheid et de l'oppression. Et quand « l'homme n'est pas sacré pour l'homme, il peut être torturé pour la couleur de sa peau, il peut être violé, dégradé et tué » (p.259). L'homme peut-être Dieu ou Satan, l'ami qui console ou l'esprit malin qui tyrannise; c'est à lui seul qu'il appartient de fixer les frontières qui séparent la sagesse de la folie, le séculier du divin.
Question de pouvoirs n'est pas une exploration rationnelle de la folie « en action » mais une sorte de dialogue entre les voix déstabilisatrices qui s'emparent de l'esprit d'Elizabeth et les voix apaisantes qui dominent son existence lorsqu'elle réussit à éloigner les démons qui hantent ses nuits. Ce faisant, le roman explore deux aspects d'une même activité cérébrale que l'on ne peut comprendre que dans son ensemble. Dans ce domaine comme dans bien d'autres, suggère la narratrice, la fragmentation n'a pas de sens et les hiérarchies qui en découlent ne profitent qu'à une infime minorité d'individus décidant arbitrairement qui est dieu et qui est diable; qui est « normal » et qui est fou; qui commande et qui obéit; qui appartient au groupe des élus et qui en est exclu.
La tyrannie mentale-cum-physique qui déstabilise Elizabeth fournit le fil conducteur du roman et met l'accent sur la nature maléfique du pouvoir en général et du pouvoir-culte en particulier. Elle souligne les doutes d'Elizabeth, ses tourments, son sentiment d'impuissance et ses tendances suicidaires, mais tel un David privé de sa fronde, elle poursuit néanmoins sa quête inlassable de valeurs utiles au plus grand nombre, quels que soient leur santé mentale, leur race, leur sexe, leurs croyances et leurs antécédents. En marge de son délire, elle voit une éducation universelle qui ne laisse personne pour compte; une agriculture communautaire qui nourrit la population plutôt que d'enrichir de lointaines compagnies agroalimentaires; une incitation à la modestie car « toute prétention à la grandeur conduit à un combat où les loups se mangent entre eux » (p.51); une solidarité humaine qui ne doit rien au bon vouloir des dieux. Dans ce contexte, la dernière phrase du roman résume bien l'Afrique telle qu'elle voudrait qu'elle soit, forte, ouverte, accueillante et égalitaire: « Dès le commencement, la fraternité des hommes avait accueilli Elizabeth avec chaleur, comme dans un enlacement car, si le peuple souhaitait que chacun fût à sa place, c'était tout simplement une autre manière de dire que l'homme aimait ses semblables. Comme elle allait s'endormir, elle étendit avec tendresse une main en direction de son pays : elle lui appartenait » (p.259).
Comme les rêves et les cauchemars qui ressuscitent notre passé et déforment les menus faits de notre existence de manière inattendue, les terribles incursions d'Elizabeth dans l'univers de la folie se situent bien au-delà de la normalité mais elles permettent de mieux comprendre les moteurs du comportement humain, les peurs métaphysiques qui en dessinent les contours et l'apathie des dieux face à la versatilité de ceux qui s'en font les porte-parole. Elizabeth évoque une mythologie infernale où s'affrontent les génies et les faux-prophètes partis à la conquête de son âme en perdition. Mais loin de la conquérir, leurs menaces et leurs raisonnements ne font que la convaincre que Dieu ne vit pas au ciel mais en nous; que Satan ne vit pas dans les entrailles de la terre, mais dans des ségrégations de toutes sortes, les exclusions et les vaines poursuites du pouvoir. Dans son désespoir et sa folie, Elizabeth se rend compte qu'il est inutile de lever les yeux au ciel pour y trouver le sens de la vie; seul son attachement à la terre et la petite étincelle salvatrice qui luit faiblement au fond d'elle même, devine-t-elle intuitivement, lui permet de ne pas sombrer dans le néant. Quarante ans après la publication de Question de pouvoirs, l'Afrique du Sud n'est plus le pays ségrégationniste de jadis. Toutefois, une compétition acharnée dans tous les domaines a permis à différents types d'apartheid de voir le jour partout dans monde. La solidarité n'est pas à l'ordre du jour, et une armée de mercantis corporatistes se livrent une course effrénée au pouvoir. L'heure est donc propice à la relecture d'une auteure criant du fond de son désespoir qu'il ne sert à rien de lever les yeux au ciel pour y trouver un dieu magnanime. L'Homme se suffit à lui-même, affirme-t-elle, et notre force est de pouvoir saisir la main qui nous est tendue pour y trouver le réconfort de l'amitié ou y déposer notre obole. A lire.
Jean-Marie Volet
Notes
1. "Letter to Randolph Vigne", June 4 1972. Randolph Vigne (Ed.). "A gesture of belonging. Letters from Bessie Head, 1965-1979". London: SA Writers, 1991. p. 164. Cet ouvrage propose 107 lettres qui permettent de se faire une idée de la vie, des préoccupations et des activités littéraires de Bessie Head. Elles proposent entre autres de nombreux renseignements sur l'écriture et la publication de "Question de pouvoirs".
2. Page proposée par Wikipedia's sur l'ouvrage "Madness and Civilization: A History of Insanity in the Age of Reason" by Michel Foucault (French original published in 1961). https://en.wikipedia.org/wiki/Madness_and_Civilization. [Consulté le 3 février 2013].
3. "Letter to Randolph Vigne", July 21 1972. "A gesture...", p.165.
4. "Introduction". "A gesture...", p.6.
Editor ([email protected])
The University of Western Australia/School of Humanities
Created: 1-October-2013.
https://aflit.arts.uwa.edu.au/reviewfr_head13.html