A (RE)LIRE "Etrangère", un roman de Kafia IBRAHIM Paris: L'Harmattan, 2010. (104p.). ISBN: 978-2-296-13126-2.
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Selma est âgée de vingt-deux ans lorsqu'elle s'enfuit de Mogadiscio. La Somalie est en proie à la guerre civile et l'avenir de la jeune femme semble désespérément compromis. Sa situation ne s'améliore guère lorsque le passeur chargé de la convoyer en Angleterre l'abandonne en France, sans argent ni papiers d'identité. Comme bien d'autres demandeurs d'asile, Selma est rapidement interpellée par la police avant d'être prise en charge par un organisme social. Le séjour imprévu de la narratrice en France est à l'origine de réflexions intéressantes sur l'immigration, les valeurs humaines, l'exil, la perception d'autrui, la connaissance de soi, l'amour et le concept d'assimilation.
En l'abandonnant au cœur de Paris, le passeur qui s'est enfui avec son argent met un terme aux espoirs de la jeune femme. Elle n'atteindra pas Londres. La déception de Selma est d'autant plus grande qu'elle ne sait pas un mot de français et n'a entendu que des commentaires négatifs sur l'Hexagone. « J'aurais voulu dire que [j'avais choisi la France] parce que c'était le pays des droits de l'homme ou que j'avais toujours su que c'était une terre d'accueil pour de nombreuses vagues de réfugiés ou que c'était le plus beau pays du monde et que quitte à vivre en exil autant que ce soit dans un pays qui en valait la peine. Mais tout ceci n'était pas vrai: je connaissais à peine la France et quand j'en entendais parler ce n'était jamais en bien. Les réfugiés avaient des difficultés à y obtenir des papiers contrairement à l'Angleterre ou au Canada ou même les pays nordiques. Les Français n'étaient pas très accueillants, disait-on. » (pp.15-16)
Les appréhensions de Selma s'estompent rapidement losrqu'elle découvre le monde qui l'entoure, mais cela ne l'empêche pas d'être habitée par des sentiments contradictoires. Elle se rend compte qu'elle peut enfin respirer la liberté après des années d'insécurité et de violence mais cela ne l'empêche pas d'être rongée par le souvenir de son pays, de ses amis, des membres de sa famille dont elle n'a plus de nouvelles. De plus, elle doit vaincre la barrière de la langue et redonner un sens à son existence car, comme le relève un de ses compatriotes, « l'exil était quelque chose qu'on n'avait pas choisi: il s'était imposé à nous. On partait dans la précipitation [...] Ce n'était pas réfléchi comme pour une immigration [...] l'exil était un voyage de la dernière chance; [...] on fuyait des guerres ou des situations compliquées, dramatiques [...] C'était le départ, notre objectif; nous y mettions tant d'énergie [...] qu'une fois ce vœux exaucé, eh bien, [...], on était perdu [...]. Nous ne savions plus quoi faire [car] nous croyions que la solution de nos problèmes était de fuir; nous avions souvent l'impression que le bonheur nous attendait à l'autre bout du voyage mais il n'était jamais au rendez-vous. » (p.84)
Toutefois, Selma se ressaisit rapidement et ne se laisse pas « ballotter d'un endroit à l'autre, d'un rêve à l'autre. » (p.84) Clairvoyante et déterminée, elle a tôt fait se fixer des buts et de trouver le meilleur moyen de les atteindre. Elle décide de faire en France comme font les Français; elle change d'habillement, apprend le français, se familiarise avec le us et coutumes locaux, obtient un permis de séjour temporaire, fait la connaissance de personnes de toutes origines, fréquente les milieux somaliens, rétablit des liens avec sa famille, se fait de très bons amis, tombe amoureuse d'un jeune Français et se fond sans mal dans la société qui l'entoure.
Ce parcours sans faute vers l'indépendance et une assimilation réussie ne l'empêchent cependant pas de conserver des attaches solides avec le monde qu'elle a quitté. Les références sociales, familiales et culturelles qui ont forgé sa personnalité ne la quittent pas et imposent certaines limites à sa liberté d'être et d'agir. Elle n'a par exemple aucune hésitation à adopter un jean serré et un pull qui « épouse son corps » (p.26) après s'être débarrassée de ses vêtements somaliens (p.21); elle transgresse allègrement les usages qui veulent qu'une jeune femme ne s'affiche pas seule en compagnie d'amis du sexe opposé et elle se lie d'amitié avec Kadar, un jeune réfugié somalien. Elle fréquente aussi Cyril, un assistant social français avec qui elle arpente les rues de la capitale. Mais lorsque ce dernier déclare sa flamme, elle refuse de s'abandonner. Non pas qu'elle craigne d'être malheureuse avec un jeune homme dont elle partage les sentiments. Non. Mais elle sait que sa mère désapprouverait de façon véhémente cette union qui, dirait-elle, serait une honte pour la famille. Désobéir à la volonté des anciens lorsqu'on sait que cela va provoquer une rupture définitive avec la communauté restée au pays n'est pas envisageable par Selma.
Réfugiée en Ethiopie, la mère de Selma attend avec impatience le moment de pouvoir rejoindre son fils en Norvège où il a obtenu le statut de réfugié. Ce rêve de départ ne l'empêche cependant pas de s'accrocher aux usages et aux valeurs de son milieu, et d'exiger de ses enfants, et surtout de sa fille, qu'ils en fassent autant. La nation se désagrège, la guerre civile fait rage, la xénophobie enflamme les esprits et sa famille a été éparpillée aux quatre coins du monde mais elle est plus que jamais déterminée à sauver les apparences. D'où ses recommandations exhortant sa fille à « rester sourde aux sirènes de la tentation. » (p.91) Il ne fallait pas, disait-elle, « que je déshonore le nom de ma famille. » (p.91) et après avoir vilipendé une jeune femme de sa connaissance qui avait épousé un Suédois, elle ajoutait qu'elle savait « que sa fille ne ferait jamais ça. » (p.92) Ce dénigrement des mariages mixtes fait écho à la sévère condamnation d'une lointaine cousine, à l'époque se son grand-père; comme celle qui avait osé se marier avec un médecin Anglais rencontré au Kenya cinquante ans auparavant, une Somalienne épousant un Français an début au 21e siècle encourait encore une mise à l'index sans appel. (p.56)
La pression morale exercée sur la jeune femme par sa mère et les esprits bien-pensants de sa communauté ne lui permet donc pas de saisir toutes les opportunités qui s'offrent à elle, y compris celle d'épouser l'homme qu'elle aime. Toutefois, elle n'est pas femme à se laisser abattre et elle cherche à tirer le meilleur parti des circonstances. Contrairement à son ami Kadar qui est déterminé à tourner la page, à oublier la Somalie et ses problèmes et à repartir à zéro, Selma ne veut pas être coupée de ses compatriotes et de sa famille. Le seul moyen de ne pas être rejetée, pense-t-elle, c'est de faire des compromis. Il y a toutefois des limites à ce qu'elle est préparée à faire. Si elle sacrifie le Français Cyril, elle n'est pas disposée à épouser le premier Somalien venu. Elle désire s'unir à quelqu'un avec qui elle a des affinités, conserver son indépendance et rester en charge de sa destinée. « L'Europe, affirme son frère qui a abandonné ses études de médecine à Mogadiscio pour devenir agent de sécurité en Norvège, c'est là où les Africains oublient leurs rêves d'enfants. » (p.77) Mais pour Selma, « L'Europe n'était pas [...] un aboutissement en soi; les portes du bonheur, il fallait les pousser et les pousser plus fort qu'ailleurs. » (p.103)
Pour elle, il ne s'agit ni de se réfugier dans un petit îlot d'expatriés et de réfugiés somaliens évoluant en marge de la culture dominante ni, à l'inverse, tout oublier de son passé et adopter aveuglément les valeurs du pays d'accueil. Elle pense qu'il est possible de s'intégrer dans un milieu différent de celui de ses origines et de tirer profit des opportunités offertes sans dénigrer sa famille. Les divisions binaires basées sur la race, le clan, l'appartenance ethnique ou la religion renforcent les hégémonies au détriment de la mobilité des individus qui prévaut au 21e siècle et, affirme-t-elle, l'exclusion ne conduit pas au bonheur. L'attentisme non plus, même s'il n'est pas aisé d'avancer sur les chemins mal balisés de l'interculturalisme. A ses yeux, il convient de réconcilier au mieux les attentes de sa famille, la nostalgie du pays natal, les promesses du pays d'accueil, les aspirations personnelles et les attentes d'autrui.
Selma est pleine d'énergie et elle affronte avantageusement un monde plein d'écueils. Cependant tout le monde n'est pas comme elle, et la pléiade de personnages que l'on découvre tout au long du roman montrent les difficultés et les obstacles insurmontables qui s'opposent souvent à un rapprochement des cultures basé sur la tolérance, le dialogue et la compréhension mutuelle. Pour chaque individu ouvert à l'idée de partage et de réciprocité des échanges, il y en a un autre bien déterminé à sauvegarder ses privilèges, la pureté de sa race ou l'intégrité de son héritage culturel. Au delà de la langue et des avatars d'une histoire commune, les compatriotes de Selma reflètent cette diversité vis-à-vis de l'altérité. Cette communauté en exil comprend aussi bien des immigrants établis de longue date dans la capitale que des nouveaux arrivés, des hommes et des femmes, des familles et des célibataires, des jeunes et des personnes plus âgées. Certains cherchent à s'intégrer le plus rapidement possible et abandonnent leur passé derrière eux. D'autres au contraire observent le monde qui les entoure avec suspicion, s'apitoient sur leur sort et se raccrochent à l'univers de leurs souvenirs. D'autres encore se situent entre ces deux extrêmes. L'auteure du roman affirme s'être inspirée de l'expérience de centaines de réfugiés somaliens rencontrés lors de son séjour en France pour écrire son roman [1] et ce dernier reflète bien l'hétérogénéité d'une collectivité en exil partageant une histoire et des préoccupations communes mais envisageant l'avenir de diverses manières.
Etrangère montre également que les attentes et les espérances des exilés établis en France changent au cours du temps. Lorsque Selma est secourue par l'ONG Terre d'Asile à son arrivée, elle apprécie le simple fait d'être en vie et d'avoir été recueillie par des gens qui font preuve de gentillesse à son égard. Mais un an après avoir échappé aux dangers immédiats d'une guerre civile qui a fait plusieurs centaines de milliers de victimes, assurer sa sécurité n'est plus la préoccupation principale de Selma. Elle est en charge d'elle-même et parle le français. Elle a obtenu une très convoitée « carte de séjour » lui permettant de rester en France et elle n'entend pas être le jouet des préjugés et des abus dont sont victimes les réfugiés en général et les réfugiés africains en particulier. Lorsqu'un « gentil Français » avec qui elle travaille lui demande s'il peut l'appeler « Marie » parce qu'il n'arrive pas à se souvenir de son prénom, elle lui répond que c'est avec plaisir si elle peut l'appeler « Mohamed. » (p.86) « Les Européens ne nous voyaient que comme du personnel de nettoyage et n'attendait rien d'autre de nous, » (p.85) dit-elle, avant d'ajouter: « Je rêvais de plus et je savais que je l'aurais. » (p.85)
Bien des choses échappent au contrôle de Selma, tant en Somalie qu'en France, mais son ouverture d'esprit et sa détermination lui permettent de résoudre les problèmes qui se posent à mesure qu'ils surviennent. Elle essaie de tirer le meilleur parti possible des circonstances et entend bien s'arracher à la vie de galère qui est réservée aux exilés que la guerre et la misère ont chassés de chez eux. Va-t-elle rester en France? Va-t-elle retourner à Mogadiscio? Le roman ne le dit pas. Mais quel que soit l'endroit où elle décide de travailler, de vivre et de partager sa vie avec une âme sœur, on devine que la jeune femme saura défendre son indépendance et « échapper au quotidien triste et morose » (p.102) de tous ceux qui, tentés par un repli identitaire, se recroquevillent sur eux-mêmes et se laissent emporter par leur malheur et les circonstances.
Jean-Marie Volet
Note
1. Dos de couverture de l'ouvrage.
Editor ([email protected])
The University of Western Australia/School of Humanities
Created: 01-April-2012
https://aflit.arts.uwa.edu.au/reviewfr_ibrahim12.html