A (RE)LIRE "Tragédie amoureuse au cœur du conflit Bantous-Pygmées", un roman d'Estelle Bérangère ITOU ZANZA Paris: L'Harmattan-Congo, 2013. (154p.). ISBN: 978-2-343-01717-4.
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La tragédie amoureuse au cœur du conflit Bantous-Pygmées que nous propose l'écrivaine congolaise Estelle Bérangère Itou Zanza évoque le problème malheureusement trop commun du racisme et de la discrimination. Deux jeunes gens d'origines différentes tombent amoureux et désirent partager leur destinée. Mais, on le devine, la chose s'avère impossible dans l'univers familial et socioculturel qui est le leur: une jeune fille bantou n'épouse pas un jeune pygmée [1]. Les préjugés raciaux se retrouvent partout mais ils sont particulièrement agissants dans le petit village de Boussy-Bongoy, au cœur de la forêt équatoriale où la ségrégation et l'exploitation de la population autochtone dominent les rapports sociaux.
Pour les cultivateurs bantous qui se sont établis dans la région, l'ethnie à laquelle ils appartiennent est largement supérieure à celle des Babengas, la population pygmée, et ils considèrent tout à fait normal de traiter ces anciens nomades sédentarisés comme leurs esclaves. La taille des individus a, en l'espèce, remplacé la couleur de la peau pour justifier une attitude contrevenant aux droits humains les plus élémentaires. Taillables et corvéables à merci, les Babengas sont dès lors non seulement obligés de travailler pour une pitance mais ils sont aussi copieusement battus pour un oui et pour un non.
Les inégalités dont sont victimes les Babengas est l'une des premières choses qui frappe Simone Diké lorsqu'elle arrive à Boussy-Bongoy, le village de ses aïeux. Elle a vingt ans. Elle vient d'obtenir son baccalauréat et sa demande de visa pour poursuivre ses études en France ayant été refusée, elle a décidé d'accompagner ses parents dans le village d'origine de son père où il entend passer sa retraite après de nombreuses années passées à Brazzaville.
Après plusieurs jours de navigation sur l'Oubangui et la Motaba, l'accueil qu'elle reçoit à Boussy-Bongoy est très chaleureux, mais elle est immédiatement frappée par le fait que deux groupes assistent à leur arrivée. D'un côté la nombreuse parentèle et les amis de ses parents; et de l'autre de nombreux villageois de petite taille, en guenilles ou à moitié nus. Ce sont les premiers qui les accueillent avec effusion mais, note-t-elle, ce sont les seconds qui s'occupent de transporter tous leurs bagages jusqu'à la maison familiale.
Comme elle fait part de ses premières impressions à sa mère, elle se rend compte que ses parents partagent la vision discriminatoire du monde qui les entoure: les Bantous sont nés pour donner les ordres, les Babengas pour obéir. Il ne peut en aller autrement, pensent ils, car les Badengas, attardés dans les bas fonds du sous-développement, sont incapables de gérer eux mêmes leurs propres affaires. De plus, pensent ils, permettre à ces nomades à peine sédentarisés d'accéder à des structures sanitaires modernes, à l'école, à un logement décent ou à une manière de s'habiller convenable serait en pure perte. Et l'idée de payer décemment leur main d'oeuvre captive n'effleure même pas leur esprit: une poignée de sel, un peu d'alcool ou de chanvre, quelques cigarettes ou un plat de saka saka sans poisson (p.32) sont considérés comme une rémunération largement suffisante. Mais si les maîtres bantous sont avares de leur argent lorsqu'il s'agit de salarier leurs travailleurs, ils sont par contre fort généreux lorsqu'il s'agit de les brutaliser lorsqu'ils ne mettent pas assez de cœur à l'ouvrage ou commettent une entorse mineure aux consignes qui leur sont imposées.
Les propos du jeune Mandja, de passage chez les Diké, ouvrent les yeux de Simone sur les réalités locales lorsqu'il explique l'origine de la grosse plaie suppurante et des marques de flagellation qui strient le bas de son dos. Le jeune homme a été férocement battu après avoir perdu le fusil de son maître lors d'une expédition de chasse qui a mal tourné. Et le fait que Mandja ait choisi de sauver sa peau plutôt que le fusil qu'on lui avait confié lui a valu d'être fouetté comme un malfaiteur. Simone se rend rapidement compte que Mandja a été injustement puni et qu'il n'a rien de commun avec l'image stéréotypée des Bagendas colportées par les Bantous. Il est plutôt beau, éloquent et fier des quelques années d'école dont il a bénéficié à Brazzaville où il avait été envoyé comme domestique lorsqu'il était enfant. La vie était relativement facile en ville, dit il, mais esseulé, il avait demandé à son patron de le renvoyer dans sa famille, une décision qu'il n'avait jamais regrettée, dit il, même si la vie du village était beaucoup plus difficile. Les Bantous s'étaient appropriés la terre ancestrale des Bagendas mais, bien qu'asservi, son peuple avait réussi à rester sur place et à conserver sa langue, son organisation familiale et ses valeurs. Il ne s'agit pas là d'un mince exploit, pense Simone, tout en se demandant comment elle pourrait faciliter l'amélioration des conditions de vie de cette communauté meurtrie.
Préoccupée par la question, elle retourne à Brazzaville pour commencer ses études universitaires. Son emploi du temps très chargé ne l'empêche cependant pas de penser à Mandja et aux siens, de réfléchir au meilleur moyen de faire changer les choses. Seule la restitution du pouvoir confisqué aux Bagendas et une dénonciation sans ambiguïté de la prétendue supériorité des Bantous peuvent conduire à un changement durable, conclut-elle au terme de son analyse. Mais un tel virage idéationnel est plus facile à imaginer qu'à mettre en pratique. Personne à Brazzaville n'est prêt à soutenir son action, pas même sa meilleure amie qui lui dit: « La partie ne sera pas facile, ce sera une déclaration de guerre. Que les autorités s'en occupent ! Tu ne feras pas le poids face aux bantous de ton village » (p.71). De plus, et pour compliquer les choses, l'exploitation des pygmées n'est pas propre à Boussy-Bongoy. Elle est répandue dans tout le pays, et au delà de ses frontières, ce qui apporte de l'eau au moulin de ceux qui soulignent la futilité d'une action individuelle cherchant à contester des pratiques solidement établies dans toutes les régions limitrophes. Cela ne diminue cependant en rien la résolution de Simone, et c'est déterminée à agir qu'elle revient au village.
Comme le laisse deviner le titre de l'ouvrage, la ténacité de Simone conduit à la tragédie, mais son action souligne aussi l'inévitabilité du changement et la transformation incoercible des valeurs socioculturelles en fonction des besoins et de la sensibilité d'une époque. Tout comme l'auteure qui l'a imaginée, la jeune femme dénonce les préjudices causés aux droits fondamentaux d'une partie de la population par une autre; elle revisite les mythes dont se parent le racisme et l'exploitation, discrédite les contre vérités propagées les Bantous sédentaires et les entreprises forestières étrangères, et dénonce une désinformation ayant pour but de justifier l'accaparement du sol, les abus de pouvoir et une exploitation éhontée des populations locales. Les peuples de la forêt, suggère-t-elle, sont vulnérables non seulement parce qu'ils n'ont pas voix au chapitre mais aussi parce qu'ils sont marginalisés, manipulés et maintenus dans l'ignorance. D'où la nécessité de développer un nouveau type de relation entre les différents groupes ethniques basés sur la collaboration, le partage et le respect mutuel des aspirations de chacun.
Dès lors, ce n'est sans doute pas un hasard si la publication du roman d'Estelle Bérangère Itou Zanza a coïncidé avec la troisième éditions du « Forum International sur les Peuples Autochtones d'Afrique Centrale » qui s'est tenu en 2014 à Impfondo, au cœur de la région évoquée par l'auteur dans son roman, sur le thème « Peuples Autochtones, Savoirs Faire Traditionnels et Economie verte ». Coïncidence ou non, le forum et le roman reflètent une préoccupation commune, c'est-à-dire la préservation de la forêt équatoriale et une appréciation du savoir des peuples autochtones de la région qui ont su vivre en harmonie avec leur environnement pendant des milliers d'années. Dès lors, l'auteure, tout comme les initiateurs du forum, ne proposent pas de faire marche arrière, mais bien plutôt d'inventer un nouvel avenir en créant « un espace d'échange pour promouvoir les droits des populations autochtones et les savoir faire traditionnels aussi bien des populations autochtones que locales au service, notamment de la valorisation des ressources naturelles, de la création des entreprises, de la création d'emplois et de l'amélioration des conditions de vie des populations » [2].
Après avoir fait le tour de la situation, Estelle Bérangère Itou Zanza, comme le personnage principal de son roman, arrive à la conclusion que les changements sont non seulement possibles, mais en cours: des changements pratiques dans le domaine du droit des Bagendas à la propriété, à la santé et à l'éducation, mais aussi et plus important encore un changement de perception de soi et des autres. Les Bagendas doivent se prendre en charge et lutter pour leurs droits, et les Bantous qui connurent eux aussi l'esclavage en d'autres temps, doivent admettre qu'exploiter une main d'oeuvre asservie ne fait pas de l'oppresseur une race supérieure. « Ce sera un travail de longue haleine» (p.52), ajoute-t-elle, mais comme le journaliste Franck Salin le relève: « Les préjugés ont la vie dure [...] mais aujourd'hui, si les tabous demeurent prégnants, les mentalités évoluent » [3].
Quand il fut créé à Abidjan en 1992, le spectacle de Wererewere Liking Un Touareg s'est marié à une pygmée. Epopée mvet pour une Afrique présente [4] était prophétique, le mariage d'un Touareg et d'une Pygmée étant difficile à imaginer à l'époque. Vingt ans plus tard, le mariage de Simone Diké avec Mandja et volonté de la jeune femme de changer le monde semblent beaucoup plus plausibles; et il fait peu de doute que dans vingt ans, une telle union ne fera plus sourciller personne, pas même à Boussy-Bongoy.
Ce roman soulève des questions qui touchent à l'Afrique Centrale et au reste du monde. Les préjugés qui pervertissent la relation des Bantous et des Bagendas sont spécifiques au Congo et aux pays avoisinants mais au delà des particularités liées à la géographique, cette problématique est universelle. Cela rend l'ouvrage doublement intéressant. Les réticences de parents désemparés lorsque leur enfant leur annonce qu'elle/il veut épouser quelqu'un qui n'appartient pas à leur classe sociale, à leur groupe ethnique ou à leur religion se retrouvent sous tous les cieux. Il en va de même de la détermination des jeunes femmes résolues à transgresser les tabous et les prescriptions socio-familiales contraires à leurs aspirations. L'éducation, l'engagement, la motivation personnelle et les préoccupations sociales conduisent à l'émancipation et à la responsabilisation des individus dans la société. Il en va ainsi à Boussy-Bongoy et partout dans le monde. Le fait que Simone Diké ait découvert cette vérité universelle dans la hutte délabrée de Mandja plutôt qu'à la Sorbonne qu'elle n'a pu fréquenter à cause d'un visa refusé, est porteur d'une leçon salutaire. A lire.
Jean-Marie Volet
Notes
1. Franck Salin. "Pygmées Bantous un amour impossible ?". Afrik.com. 29 mars 2011. https://www.afrik.com/artic1e22401.html. Consulté le 5 juin 2014.
2. "Forum International sur les Peuples Autochtones d'Afrique Centrale". https://www.ceeac-eccas.org/index.php?option=com_content&view=article&id=359:3eme-edition-du-forum-international-sur-les-peuples-autochtones-dafrique-centrale-fipac-3&catid=21:fipac-3. Consulté le 5 juin 2014.
3. Salin. Op. cit.
4. Wererewere Liking. "Un Touareg s'est marié à une pygmée. Epopée mvet pour une Afrique présente". Carnières (Morlanwelz): Lansman, 1992. Théâtre.
Editor ([email protected])
The University of Western Australia/School of Humanities
Created: 1-October-2014.
https://aflit.arts.uwa.edu.au/reviewfr_itoua14.html