A (RE)LIRE "La quête infinie de l'autre rive", épopée en trois chants de Sylvie KANDE Paris: Gallimard, 2011. (108p.). ISBN: 978-2-07-013211-9.
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Vers l'année 1310, le roi Aboubakar II du Mali partit pour l'Amérique à la tête d'une flottille de deux mille vaisseaux. Arriva-t-il à bon port? Fut-il avalé par les flots? Personne ne le sait vraiment et Sylvie Kandé imagine les différents dénouements possibles de cette épopée. Un dernier chant consacré aux jeunes Maliens de notre époque qui partent pour l'Europe sur de frêles esquifs, fait écho au voyage épique de leur royal devancier. En minorant la « découverte » de l'Amérique par l'Europe et en évoquant les mythes qui nourrissent les rêves d'émigration des jeunes Africains, l'auteure révèle avec talent la face cachée de l'Histoire africaine.
Le style, la poésie, le rythme et le vocabulaire, à la fois recherché et inventif, font de cet ouvrage un tour de force littéraire très réussi. La fiction rejoint la réalité et l'art du possible prend le relais de l'Histoire pour en révéler les zones d'ombre. L'intérêt de cet ouvrage n'est pas de prouver de manière irréfutable qu'Aboubakar II a atteint l'Amérique deux siècles avant les Espagnols mais plutôt de rendre compte des vicissitudes de son expédition en imaginant différents scénarios possibles. Qu'est-il arrivé à ce grand navigateur après qu'il eut quitté la terre de ses ancêtres? C'est la question que se pose Sylvie Kandé; et la première réponse qui lui vient à l'esprit n'est pas celle d'un voyage couronné de succès. Au contraire. Après des semaines de navigation, aucune terre ne se profile à l'horizon et le premier chant nous plonge sans préalable au cœur d'un drame: de l'imposante armada ayant quitté le Mali, il ne reste plus que quelques embarcations et une poignée de rameurs épuisés que la mer menace d'engloutir à leur tour:
Sur les trois dernières pinasses épargnées par les éléments, la faim tenaille les corps, la mort emporte les survivants un à un, mais le roi, calme et digne, reste convaincu que sa recherche du bout du monde est sage, même s'il est de plus en plus improbable qu'il puisse la mener à bon terme. Comme le clame sa griotte:
Toutefois, la mort du souverain porte un coup fatal au moral de ses frères d'armes et de ses sujets qui s'abandonnent au désespoir. Nombreux sont ceux qui ne voient plus l'utilité de poursuivre les chimères de leur défunt monarque. Certains pleurent amèrement le Mali, ce paradis perdu à jamais, et d'autres vilipendent leur souverain qui a eu l'idée folle de se mesurer à Allah en invoquant la science plutôt que la sagesse de Dieu.
L'expédition est perdue mais la voix de la griotte Nassita Maninyan s'élève au-dessus des plaintes et des complaintes pour exalter le courage de ses compagnons d'infortune. Elle les exhorte à continuer à ramer, toujours plus droit, toujours plus fort, car, dit-elle, quelle que soit l'issue du combat, il est du devoir de chacun de se battre jusqu'à son dernier souffle, de regarder la mort en face et d'opposer au néant le récit glorieux d'une épopée qui les conduira à l'immortalité:
Hélas, pour léguer à la postérité les hauts-faits d'un monarque africain parti à la recherche du Nouveau monde, il aurait fallu plus que les harangues d'une griotte, dispersées par le vent [1]. Dès lors, il n'est guère étonnant que le voyage mal documenté d'Aboubakar II vers l'Amérique n'ait que peu influencé la construction de l'Histoire avec un grand H. Toutefois, disait Sylvie Kandé au cours d'une interview: « la fiction et la critique littéraire, l'histoire et la littérature font rhizome. Et quand l'histoire se tait par manque d'archives ou par souci d'objectivité, la littérature, elle, peut prendre le relais et rendre palpables des mondes, des rêves, des singularités. » [2] Ce qu'une analyse pointilleuse de documents historiques ne permet pas, la littérature et son exploration en partie imaginaire du passé peut le faire sans courir le risque d'être vilipendée pour son manque de documents probants.
Certes, le sort réservé à la flottille d'Aboubakar II demeure un mystère mais en l'absence de preuves tangibles permettant d'élucider son destin, rien n'interdit d'imaginer le sort de ce puissant navigateur. S'il est pour l'heure impossible de savoir ce qu'il est devenu, il n'en est pas moins certain que son expédition a pris fin d'une manière ou d'une autre. Fut-elle dispersée par la tempête et finalement engloutie par l'Océan comme le suggère le premier chant de Sylvie Kandé? Ou bien, se laissant porter par les vents, Aboubakar II a-t-il bel et bien atteint l'autre rive, comme bien d'autres hardis navigateurs qui accostèrent le Nouveau monde bien avant Christophe Colomb?[3] Nul ne le sait, aussi la narratrice a-t-elle tout loisir de reprendre le récit pour en changer le fil dans un second chant: « rebroussons chemin » dit-elle, « reprenons le récit à sa dernière fourche et bien délibérés à récidive réciterons la fable moyennant retouches ». (p.43)
La richesse et la puissance des rois du Mali de jadis étaient incommensurables et ils avaient certainement des ressources à la mesure de leurs projets et de leurs ambitions [4]. Selon l'historien Ahmad ibn Fadl Alla al Omari (né en 1301), Aboubakar II ne partit pas à la légère. Deux cents bateaux chargés d'or, d'eau, de matériel et de victuailles permettant d'envisager un voyage de très longue durée furent d'abord envoyés en reconnaissance. [5] Un seule embarcation revint après plusieurs années et si les détails du témoignage de l'équipage se sont perdus avec le temps, ils offrirent certainement au commanditaire du voyage une mine de renseignements qui le poussa alors à consacrer toutes ses ressources et celles du royaume à la construction d'une flottille dix fois plus importante que la précédente et à prendre le commandement d'une nouvelle expédition. En monarque érudit et curieux, la tentation de voir de ses propres yeux ce qu'on lui racontait et de confirmer ses théories sur la finitude de l'océan, était plus forte que les risques encourus. La perspective de revenir sain et sauf de l'aventure devait certainement lui sembler raisonnable. Il ne serait pas parti sans cela.
Et il est de fait tout à fait possible que les pinasses et les esquifs d'Aboubakar II soient arrivés à l'autre bout du monde, que ses hommes aient foulé le sol américain au début des années 1300. Une éventualité qui, bien entendu, ne fait pas bon ménage avec l'idée que c'est l'Europe qui a découvert l'Amérique et le reste du monde. Mais pour Sylvie Kandé, il s'agit d'imaginer « l'histoire universelle » au-delà des idées reçues et de lire le passé en marge des certitudes. Tout comme le sort de l'expédition, son arrivée possible en Amérique peut être envisagée de diverses façons. Aboubakar II a-t-il par exemple échappé aux aléas des courants et des vents pour tomber sous les coups d'une population autochtone opposant une défense farouche aux envahisseurs menaçants venus du grand large? Le destin d'Aboubakar II et de sa puissante armada était-il de périr sur le sol américain, de mourir en terre étrangère au terme d'une dernière bataille épique où cinquante Malinkés, Bambaras, Wolofs et Toucouleurs se défendirent vaillamment au cri de ralliement « Mali Mali »? Peut-être.
« Le voyage n'est pas [nécessairement] meilleur pour être achevé » (p.72) mais, dit la narratrice, « notre empereur était d'une nature à la conquête peu encline / Epris depuis toujours des choses de l'esprit » (p.45). Une attitude agressive et belliqueuse ne convient guère à son tempérament et il semble approprié de rebrousser chemin une nouvelle fois et d'envisager un récit qui fasse justice au discernement du grand roi et à ses qualités de négociateur. Alors qu'autochtones et visiteurs sont « prêts à s'infliger toutes les misères dont raffolent les hommes dès qu'ils s'imaginent hostiles » (p.78), il est temps pour la conteuse de changer le cours du récit « pour que la guerre dans la cohue ne se taille [pas] une rouge clairière » (p.79).
Pour plaire aux uns et satisfaire les autres, Kandé-le-ménestrel raconte alors comment la sagesse réussit, là où la force avait échoué. Elle dit comment l'histoire de la rencontre de l'Afrique et de l'Amérique commença en ces temps reculés: ni batailles, ni bains de sang n'endeuillèrent ce face à face épique qui donna lieu à des joutes homériques où s'affrontent deux grands rois, deux preux qui s'observent, évaluent leur force respective, s'entre-jaugent, ne se trouvent pas dissemblables ce qui « ne laisse pas d'étonner leur bel arroi martial » (p.78) et finalement s'accordent à faire la paix et à vivre côte à côte. « C'est ainsi que l'Afrique et l'Amérique s'épousèrent avant même que d'avoir connu leurs noms » (p.81). Ce mariage de raison, hélas, ne tint ses promesses que le temps de voir apparaître d'autres navires à l'horizon, quelques siècles plus tard, affamés de conquêtes.
La roue du temps a effacé la richesse fabuleuse du Mali, sa puissance économique et le souvenir des exploits maritimes d'un de ses grands rois. Cependant l'attrait de « l'autre rive » est toujours vif, même si la quête qui pousse les jeunes Maliens d'aujourd'hui à sauter dans des embarcations de fortune pour traverser la mer est certes bien différente de celle qui avait entraîné leurs devanciers vers l'inconnu. Mais une fois à bord, une fois soumis aux caprices des éléments, ils partagent avec leurs aïeuls les mêmes espoirs et les mêmes peurs.
Naviguer à bord d'un rafiot surchargé et mal équipé dans l'espoir d'atteindre la terre promise n'est pas plus sûr aujourd'hui que cela ne l'était au quatorzième siècle, à l'époque héroïque d'Aboubakar II. Comme les pérégrins de la légende, les jeunes gens embarqués sur des coquilles de noix à l'aube du vingt-et-unième siècle doivent faire face à l'issue incertaine d'une traversée marquée par le spectre de la mort, la maladie, la violence, la faim, la soif et bien d'autres épreuves encore. Et comme à l'époque de Nassita Maninyan, il y a toujours quelqu'un pour redonner moral aux troupes dans les moments les plus désespérés. Sept cents ans après la griotte d'Aboubakar II, c'est un jeune écrivaillon qui se lève pour encourager ses compagnons d'infortune alors que tout semble perdu. Certes, il est parti au risque de se perdre mais il entend bien se battre pour pouvoir rentrer un jour au pays, car, dit-il:
Rien ni personne ne peut arrêter le flot sans cesse renouvelé de ceux qui partent et de ceux qui reviennent après un long voyage. La vie est ainsi faite et la destinée incertaine de millions de descendants du grand Aboubakar II, poussés vers un fascinant ailleurs, perpétue une histoire qui donne un sens au présent comme au passé des peuples du Mali, depuis la nuit des temps. Interrogée sur son ouvrage, Sylvie Kandé affirmait que « l'épique n'est pas qu'un genre: c'est d'abord un imaginaire » [6]. On pourrait ajouter que La quête infinie de l'autre rive c'est aussi une manière de mettre en évidence l'existence des gens et des peuples rejetés en marge de l'Histoire du monde que proposent les scribes « à la solde des vainqueurs ».
Comme le souligne l'auteure, ce « récit néo-épique ... évoque les tribulations, triomphes et contemplations de ceux qui, par goût de l'aventure, soif de connaissance ou nécessité économique, se lancent en pirogue sur l'Atlantique » (p.14). Le style est évocateur, l'histoire captivante et la critique de certains grands mythes, rafraîchissante. Voilà sans conteste un ouvrage qui plaira à tous ceux et celles qui sont prêts à admettre avec l'auteure qu'en fin de compte, Christophe Colomb n'est pas l'homme qui découvrit l'Amérique.
Jean-Marie Volet
Notes
1. Ibn Fadl Alla al Omari [ou al-Umarī] (1301-1349) est l'un des seuls historiens de son temps à consacrer quelques paragraphes à l'expédition d'Aboubakar II.
2."Sylvie Kandé entre deux rives". Entretien de Boniface Mongo-Mboussa avec Sylvie Kandé. "Africultures". 17 mars 2011. https://www.africultures.com/php/index.php?nav=article&no=9997 [Consulté le 24 mai 2011].
3. Voir par exemple les théories d'Ivan Van Sertima. "African Presence in Early America". New Brunswick: Transaction Publishers, 1992.
4. A l'occasion d'un pèlerinage à la Mecque au début du quatorzième siècle, al-Umarī raconte que le roi quitta son royaume avec des milliers d'accompagnants, sa première femme, cinq cents esclaves transportant une tonne d'objets en or, cent chameaux transportant chacun 150 kg du même métal, etc... Lors de son passage en Egypte, ajoute al-Umarī, Mansa Musa et sa suite distribuèrent et
dépensèrent une telle quantité d'or que cela provoqua la chute du métal précieux dans le pays ». Adapté de https://blackhistorypages.net/pages/mansamusa.php. [Consulté 24 Mai 2011].
Les mémoires d'al-Umarī on été traduits en français: Ibn Fadl Allah al'Omarī. Masalik al Absar fi Mamalik el-Amsar. Traduction française de Gaudefroy-Demombynes, Paris: Paul Geuthner, 1927. [Ouvrage non consulté].
5. Dans son avant-propos, Sylvie Kandé mentionne les propos d'al-Umarī: « Le roi qui fut mon prédécesseur, se refusant à croire qu'il était impossible de découvrir l'extrême limite de l'Océan, brûlait de le faire. Il équipa donc deux cents pirogues pour ses marins et deux cents autres remplies d'or, d'eau et de provisions en suffisance pour des années... Un beau jour, l'un des bateaux revint ... ». (p.13)
6. "Sylvie Kandé entre deux rives"...
Editor ([email protected])
The University of Western Australia/School of Humanities
Created: 01-June-2011.
https://aflit.arts.uwa.edu.au/reviewfr_kande11.html