A (RE)LIRE "Baba de Karo. L'autobiographie d'une musulmane Haoussa du Nigeria" [1954], une autobiographie rédigée par Mary F. SMITH Traduit de l'anglais par Geneviève Mayoux. Titre original: "Baba of Karo. A woman of the Moslem Hausa" Paris: Plon, 1969. 354p.
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L'autobiographie de Baba de Karo est un trésor de renseignements sur les us et coutumes d'une époque aujourd'hui révolue. Cet ouvrage passionnant raconte la vie d'une femme née à la fin du 19e siècle, avant que son pays ne tombe sous la coupe des Anglais et que le Nigeria ne devienne un état indépendant. L'enfance de Baba dans une famille haoussa musulmane, ses mariages successifs et les rapports qu'elle entretint avec un grand nombre de parents, d'esclaves, de confidentes, de coépouses, de griots, de voisins et de gens de passages font de ce témoignage un document fascinant. Les hiérarchies sociales et familiales étaient impitoyables et l'étiquette imposait autant d'obligations que d'interdits, mais Baba de Karo ne s'appesantit pas sur la dimension morale des inégalités sociales communes à son époque; elle raconte l'histoire d'une vie heureuse, active et bien remplie.
Née dans une concession affluente qui possédait de nombreux esclaves cultivant les terres familiales, la jeune fille fut témoin des changements imposés à ses concitoyens par l'Angleterre lorsque cette dernière décida d'éradiquer le trafic des esclaves dans le monde entier; mais bien qu'elles furent couronnées d'un succès certain, les prétentions hégémoniques de Londres ne modifièrent guère les hiérarchies sociales et familiales et elles n'eurent qu'une influence très limitée sur la vie de la jeune fille. Les traditions, les croyances et les usages réglementant les rapports sociaux ne changèrent que très peu[1]. Certes, les pennies firent leur apparition sur les marchés, au côté des cauris (300 cauris pour un penny, dit Baba), et des sommes considérables prirent le chemin de la nouvelle administration coloniale grâce aux impôts imposés par les nouveaux maîtres, mais l'un dans l'autre, les habitants de Karo s'adaptèrent aux exigences anglaises et continuèrent à vivre comme ils l'avaient toujours fait: le rôle imparti aux deux sexes ne changea pas. Comme auparavant, dit Baba, « les garçons suivaient leurs pères: ils apprennaient à travailler la terre et à réciter le Coran; les filles suivaient leurs mères: elles filaient et faisaient la cuisine. » (p.37); les savants et les enseignants coraniques conservèrent toute leur influence, les chefs de famille ne perdirent rien de leur pouvoir sur les habitants de leur concession, tout comme les dignitaires chargés de résoudre les problèmes familiaux et de voisinage. De plus, un ensemble incroyablement complexe de règles coutumières continua à dominer tous les aspects des relations interpersonnelles à l'intérieur et au dehors de la famille. Personne ne pouvait s'y soustraire même si ces règles n'étaient pas toujours du goût de chacun, en particulier des femmes dont la marge de manœuvre était assez mince, quel que soit leur tempérament.
Un des plus anciens souvenirs de Baba de Caro, par exemple, a trait à son séjour de quelques années chez sa grand-mère alors qu'elle était âgée de quatre ou cinq ans. Le concept de famille nucléaire n'existait pas dans le milieu de Baba et la petite fille fut confiée à sa grand mère A'i contre l'avis de sa mère qui ne put rien faire, sinon accepter à contre cœur d'être séparée de sa fille. Donner un enfant à élever à une tante, à une sœur ou à une grand-mère faisait partie des habitudes. Comme des centaines d'autres petites filles, Baba aurait pu grandir sans problème aux côtés de son aïeule. Mais sa mère finit par convaincre son mari de reprendre leur fille chez eux car A'i s'averra être une vieille dame indigne qui houspillait sans cesse sa petite-fille, la battait fréquemment et ne lui donnait pas grand chose à manger. Cet épisode difficile de la vie de Baba est évoqué en quelques lignes suivies de la chanson que ses petits camarades improvisaient au sujet de cette grand-mère cruelle: « A'i qui crie, A'i qui crie,/ A'i qui tape, A'i qui jure ! » (p.30).
De retour sous le toit paternel, Baba retrouve la joie de vivre, mais une nouvelle épreuve se profile déjà à l'horizon, son mariage alors qu'elle est encore très jeune. Conformément aux traditions, les épousailles d'une jeune fille sont régies par un nombre considérable d'échanges et de dons rituels que décrit la narratrice avec une extrême minutie. En principe, l'accord de la future mariée est requis et « si elle refuse d'être mariée à l'homme que son père a choisi, on essaie de la persuader; si elle continue à refuser, on laisse tomber l'affaire » (p.97). Toutefois, le lecteur découvre qu'il y a loin de la théorie à la pratique: la possibilité de dire « non » à son père n'est une option ni pour Baba ni pour ses contemporaines. Quel que soit son avis, une fille doit respecter les décisions du conseil de famille. « Allah n'aime pas les femmes qui discutent » (p.162) disent les anciens et c'est un devoir sacré que d'obéir à son père.
Si elles en avaient eu la possibilité, les jeunes filles auraient bien sûr épousé quelqu'un dont elles étaient amoureuses plutôt qu'un étranger avec qui elles n'ont aucun atome crochu; mais le mariage n'est pas une affaire de choix personnel et la famille n'hésite pas à menacer les jeunes filles récalcitrantes, comme en témoigne Baba à propos de son premier mariage: « J'ai accepté son argent parce que père l'exigeait », dit-elle. (p.100) « Je n'aimais pas Duma, mais mes pères m'avaient dit qu'ils me battraient, qu'ils m'attacheraient les jambes et me battraient, et me battraient, alors je n'ai plus protesté (p.114) ». La majorité des jeunes femmes survivent aux brimades dont elles sont l'objet, mais pour certaines, la brutalité d'un mari exécré et les tourments d'une belle famille tracassière dépassent ce qu'elles peuvent endurer; désespérées, elles s'enfuient alors de chez elles: la jeune Hassana qu'on a donnée en mariage à un maître coranique déjà fort âgé se sauve deux fois de chez son mari avant de fuir définitivement en ville; Gude demande le divorce après avoir été battue sauvagement par son mari; et bien d'autres jeunes femmes choisissent les aléas d'un futur plus qu'incertain en échappant à la tutelle de leur mari. La liste des raisons qui obligent une femme à quitter sa concession s'allonge d'ailleurs au fil des ans: les griefs se font de plus en plus nombreux, les répudiations plus fréquentes, et les caciques chargés de faire respecter les usages prononcent facilement le divorce; certains époux meurent alors que d'autres vieillards « fornicateurs » (p.260) n'hésitent pas à se séparer d'une de ses épouses pour en épouser une autre plus jeune.
Toutefois, quelle que soit la raison pour laquelle une épouse quitte son mari, elle ne demeure pas longtemps seule car la coutume ne conçoit guère qu'une femme reste célibataire. Aussi, la plupart des femmes se remarient-elles plusieurs fois au cours de leur vie: Baba quatre fois, et certaines de ses contemporaines plus souvent encore: sa co-épouse Salamatu a été mariée vingt fois lorsqu'elle doit quitter la concession où vit Baba à la suite d'une altercation; et l'on perd le compte des hommes avec qui Hassana, la sœur jumelle de son mari, a été mariée. D'un caractère exécrable, elle cherche querelle à tout le monde et ne reste jamais très longtemps mariée avec le même homme: « Quand elle a quitté Mussa, dit Baba, Hassana est revenue à Giwa et elle a épousé Tafarki: ils ont passé quarante nuits ensemble après il y a eu des bagarres, des raclées et le mariage s'est cassé. Tafarki a divorcé, et elle a épousé Kantoma. Après trente nuits ensemble, ils ont commencé à se disputer [...] A la fin de ce mariage là, elle a épousé Tula à Giwa, ça n'a pas duré un an; au bout de quatre mois, il y a eu une bagarre et il l'a chassée. Elle a épousé Balarabe: en deux semaines, ce mariage a été cassé aussi. Après, il y a eu Maiturmi, un commerçant qui séjournait chez Na Arewa... » (p.186).
Souvent défini par des hommes qui considèrent leurs épouses comme des servantes, l'avenir des femmes est souvent déterminé par leur faculté à s'adapter aux exigences et à l'image de marque qu'entend donner de lui-même le maître de céans. Par exemple, plus un mari est affluent, plus il a tendance à exiger de ses femmes qu'elles vivent confinées dans leur concession avec leurs enfants. La destinée conjugale de Baba est intéressante à cet égard. Après s'être séparée de Dama, elle épouse Mallem Maigari, un Maître coranique qu' « elle aimait beaucoup » (p.122), dit-elle. Mais elle doit le quitter après quinze ans de vie commune parce qu' « ils n'ont pas eu d'enfants » (p.122). Un héritier lui aurait sans doute permis de rester avec Mallem Maigari mais d'un autre côté, le fait qu'elle n'en ait pas mis un au monde lui permet, pendant quinze ans de vie commune, d'accompagner son mari lors de ses voyages. « Notre mari était mallem dit-elle, il avait une école avec une vingtaine d'élèves [...] une fois le maïs moissonné et engrangé, nous partions, Mallem et moi et une vingtaine de garçons. Nous laissions à la maison les deux autres épouses de Mallem, et ses enfants. [...] Nous voyagions sans nous presser; on s'arrêtait dans toutes les villes fortifiées et nous logions dans la concession de l'imam [...] Nous restions partis environ cinq mois [... et] je ne sais pas si la première épouse de Mallem nous enviait de partir comme ça. » (pp.141-142).
Son troisième mariage avec Danbiyu Hasan qui était cultivateur et responsable de la prison du district ne lui permet pas non plus d'avoir un enfant, mais il ouvre un nouveau chapitre de sa vie. Comme son mari précédent, Mallem Hasan, est un homme « droit et bon », dit-elle (p.180). De plus, il est propriétaire de trois exploitations agricoles où il cultive le grain, le coton et l'arachide (p.205). Conformément à son statut de propriétaire prospère, il exige que ses femmes restent cloîtrées entre les murs de sa concession (p.260). Mais lorsque la santé de Mallem Hassan se met à décliner et que ses revenus s'amenuisent, la famille doit modifier son train de vie; sauver les apparences devient moins important. Une fois Mallem malade, dit-elle, « nous n'avons plus été confinées dans la concession, nous sortions. Du temps où il était en bonne santé, il payait des gamins qui nous cherchaient le bois et l'eau, mais quand nous avons vu qu'il souffrait, nous sommes allées nous-mêmes chercher le bois et l'eau. » (p.243)
La destinée de Baba est entre les mains d'Allah, elle évolue au gré de la fortune de ses maris successifs mais elle reste dominée par la coutume et les circonstances. Le fait d'être inféodée au rigorisme religieux des Maîtres islamiques qu'elle a épousés ne l'empêche pas, par exemple, de croire au bori, les esprits qui s'emparent de l'âme des gens et ne peuvent être combattus que par les danses et cérémonies traditionnelles adéquates. A ses yeux, vénérer l'Islam et respecter les directives de son mari ne signifient pas pour autant renoncer aux croyances ancestrales, aux chants et aux cérémonies héritées d'un passé lointain qui unissent la population et lui permettent de donner un sens à son existence.
Au cours d'une interview récente, l'auteure gabonaise Kaïssa affirmait que si elle ne devait retenir qu'une seule chose de sa grand-mère, ce serait son talent de chanteuse car « Tout en elle passait par le chant » [2]. La même chose pourrait être dite de Baba qui illustre sans cesse son propos au moyen de couplets qui évoquent les joies et les vicissitudes de la vie. Les images mémorielles se succèdent au rythme de chants où se rejoignent les faits divers les plus anodins et les occasions les plus solennelles. Depuis l'époque où elle vilipendait grand-mère A'i qui criait, tapait et jurait, le chant l'accompagne en toute occasion. Il évoque le souvenir de ce grand-père que les enfants taquinaient tout le temps et dont ils se moquaient en chantant: « Mallem Bawa de Karo/ Il passe toujours en riant, / Il se presse, le dos rond, / Il passe toujours en bougonnant, /Mallem Bawa de Karo. » (p.37); il fait allusion au tambourinaire Ahmadu qui avait épousé Anci et que l'on encourageait à sortir son instrument: « Ahmadu au tam-tam des champs/ Pour l'amour d'Allah, apporte ton tam-tam / Nous irons à Saurawa / Nous irons voir des gens riches... » (p.68); il chante les louanges du chef Fagaci qui était apprécié aussi bien du roi que des gens les plus pauvres: « Qu'Allah nous préserve le seigneur du pays / Qu'Allah préserve Fagacin Zaria / Petit-fils de Gando, petit-fils de Gando, / Fagacin Zazzau, / Petit-fils de Gando, fils de Kantomati. » (p.254). Ces chants représentent la pierre angulaire du savoir de Baba de Karo. Ils étayent la somme infinie de ses connaissances et proposent les points de repères autour desquels s'organisent les trois quarts de siècles d'une vie riche de péripéties, de rencontres et d'échanges avec une multitude de personnes de toutes conditions. Plus important encore, cette prépondérance du chant dans l'univers de Baba témoigne de la force du verbe, du pouvoir d'organiser et d' « écrire » l'Histoire sans avoir recours à l'écriture.
L'autobiographie de Baba de Karo aborde d'innombrables sujets: les rituels touchant aux mariages, les « mariages-aumônes », la vie conjugale dans la concession d'un Mallem, les devoirs d'une femme, les naissances, les amies de cœur, les amitiés rituelles, les esclaves, l'adoption des enfants, les querelles entre individus et les disputes familiales, la prostitution, etc. Les thèmes évoqués sont innumérables et les centaines de personnes qui habitent les pages de cette fresque évoquant la vie de l'ancien royaume de Kano témoignent de la prodigieuse mémoire de l'auteure. Le témoignage d'une Africaine née au dix-neuvième siècle est une rare occurrence et l'histoire de vie de Baba de Karo racontée par l'auteure en haousa à Mary Smith en 1949, traduite en anglais par cette dernière puis en français par Geneviève Mayoux en 1969, propose une occasion unique de vivre au rythme d'une communauté musulmane haoussa de jadis [3]. Un livre à lire.
Jean-Marie Volet
Notes
1. Même si certains effets inattendus sont mentionnés par l'auteure, par exemple: « Autrefois, on battait beaucoup les garçons, mais aujourd'hui, ça ne se fait presque plus: dans le temps, un garçon ne pouvait s'enfuir de chez lui par crainte des guerres et des marchands d'esclaves » (p.115).
2. Kaïssa. "Le chant de Yaye". Interview de l'auteure, 2011. [https://aflit.arts.uwa.edu.au/AMINAallela_kwewi11.htm Sighted 28 juin 2012]
3. Baba de Karo commence son autobiographie en mentionnant ses ancêtres, partis du Bornu à la suite d'une dispute entre les héritiers du souverain du Royaume du Bornu: « Le grand-père de notre grand-père était Chef de Kukawa, une ville du nord, loin dans le Bornu. Quand il est mort, ses fils, nos arrières grands-pères, se sont disputés parce qu'ils voulaient tous hériter de son titre et de sa situation. L'un d'eux, le Galadima de Kukawa, fut nommé chef de Kukawa; deux des demis-frères du Galadima, par une mère différente, le Ciroma et le Turaki, quittèrent Kukawa en colère. Ils sont allés vers le sud, au Royaume de Kano, dans la ville de Zarewa. C'est eux qui ont construit notre hameau de Karo. Turaki et Ciroma ne parlaient pas le haoussa, mais leurs enfants, nés en pays haoussa, en comprenaient la langue... » (p.11). Le bref compte-rendu d'un ouvrage sur l'histoire du Bornu et la mort d'al-Kanemi est intéressant dans la mesure où il évoque le genre de difficultés auxquelles les ancêtres de Baba furent confrontés au Bornu, à une époque mouvementée de son histoire: « La mort d'al-Kanemi, en 1837, voit se perpétuer quelque temps la situation de double pouvoir: les Saifawa continuent de régner, mais les successeurs d'al-Kanemi détiennent la réalité du pouvoir. La personnalité des uns et des autres rend la confrontation inévitable. L'épisode final voit le maï Ibrahim s'allier au Wadai contre Umar, successeur d'al-Kanemi, et la victoire de celui-ci qui apparaît comme le véritable représentant de la « nation » du Bornu ... La « dynastie » des Shelus s'installe ainsi en 1846 ». "Cahier d'Etudes africaines" 61-62, XVI (1-2), p. 410. [https://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/cea_0008-0055_1976_num_16_61_2910_t1_0409_0000_1 Consulté le 28 juin 2012]
Editor ([email protected])
The University of Western Australia/School of Humanities
Created: 01-July-2012.
https://aflit.arts.uwa.edu.au/reviewfr_karo12.html