A (RE)LIRE "Dans ma chair", une autobiographie de KATOUCHA Paris: Lafon, 2007. (334p.). ISBN: 978-2-7499-0666-9. Avec la collaboration de Sylvia Deutsch
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Un des intérêts de l'autobiographie, c'est de dévoiler la personnalité, les goûts et les activités d'une personne racontant sa propre existence. Mais en se montrant « telle qu'elle est », cette personne évoque aussi de nombreux thèmes qui dépassent sa singularité. Les confidences de la supermodel Katoucha sont passionnantes à cet égard car elles dépeignent non seulement l'enfance traumatisante de l'auteur, son adolescence agitée et son ascension fulgurante dans l'univers de la mode mais elles évoquent aussi l'histoire sanglante de la Guinée sous Sékou Touré, l'excision, l'amour, l'argent, l'aliénation, l'amitié et le sexe, pour ne citer que quelques sujets parmi bien d'autres.
L'enfance de Katoucha n'est pas de celles dont on se souvient avec nostalgie: excisée, séparée de ses parents pour des raisons qu'elle ne comprend pas, envoyée vivre chez un oncle lointain, abusée sexuellement, mère de famille à dix-sept ans et mariée dans l'urgence au père de l'enfant, l'horizon semble définitivement bouché avant même qu'elle ait commencé à vivre.
Mais contrairement à beaucoup de ses camarades, elle refuse de se soumettre aux exigences de sa famille, abandonne sa fille et s'enfuit à Paris avec un nouvel ami. Ce comportement rebelle irrite au plus haut point ses parents qui font partie de l'élite Guinéenne et Sénégalaise. Djibril Tamsir Niane, son père, est un intellectuel bien connu dans les milieux universitaires. Sa mère appartient à la première génération des Africaines instruites dans « les écoles des Blancs » et son grand-père, médecin, a dirigé l'Hôpital de Conakry. Les parents de Katoucha veulent le bien de leur fille, mais comme on l'apprend dès les premières pages de l'ouvrage, même dans les familles les plus aimantes et les plus aisées, il arrive que les parents soient amenés à prendre des décisions qui détruisent les relations familiales et brisent l'avenir de leurs enfants.Tel est le cas de figure qui conduit Katoucha à rompre avec le monde qui l'entoure.
La société dans laquelle elle grandit dans les années 1960-70 lui impose un certain nombre de contraintes qui vont la traumatiser. La première, c'est d'être soumise à l'épouvantable épreuve de l'excision dont la narratrice souligne les effets traumatisants dans les premières pages de son ouvrage. « Intellectuelle formée en France, ma mère est contre cette pratique d'un autre âge » dit la narratrice, « Mais en Afrique, « l'autre âge », la tradition, l'héritage des Anciens doivent être respectés, quelle que soit votre condition. » (p.12) Dès lors, ajoute-t-elle, « c'est dans cette lignée que l'on m'a infligé sans anesthésie, bien sûr cette mutilation intime, irréversible, inhérente à des coutumes ethniques, ancestrales » (p.12). [1]
Choquée par la douleur et incapable de comprendre les raisons qui ont poussé sa mère, l'être qu'elle aime le plus au monde, à la livrer à ces bourreaux sans réagir, elle ressent cet abandon comme une trahison et ce sentiment va perdurer tout au long de son enfance et de son adolescence. Ce premier déchirement physique et moral est suivi d'autres moments tout aussi difficiles. D'abord, son père est emprisonné au Camp Boiro et c'est un homme tourmenté et angoissé qui est remis en liberté après avoir été incarcéré pendant deux ans. Craignant pour sa sécurité et celle de sa famille, il aimerait quitter l'enfer guinéen de Sékou Touré, mais s'évader n'est pas facile et s'enfuir avec toute sa famille tout simplement impossible.
Les parents de Katoucha décident donc d'envoyer leurs enfants clandestinement chez des parents éloignés, l'un après l'autre, et c'est ainsi que Katoucha est « kidnappée » par une vieille tante qu'elle ne connaît pas; et sa mère, au lieu de l'arracher des griffes de cette étrangère, lui donne une claque et lui ordonne de se taire. On ne lui a bien sur rien dit des plans ourdis par ses parents dans le plus grand secret et elle ne peut pas savoir que c'est « pour son bien » qu'on l'emmène au loin: elle ne peut pas non plus deviner que le moment venu, la famille sera réunie à nouveau sous des cieux plus cléments. Pour l'heure, elle ne comprend rien à ce qui lui arrive. « Moi, moi, je ne sais rien de tout cela ! » dit-elle. « Je me vois entraînée par la vieille dans un avion dont les portes épaisses se referment comme celles d'un coffre-fort. Ou d'un tombeau. Après ma mutilation, cet enlèvement est pour moi comme une seconde mort. » (p.25)
Ceci dit, il ne fait guère de doute que la marge de manœuvre de la mère de Katoucha était plus que limitée. Dans le contexte sociopolitique guinéen de son époque, elle agit dans l'intérêt de sa fille en particulier et de ses enfants en général. Mais la nécessité des mesures qui devaient être prises pour la survie des membres de la famille, sans doute aussi douloureuses pour la mère que pour la fille, ne pouvaient pas être comprises par Katoucha. D'où les séquelles d'un traumatisme physique, affectif et psychologique que les années ne vont jamais effacer totalement.
La vie de Katoucha à Bamako, dans la concession familiale où elle arrive avec sa vieille tante après son départ de Conakry, n'est pas faite pour lui permettre de retrouver son équilibre. Tout est différent de l'endroit qu'elle vient de quitter: la langue, la nuée d'enfants qui l'entourent, l'agitation permanente d'une grande famille polygame, le port des pagnes qui remplacent « les petites robes parisiennes » (p.25), et aussi les attouchements d'un violeur (p.31) qui resteront à jamais impunis.
Il faudra quatre ans pour que toute la famille Niane réussisse à s'échapper de Guinée et soit à nouveau réunie sous le même toit, à Dakar. Mais pour Katoucha qui a alors atteint l'âge de l'adolescence, il est trop tard pour renouer avec ses parents. Son enfance est irrémédiablement perdue. Elle ne rêve plus que de liberté et ses relations avec les siens deviennent de plus en plus tendues. « Devenue une jeune fille », dit-elle, « je ne supportais pas l'autorité de celle qui ne m'avait pas protégée. Je n'avais qu'une envie: m'éloigner. De ma mère, de la famille, du pays... » (p.43).
Suit alors une période dominée par les disputes, l'insubordination de Katoucha et ses débordements en tous genres. Son intérêt pour la mode ne fait qu'envenimer les choses, et les relations familiales sont au plus bas lorsqu'elle tombe enceinte. Ses parents s'empressent alors de la marier au futur père pour sauver l'honneur familial, mais Katoucha a d'autres plans et, peu après la naissance de sa fille, elle s'enfuit pour Paris avec un nouvel ami, Alain, bien décidée à devenir mannequin.
La chance lui sourit lorsqu'elle arrive dans la capitale. Elle ne tarde pas à trouver un agent qui lui permet d'obtenir un contrat avec Lanvin puis, peu après, un autre avec Thierry Mugler qui lui offre « son baptême de podium » (p.75). La suite appartient à la légende. Katoucha devient rapidement un des mannequins les plus célèbres de sa génération. Pendant des années elle va parcourir les cinq continents et travailler avec les couturiers les plus prestigieux: Paco Rabanne, Yves Saint-Laurent...
Comme elle le dit elle-même, sa vie se transforme vite en un long divertissement délirant: « L'époque est à la démesure et à la folie. Folie de la mode et aussi folie des nuits ... le Paris des années quatre-vingt était une gigantesque fête. L'Occident surfait encore sur le vent de libération des seventies. Sex, drug and rock'n'roll » (p.95). « Night-clubbeuse invétérée, ajoute-t-elle, il m'arrive de passer une semaine sans me coucher dans mon lit » (p.96). « Si je veux un nouveau boy-friend, je n'ai que l'embarras du choix parmi tous les jeunes play-boys richissimes qui gravitent autour de nous... Bouquets de fleurs somptueux, cadeaux, champagne, yachts, jets privés, tout est bon pour nous séduire » (p.84).
Quelques années après son départ de Dakar, ses rêves les plus fous se sont réalisés et le succès est au rendez-vous. Toutefois, elle ne tarde pas à se rendre compte que la célébrité a ses revers, que sa famille lui manque et que les blessures de son enfance ont bien du mal à se cicatriser. Son mode de vie intense et désordonné ne lui permet pas de développer une relation stable avec ses partenaires et, de séparation en séparation, tous les enfants nés de ses relations mouvementées avec divers partenaires finissent par vivre avec leurs pères respectifs.
Les vrais amis sont rares dans un milieu où fourmillent les écornifleurs et les pique-assiettes. Nombreux sont ceux et celles qui abusent de sa prodigalité et, si cela ne semble pas la déranger outre mesure, la gestion aléatoire de ses revenus va souvent la conduire au bord de la faillite. De plus, son association avec certains hommes d'affaires à l'honorabilité douteuse l'entraîne dans un monde interlope dont elle a grand peine à s'extirper. Ce sont également des difficultés financières qui hypothèquent son passage du monde du mannequinat à celui de la création et la mise sur pied de sa propre maison de couture quelques années plus tard.
Les derniers chapitres de cette intéressante autobiographie racontent l'histoire d'une femme qui a quasiment perdu tout ce qu'elle a gagné au cours de sa carrière mais qui a conservé intacte sa passion pour la mode. Dès lors, Katoucha parle avec ferveur des grands couturiers avec lesquels elle a travaillé, des mannequins croisés sur les podiums du monde entier, des superstars qui sont restées de bonnes amies, des débutantes frappant à sa porte pour lui demander conseil, et aussi des pionnières qui ouvrirent la profession de mannequin aux Africaines Esther Kamatari par exemple [2] et qui devinrent extrêmement populaires à la fin du 20e siècle.
Ces derniers chapitres soulignent aussi la lente réconciliation de la narratrice avec elle-même et avec son passé, sa famille, ses enfants et son pays d'origine. « Parvenue à la moitié de ma vie », dit-elle, je suis « de retour sur un continent dont la nostalgie ne m'a jamais quittée, auprès de ceux que je chéris, ma famille et l'homme qui désormais partage mon existence. Avec des projets plein la tête que j'espère bien concrétiser dans le cadre de ma terre natale.. Pour l'heure, sereine, je savoure ... le bonheur d'être revenue chez moi, comme Ulysse après son voyage. Mais Dieu que le voyage fut beau... » (p.323)
La noyade de Katoucha dans la Seine en 2008 l'année de la mort d'Yves Saint Laurent ne lui permit pas de concrétiser ses projets africains et cet accident marque la fin d'une odyssée. Partie de chez elle 30 ans plus tôt sans se retourner, le bruissement des billets de banque de sa première paie chantait encore « comme un hymne à l'acquisition de sa liberté et au bien-fondé de sa venue à Paris » (p.74) au moment de sa disparition. Et le sentiment de fierté qu'elle éprouvait alors s'est renouvelé tout au long de sa carrière. Comme le disait Jules césar: Veni, vidi, vici ! (p.74).
La célébrité et la vie débridée de Katoucha ne lui ont certes pas permis d'oublier les traumatismes de son enfance, de s'occuper de ses enfants comme elle l'aurait voulu; mais ses succès à travers le monde ont certainement contribué à assurer la place de choix occupée par les Africaines dans l'univers du mannequinat en France et ailleurs à la fin du 20e siècle. Son succès et celui des autres supermodels noires de sa génération montrent tout le chemin parcouru depuis 1966, année où Edmonde Charles-Roux quitta la direction de Vogue après avoir vainement essayé de mettre une femme noire sur la couverture du magazine auquel elle collaborait depuis seize ans. Katoucha, dans ma chair est un ouvrage qui raconte non seulement le monde de la mode et le destin d'une Africaine peu ordinaire, mais il souligne aussi d'une manière saisissante l'évolution des mentalités. C'est un livre qui touche à tous les aspects de la vie des femmes en Afrique comme en France, depuis un quart de siècle.
Jean-Marie Volet
Notes
1. La Somalienne Waris Dirie est une autre mannequin célèbre qui consacre maintenant sa vie à l'abolition de l'excision. Son histoire a été traduite en plusieurs langues, y compris le français. Titre original: "Desert Flower, The Extraordinary Journey of a Desert Nomad" (1998).
2. Esther Kamatari (originaire du Burundi). "Princesse des rugo. Mon histoire". Paris: Bayard, 2001.
Editor ([email protected])
The University of Western Australia/School of Humanities
Created: 16-July-2010.
https://aflit.arts.uwa.edu.au/reviewfr_katoucha10.html