A (RE)LIRE "Les danseuses d'Impé-Eya. Jeunes filles à Abidjan", autobiographie de Simone KAYA Abidjan: Inades, 1976. (128p.). Préface de Cheikh Hamidou Kane.
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Les souvenirs d'enfance proposés par Simone Kaya dans Les danseuses d'Impé-Eya nous plongent au cœur des années 1940-50, à Abidjan. Avec ses 20.000 habitants, la modeste cité coloniale d'alors n'avait rien de comparable avec la mégapole de cinq ou six millions que nous connaissons aujourd'hui: les voitures étaient rares et un pont flottant raccordait les différents quartiers de la ville. Le colonialisme était en plein essor, les familles africaines habitaient les quartiers de Treichville et d'Adjamé, l'administration coloniale occupait le Plateau, et les religions, les langues et les origines ethniques les plus diverses cohabitaient au sein d'une population très éclectique.
L'enfance de Simone Kaya est donc marquée par la découverte d'une société qui oscille entre une « réelle unité culturelle africaine » [1] et un faisceau d'attitudes importées par le colonisateur. Toutefois, loin de déstabiliser la jeune fille, les différentes croyances qui l'entourent lui permettent d'échapper à l'intolérance et aux préjugés religieux, raciaux et tribaux. Naviguer entre le Plateau et les quartiers populaires lui permet de se sentir à l'aise partout, sans pour autant abandonner sa propre identité. La cosmologie évoquée dans les contes et les légendes que raconte Tante Mafitiny n'a, par exemple, rien de commun avec l'univers décrit par les enseignantes de l'école française. Mais pour Simone et ses amies, les histoires captivantes rendant compte des origines du ciel et de la terre que l'on se transmet à la veillée cohabitent facilement avec les explications proposées à l'école des Blancs, même si elles semblent a priori incompatibles. Si « l'histoire d'un ciel sans mystère » (p.23) fascine les petites écolières, dit la narratrice, les contes de Tante Mafitiny ne les en séduisent pas moins. N'est-ce pas là le signe que Simone ressent intuitivement que les représentations divergentes du monde qui lui sont proposées sont liées à des contextes différents qui n'en sont pas pour autant mutuellement exclusifs ?
L'attitude du père de Simone face à ses responsabilités professionnelles et familiales est similaire. Comme sa fille, il a fréquenté l'école coloniale; comme elle, il a été soumis à l'influence d'enseignants français bien assis dans leurs certitudes, et comme elle encore, il a dû se soumettre aux exigences du colonisateur et composer avec ses valeurs. Mais il se sent solidaire du milieu traditionnel auquel il appartient. Il s'y trouve à l'aise, et bien que son éducation lui ait permis de rejoindre les rangs de l'administration coloniale où il occupe une situation confortable, il n'en prend pas moins très au sérieux ses responsabilités de chef de famille. Comme le souligne sa fille: « Si les fonctionnaires indigènes pouvaient être considérés comme des privilégiés parce qu'ils savaient parler français, parce qu'ils travaillaient dans les bureaux du Plateau où ils percevaient des salaires mensuels réguliers, ils étaient également responsables de leur foyer, de leur famille, de leur tribu et de tous les indigènes de la ville.... Dans l'esprit africain d'alors, l'élite ou le chef devait aider ses parents, ses frères et tous les gens de son village et même de sa région » (p.31).
Solidement attaché à ses racines, le père de Simone est aussi un homme qui se laisse interpeller par les idées nouvelles. Son travail de fonctionnaire, le fait d'envoyer ses filles à l'école et, de manière beaucoup plus controversée, sa décision de leur permettre de poursuivre leurs études en France, l'année même où le Gouvernement de Côte d'Ivoire décide d'accorder aux filles les mêmes avantages qu'aux garçons désirant étudier en France, en sont autant de preuves. Ce qui semble représenter de bien modestes accomplissements de nos jours apparaissait alors beaucoup plus radical, en particulier l'idée de se séparer de ses filles avant qu'elles ne soient mariées pour en faire des intellectuelles. L'égalité des sexes ne faisait pas partie de l'univers culturel africain ni, d'ailleurs, de la culture française . Comme le relève la narratrice: « Beaucoup étaient contre l'éducation des filles. Les femmes sont faites pour tenir la maison et mettre des enfants au monde », disaient-ils. « Si on les instruit, elles vont refuser de piler le foutou ou le mil. Il leur faudra un cuisinier comme aux femmes blanches. Et quand le mari aura envie de prendre une autre femme, madame criera contre la polygamie... Comment un homme de bien va-t-il refuser les femmes que lui aura choisies sa famille ?... Croyez-moi, ajoutait un homme aux paroles percutantes, envoyer les fillettes à l'école, même ici, ne me dit rien de bon. Vous verrez ce qu'il adviendra des filles que vous allez envoyer en France » (p.97).
Fidèle à ses convictions progressistes, le père de Simone essaie de se défendre, de montrer qu' « une femme sans instruction est une victime facile » (p.98) mais la majorité des intervenants sont opposés à tout changement. La mère de Simone élève elle aussi « quelques timides protestations », mais sans entamer la détermination de son mari. Simone Kaya, comme les filles de nombreux fonctionnaires, est enrôlée par son père à l'école des Blancs et elle est encouragée à poursuivre ses études au désespoir de sa mère. Ultérieurement, un grand nombre de ces jeunes filles devinrent connues loin à la ronde, comme la Malienne Aoua Kéita et bien d'autres, mais toutes auraient pu reprendre à leur compte les propos teintés de regrets de Simone Kaya: « Je crois qu'à cause de l'école, je me suis éloignée chaque jour un peu plus de ma mère » (p.60). « Ma mère et ses contemporaines ont essayé d'élever leurs filles et leurs nièces comme elles l'avaient été elles-mêmes. Mais l'école, égayée par les jeux, a façonné elle aussi le monde des filles noires des rives de la lagune, aux origines diverses » (p.29).
Pour des femmes qui avaient dû travailler sans relâche du jour où elles avaient appris à marcher, qui avaient été mariées très jeunes et qui trimaient sans répit au service de leur mari, de leurs enfants et de leur famille, l'utilité de ce qui était enseigné à l'école française semblait bien aléatoire. Loin d'apporter à leurs filles un savoir qui leur permettrait de survivre dans les conditions difficiles qui les attendaient, cette scolarisation rendait l'intégration des écolières difficiles. Comment l'apprentissage du français pouvait-il remplacer la familiarisation d'une jeune femme avec les nombreux dialectes utilisés dans le voisinage ? Comment pouvait-il préparer une adolescente à supporter les exigences de son futur mari, la jalousie de ses coépouses et les innombrables tâches qui lui incomberaient lors de son mariage?
Aux yeux des mères, l'éducation d'une fille était avant tout d'ordre pratique et elle devait commencer tôt. Dès lors, le statut d'écolière de Simone ne la dispense pas des travaux ménagers auxquels elle doit participer lorsqu'elle n'est pas en classe: « Dès que maman me jugea capable de récupérer la monnaie et de marchander le prix des denrées, dit la narratrice, j'eus l'honneur d'approvisionner la famille en légumes et condiments. » (p.35) Apprendre à tenir un ménage et à s'occuper des enfants est primordial, aussi toutes les filles apprennent très jeunes à porter un bébé sur leur dos. Simone ne fait pas exception à la règle. Il y a toujours un petit frère, une petite sœur, un cousin ou un petit voisin à prendre en charge et cette activité, dit la narratrice, devient rapidement un des jeux préférés des petites filles. L'initiation aux tâches plus complexes intervient plus tard et une année avant le départ de Simone pour la France, sa mère requiert que ses filles se mettent aux fourneaux car, dit-elle, « Même devenues de grandes dames, si vous êtes de mauvaises cuisinières, on refusera vos plats, et c'est une insulte pour une femme. Je ne veux pas être accusée de vous avoir mal éduquées » (p.99) Simone et sa sœur Fanta doivent donc apprendre à laver le riz, à préparer les sauces de viande, de poisson et de légumes, à piler le foutou d'igname, de banane et de manioc avant d'embarquer pour la lointaine Europe.
Le retour des deux sœurs à Abidjan après un séjour de deux ans en France semble d'abord devoir donner raison à ceux qui s'étaient opposés au départ des jeunes filles et craignaient le pire. L'accent français de Simone émaillé de quelques mots d'argot surprend tout le monde, y compris son père qui ne s'attendait pas à ce que sa fille s'exprime avec la liberté des jeunes Méridionaux du sud de la France, et il n'apprécie pas du tout sa nouvelle manière de parler; sa mère est outrée en découvrant que sa fille n'a pas appris à cuisiner dans son pensionnat et Mafitiny l'accuse d'avoir oublié le bambara, sa langue maternelle. Cet accueil n'était bien sûr pas celui auquel s'attendaient Simone et sa sœur Fanta. « En quelques instants, on nous gâchait ce bonheur longtemps attendu par des reproches injustes à notre avis... Lorsqu'on met trois enfants au milieu d'un autre groupe d'enfants à des milliers de kilomètres du lieu de leur naissance, pensent-elles, il suffit de quelques semaines pour ne plus distinguer les étrangers des autres, au moins par le langage » (p.115). Toutefois, contrairement aux prédictions alarmistes de certains, Simone et ses camarades boursières ont tôt fait de renouer avec les habitudes de leur milieu et les jeunes filles « redeviennent les filles de leurs mamans, de Treichville et d'Adjamé » (p.116). « Maman fut satisfaite de constater que nous esquissions toujours notre "génuflexion" pour saluer les grands personnes » dit Simone et « nous nous remîmes à porter les bébés sur notre dos: cela aussi rassura nos mères » (p.119)
La scolarisation des filles, l'accès au savoir, l'importance de l'éducation traditionnelle et l'influence de la France dans la scolarisation des filles se trouvent donc au centre des préoccupations de la narratrice. Pour elle, l'école des Blancs n'est pas incompatible avec la sagesse traditionnelle, la première ne chassant pas la seconde, bien au contraire. « Faire le marché », dit par exemple Simone, « nous permettait de satisfaire les cinq sens dont la maîtresse nous avait parlé en classe: les odeurs et le bruit mettaient en éveil l'odorat et l'ouïe, les couleurs séduisaient l'œil, tandis que les doigts palpaient les légumes et les fruits » (p.36). Dès lors, ce n'est pas « le savoir des Blancs » (p.15) qui joue le rôle le plus important dans l'enculturation de la jeune fille mais bien les valeurs traditionnelles qui régissent les relations familiales, les comportements et les responsabilités des uns et des autres. Pour importante qu'elle soit, la culture française est intégrée dans un réseau d'influences informelles beaucoup plus large. La multitude de langues et de dialectes que la jeune fille entend dans les rues d'Abidjan reflète la grande diversité de la population, une diversité qui n'est pas uniquement linguistique, mais aussi culturelle et religieuse. « Mes camarades et moi comprenions et parlions au moins quatre langues du pays en plus du français » (p.36) dit la narratrice. Et les baptêmes, les funérailles, les fêtes religieuses, les mariages et les diverses cérémonies qui se succèdent, toujours ouvertes aux habitants du quartier, donnent l'occasion à tous, et en particulier aux enfants, de côtoyer la diversité sous toutes ses formes.
« Les vraies vacances africaines, au parfum de terre, d'herbes hautes, de mil en épis, de lait et d'animaux » (p.69), dont la narratrice se souvient avec tendresse des années plus tard, contribuent elles aussi à son épanouissement identitaire. Comme la grande majorité des habitants d'Abidjan, la famille de Simone n'est pas originaire de Côte d'Ivoire et un bref séjour dans le village de ses ancêtres, alors qu'elle a onze ans, lui ouvre de nouveaux horizons et une meilleure compréhension de ses devanciers, même si « les histoires [et les] coutumes de notre Fâso nous paraissaient quelquefois aussi anciennes que la vie des Gaulois, les ancêtres des Français, dont parlait notre livre d'histoire » (p.70). Le trajet en train d'Abidjan à Bobo-Dioulasso qui représente la première étape du voyage, la gare qui ressemble à une mosquée, les maisons en banco, la savane, la route rouge de latérite, l'accueil très formel de la famille dans son Fâso, les coups de fusils saluant l'arrivée des voyageurs, son père s'agenouillant devant un grand vieillard, l'attitude discrète des enfants, une liste de nouveautés qui n'en finit pas, tout permet non seulement à la narratrice d'ajouter des éléments nouveaux à sa vision du monde mais aussi de mieux comprendre son continent dans la diversité de son histoire, de ses croyances et de ses pratiques.
La fusion d'une multitude de personnes aux origines différentes fit d'Abidjan une des villes les plus prospères du continent africain depuis les années 1960. Bien qu'attachées à leurs racines et à leur village d'origine, la plupart des familles qui s'installèrent à Treichville ou à Adjamé à l'orée des Indépendances, étaient ouvertes au dialogue et vivaient en bonne intelligence avec un entourage qui ne partageait souvent ni leur religion, ni leurs coutumes, ni leur langue. Mais leurs enfants et petits enfants élevés au cœur de ce monde africain cosmopolite devinrent rapidement Ivoiriens à part entière, sans avoir à renier leur origine. Comme le relève Simone Kaya au moment de quitter sa ville pour aller étudier en France, « il n'était pas facile de quitter les habitants de Treichville! Ce n'était pas seulement ma famille qui comptait; la vie et les paysages me retenaient eux aussi » (p.127).
Trois décennies plus tard, une vague de xénophobie meurtrière a ruiné la réputation de la ville considérée jadis comme « La perle de l'Afrique »; elle a divisé le pays, provoqué le massacre de milliers d' « étrangers » au nom du concept d'ivoirité et détruit l'esprit de tolérance qui avait fait la fortune des générations précédentes. D'innombrables Abidjanais dont le nom rappelait leurs origines burkinabè ou étrangères ont été pillés, tués ou contraints à fuir alors que les dirigeants jetaient de l'huile sur le feu. Les danseuses d'Impé-Eya. Jeunes filles à Abidjan oppose la loi de la raison qui prévalait jadis à un nationalisme réducteur, hostile et destructeur qui met le pays à genoux aujourd'hui. On ne saurait donc trop recommander la lecture de cet ouvrage à la fois simple, positif, ouvert et riche d'enseignements pour les générations à venir.
Jean-Marie Volet
Note
1. Cheikh Hamidou Kane, préface, p.11.
Editor ([email protected])
The University of Western Australia/School of Humanities
Created: 22-June-2010.
https://aflit.arts.uwa.edu.au/reviewfr_kaya10.html