A (RE)LIRE "La vie d'Aoua Kéita racontée par elle-même", une autobiographie Paris: Présence Africaine, 1975. (400p.). ISBN : 2-7087-0320-X.
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L'autobiographie d'Aoua Kéita publiée en 1975 sous le titre La vie d'Aoua Kéita racontée par elle-même est un ouvrage fascinant qui retrace les aléas du parcours politique et professionnel de l'auteure de 1930 à 1960. Cet ouvrage unique permet de découvrir la vie d'une intellectuelle africaine soumise à la double influence de la colonisation et des traditions africaines, deux formes de pouvoir qui étaient loin de répondre aux aspirations des femmes de l'époque et incitèrent quelques pionnières à prendre en main leur destinée.
Aoua Kéita est née à Bamako en 1912. A l'âge de onze ans, son père l'inscrit à la première école de filles ouverte au Mali par l'administration coloniale et, en 1928, elle est admise à l'Ecole de médecine de Dakar d'où elle sort avec un diplôme d'infirmière. Elle travaille ensuite comme sage-femme, déménageant d'un endroit à l'autre au gré de ses affectations. Son travail auprès des femmes de diverses régions de la colonie marque le début d'une évolution importante dans le domaine de la santé, de l'hygiène et des soins apportés aux nourrissons. Toutefois, c'est surtout l'activité politique d'Aoua Kéita et plus tard, son élection comme Députée au Parlement qui marque l'histoire de son pays. L'intérêt d'Aoua Kéita pour la politique commence en 1935, l'année où elle épouse Daouda Diawara, un jeune docteur qui s'intéresse à l'actualité et qui prend plaisir à partager ses idées avec sa femme. En 1945, le couple s'engage dans l'Union Soudanaise Rassemblement Démocratique Africain (USRDA) et bien qu'Aoua ne participe pas aux réunions qui, dit-elle, « se passaient alors entre hommes » (p.50), elle est régulièrement informée de ce qui se passe par son époux qui, ajoute-t-elle « m'a toujours considérée en égale » (p.50).
Cette complicité, toutefois, ne suffit pas à sauver le mariage d'Aoua Kéita. Après quatorze ans de vie commune, elle n'a toujours pas d'enfants et sa belle-mère contraint son fils à divorcer et à prendre une nouvelle épouse. Aoua est très affectée par cette séparation mais elle ne remet pas en cause ses activités de militante de l'USRDA. Au contraire, seule et déprimée, elle se met corps et âme au service du parti, recrutant de nouveaux membres, organisant des assemblées, vendant L'essor et autres journaux d'opposition, ou encore mettant sur pied de nouvelles organisations féminines. Elle accepte aussi d'être mandatée par l'USRDA pour vérifier le déroulement des élections dans les bureaux de vote de sa région et cette activité de surveillance la conduit immanquablement à rappeler à l'ordre nombre de fonctionnaires coloniaux et plusieurs chefs traditionnels bien décidés à faire parler les urnes en leur faveur.
En 1947, par exemple, sur 2000 électeurs inscrits dans un bureau de vote du canton de Sambourou, 1999 voix avaient été attribuées au candidat du PSP sponsorisé par le gouvernement colonial et une seule voix au RDA (p.320). Aoua Kéita était bien déterminée à empêcher qu'un tel simulacre électoral se reproduise, mais l'élite politique de l'époque les chefs de cantons et les administrateurs coloniaux ne l'entendait pas de cette oreille et s'en prenait vivement à cette « petite négresse » (p.109) qui leur tenait tête. Dès lors, tout ce que la colonie compte de petits despotes la prend en grippe : le « French Commandant » qui prétend vouloir rester dans son bureau, transformé en bureau de vote, afin d'influencer le vote de ses subordonnés; ou le « sinistre chef » qui l'insulte et lui crache à la figure en hurlant : « Fous-moi le camp femme à langue mielleuse. Je me moque de toi, de tes paroles de diable et de satan ainsi que de ton RDA » (p.390); et bien d'autres encore dont l'agressivité, les reproches, les brimades et les menaces montrent que l'action militante d'Aoua a un impact beaucoup plus important sur la population que le Pouvoir ne veut l'admettre.
De fait, il n'aurait été guère étonnant qu'Aoua Kéita connût le sort de sa consœur guinéenne M'Ballia Camara qui fut assassinée par un chef de village incapable d'admettre qu'une femme ose lui tenir tête, remettre en question son autorité et bafouer la tradition. Traitée de « communiste » et de « fonctionnaire indésirable » par ses chefs, Aoua Kéita représente un épine dans le flanc de l'administration coloniale et ses ennemis politiques ne la ménagent pas. Pendant plus de douze ans, elle est systématiquement poursuivie par la vindicte d'une administration aux abois qui, faute de pouvoir la mettre à pied, lui inflige de nombreuses brimades, blâmes, sanctions et transferts dans les endroits les plus reculés de la colonie, sans compter une expulsion temporaire du Soudan. Une armée de personnalités au nombre desquelles on compte l'Inspecteur de la Santé en AOF, des Commandants de cercles, des directeurs d'hôpitaux, des collègues de travail et diverses connaissances l'encouragent à arrêter de faire de la politique. Comme le lui avoue une de ses patientes, « Nous avons tous reçu l'ordre de vous combattre » (p.71) mais, ajoute-elle avec une candeur qui illustre bien son dilemme : « Je ne sais d'ailleurs pas comment nous pourrions le faire car... votre mari est l'unique médecin et vous l'unique sage-femme » (p.71).
Les idées progressistes d'Aoua Kéita, ses opinions politiques et ses activités ne sont pas uniquement combattues par une élite politico-traditionnelle dominée par les hommes : il y a aussi de nombreuses femmes qui ne partagent pas ses vues et refusent d'embrasser les changements sociaux qu'elle préconise. Sa propre mère, par exemple, trouve non seulement que c'est « un scandale d'envoyer une fille en classe » (p.24) mais l'idée qu'Aoua puisse partir travailler seule à Gao après avoir obtenu son diplôme d'infirmière, plutôt que de se marier, lui semble tout aussi déraisonnable. De même, les sages-femmes traditionnelles trouvent contraire à leur déontologie de partager avec une jeune femme célibataire et sans enfants, un savoir qui se transmet traditionnellement de mère en fille. De plus, les associations féminines mises sur pied pour améliorer la condition féminine n'ont pas toujours les résultats escomptés. A preuve l'Intersyndicat des femmes travailleuses créé en 1957. Cette association ayant pour but de rassembler des femmes travaillant dans différents secteurs commerciaux et administratifs cherchait à renforcer le pouvoir de ses membres mais d'habiles manœuvres permirent aux forces conservatrices d'en faire un élément de discorde entre la petite élite lettrée de Bamako et toutes les femmes qui n'avaient pas été invitées à participer c'est à dire le 98%, celles qui ne savaient ni lire ni écrire. Contrairement à ce qu'Aoua Kéita pensait, de très nombreuses femmes ne considéraient pas que les connaissances et manières de faire héritées du colonisateur une structure politique rigide et la rédaction de procès-verbaux par exemple étaient des éléments essentiels à un développement harmonieux du RDA et des organisations féminines qui lui étaient affiliées. Comme le soulignait une militante lors d'une séance organisée par Aoua : « Nous te remercions pour tes femmes lettrées dont nous ne savons que faire. Elles se sont toujours mises à l'écart, elles n'ont jamais voulu participer aux activités politiques. Pendant dix ans nous avons travaillé sans elles et leur absence ne nous a pas empêché d'avancer... ce que tu as en tête sera difficile à réaliser ici. » (p.380). Mais Aoua Kéita n'était pas femme à se décourager facilement et elle était convaincue que seule une solidarité féminine bien structurée et pérennisée par le RDA pouvait conduire à des changements durables. C'est à cette tâche qu'elle s'attela après avoir été élue Députée en 1959.
L'autobiographie d'Aoua Kéita s'achève en 1960, au moment de l'accession du Mali à l'indépendance. Toutefois, comme le dit l'auteure en guise de conclusion, si « l'indépendance politique fut le grand couronnement de nos efforts et des sacrifices de nos martyrs... la lutte n'était pas terminée pour autant. Elle continue et continuera encore longtemps pour la liberté, la démocratie et la paix universelle » (p.395). Malheureusement, le premier président malien, Modibo Kéita, ne réussit pas à faire de la nouvelle République du Mali un paradis démocratique et son gouvernement autocratique fut renversé par un coup d'état militaire en 1968. Cela marqua la fin définitive de la carrière politique d'Aoua Kéita qui rejoignit son second mari au Congo Brazzaville en 1970 et ne rentra au Mali qu'en 1979, un an avant son décès à l'âge de 67 ans. Une fin de parcours contrastant avec les espoirs de sa jeunesse et son engagement indéfectible au service de son pays ? Peut-être; mais aussi un exemple et une source d'inspiration pour les maliennes d'aujourd'hui qui, comme Aminata Traoré[1], continuent à se battre avec courage et détermination contre les inégalités et les injustices qui renaissent de leurs cendres génération après génération.
Jean-Marie Volet
Note
Voir Aminata Traoré. "L'Afrique humiliée". Paris: Fayard, 2008. (296p.). ISBN: 978-2-213-63590-3. Essai. [Préface de Cheikh Hamidou Kane].
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The University of Western Australia/School of Humanities
Created: 22-February-2009
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