A (RE)LIRE "Rebelle", un roman de Fatou KEITA Abidjan: Nouvelles Editions Ivoiriennes, 1998. (232p.). ISBN: 2-911725-33-6.
|
This review in English |
Publié en 1998 sous le titre évocateur Rebelle, le premier roman de Fatou Keïta suscita quelques remous lors de sa sortie de presse. Ce livre courageux raconte la vie de Malimouna, une toute jeune fille qui prend la fuite le soir de ses noces alors que son père vient de la marier à un riche commerçant. Ce départ pécipité de l'adolescente marque le point de départ d'un apprentissage de la vie qui se déroule au gré de multiples péripéties, chacune d'elles permettant à la narratrice de dénoncer les problèmes auxquels de trop nombreuses jeunes filles de Côte d'Ivoire sont confrontées: exploitation, ignorance, viol, mutilations, racisme, polygamie, violence domestique, etc.
Malimouna est l'héroïne parfaite: elle est belle, intelligente, persévérante, sensible, indépendante et efficace. Elle doit affronter mille difficultés mais elle réussit toujours à renverser la vapeur et à laisser entrevoir ce que le monde pourrait être si la brutalité, la contrainte et les dogmes faisaient place au respect, au dialogue et à la tolérance. Dès lors, un des attraits du roman est d'avoir su donner un tour résolument positif à un récit qui se déroule au cœur d'un monde figé dans des attitudes débilitantes.
Malimouna vit à Boritouni, à 800 kilomètres de la capitale, et tous les habitants de ce petit village perdu au milieu de nulle part vivent dans le respect des traditions. Il ne viendrait à personne l'idée d'en contester le caractère inéluctable. Le fait d'échapper aux affres de l'excision représente donc pour Malimouna un événement tout à fait inattendu. Mais le soir de ses noces, cette entorse aux us et coutumes ne passe pas inaperçue et son mari découvre « horrifié » (p.39) que sa jeune épouse n'a pas subi les mutilations rituelles auxquelles nulle femme de la région n'a jamais pu se soustraire. Toutefois, avant que le vieil homme soit revenu de sa surprise, Malimouna l'assomme avec une statuette qui se trouve à portée de main et elle s'enfuit aussi vite que possible. Ainsi commence un long périple semé d'embûches.
La précarité de la situation des employées de maison est la première épreuve qui attend Malimouna. Alors qu'elle arrive dans la lointaine cité de Salouma au terme d'une fuite éperdue, encore vêtue de ses habits de jeune mariée, la chance lui sourit car elle trouve immédiatement un emploi de nounou dans une famille d'expatriés français. Malheureusement pour elle, le maître de céans ne tarde pas à s'amouracher de sa petite bonne, ce qui n'échappe pas à sa femme qui renvoie immédiatement Malimouna. Son séjour dans une seconde famille se termine de manière plus dramatique encore car son employeur essaie de la violer, obligeant Malimouna à prendre la fuite sans demander son reste. La banalité de ce scénario n'évoque que trop bien le sort d'innombrables jeunes filles violées par leur patron et violentées par des individus « qui croient qu'ils peuvent tout se permettre lorsqu'ils sont en face d'une femme » [1]. Il s'agit là d'un sujet tabou dont on ne parle d'habitude qu'à mots couverts, comme de tant d'autres, et Malimouna se retrouve à la rue. Sa situation est d'autant plus précaire qu'elle se trouve en France où elle a accompagné ses patrons pour s'occuper de leurs enfants au moment de son agression et de sa fuite.
Seule, abandonnée, et sans cesse observée par des passants qui la dévisagent comme « une bête curieuse » (p.67), elle se sent lasse et déprimée. Mais la fortune lui sourit à nouveau lorsqu'elle est recueillie par un pasteur et son épouse. Ce couple « charmant » (p.71) accueille la jeune femme à bras ouverts mais, malheureusement, le zèle qu'ils déploient pour la convaincre que « Jésus est le passage obligé pour aller vers Dieu » (p.72), laisse Malimouna de plus en plus désemparée: « Toutes ses années de prière dans son pays n'avaient donc servi à rien ! » pense-t-elle. « Etait-il possible que son peuple tout entier soit destiné à brûler en enfer parce qu'il ne connaissait pas Jésus. ... Elle pensait à sa mère. Sa mère qui était si croyante, qui l'avait élevée dans une piété sans faille, qui était la bonté même et qui, de surcroît avait tant souffert. Serait-elle, elle aussi, la proie du diable, au jugement dernier, parce qu'elle priait à l'est et non au nord ? Cela ne pouvait être. » (p.72). Dès lors, bien qu'elle fût convaincue de la sincérité de ses hôtes et reconnaissante de ce qu'ils ont fait pour elle, Malimouna sent qu'elle ne pourra jamais partager la foi de sa famille d'accueil et elle décide de reprendre la route, direction Paris.
« L'ambiance noire » (p.77) qu'elle retrouve dans le quartier populaire de la capitale où elle s'installe, entourée d'immigrés africains de toutes les nationalités, lui permet de retrouver son équilibre. Son travail de coiffeuse et de nettoyeuse lui garantit l'indépendance économique et financière à laquelle elle aspire mais ce petit morceau d'Afrique au cœur de Paris s'avère être lui aussi le théâtre de vilenies et de comportements avilissants qui ravivent le souvenir douloureux des manières d'être et de penser dont elle avait elle-même été victime quelques années auparavant. Elle n'a qu'à regarder autour d'elle pour retrouver l'univers des mariages arrangés, des jeunes Africaines enfermées chez elles, des épouses rudoyées par un mari qui leur fait une ribambelle de gosses, des familles qui font exciser leurs filles et celles qui leur refusent le droit à l'éducation et à l'émancipation. L'exemple de sa voisine de palier Fanta en est l'exemple le plus éloquent. Elle donne naissance à quatre enfants au cours des quatre premières années de son séjour en France, ce qui réduit à néant son rêve d'aller à l'école, et lorsque son mari découvre qu'elle a été voir un docteur qui lui a prescrit la pilule, il la bat violemment. Le cauchemar atteint son paroxysme lorsque Fanta accepte de faire exciser sa fille aînée qui s'y oppose violemment et meurt aux mains de ses tourmenteurs.
Ce drame dû à l'ignorance laisse Malimouna anéantie. Elle mesure combien il est difficile d'aider les autres, de lutter contre les idées reçues et d'abandonner certaines pratiques coutumières devenues anachroniques. Mais, n'ayant pas l'habitude de reculer devant les situations difficiles, elle décide de devenir assistante sociale pour faire bouger les choses. Ses efforts sont couronnés de succès lorsqu'elle obtient son diplôme et un poste de travail dans un Centre qui s'occupe de femmes immigrées. Comme sa propre expérience le lui a appris, la liberté passe par « l'instruction qui, au bout du compte, aide à mieux s'en sortir financièrement, et donc à être moins dépendante de son compagnon » (p.105). Toutefois, cette idée lui attire les foudres des maris concernés « que la seule idée d'indépendance de leurs femmes horripilait » (p.106). Et comme pour rendre son travail plus précaire encore, elle commet l'irréparable, aux yeux de ses compatriotes, en tombant amoureuse d'un Blanc. C'est donc au moment-même où elle devrait célébrer l'amour et la réussite professionnelle, qu'elle renoue avec les doutes et les incertitudes.
Le retour en Afrique de Malimouna, accompagnée de son compagnon Philippe, ne fait qu'accentuer le trouble de la jeune femme. Il souligne le fossé infranchissable qui sépare deux communautés victimes de leurs préjugés réciproques et incapables d'engager un dialogue rationnel. Malimouna et Philippe qui a été nommé directeur du lycée français de Saloum ont abandonné leur appartement spacieux au centre de Paris pour une coquette villa dans les quartiers huppés de la capitale, ils ont laissé derrière eux une petite coterie fustigeant « la racaille des banlieues » pour se retrouver au cœur d'une colonie d'expatriés vilipendant leurs employés et les Africains de leur entourage. De leur côté, à Saloum comme en France, les Africains qui évoluent autour d'eux continuent à considérer les Européens avec dédain et suspicion. Dès lors, la situation devient de plus en plus difficile pour Malimouna qui entend se ménager le soutien de chacune des deux parties. Elle ressent avec la même amertume le racisme de ses compatriotes qui la « mettent au pilori » (p.122) parce qu'elle vit avec un Français, et celui de ses amis Blancs qui rabâchent qu'« elle est différente des autres Africains » (p.134) pour justifier sa présence parmi eux. Rien, semble-t-il, ne peut être accompli à l'intersection de deux mondes qui refusent de se rencontrer et de se mélanger. Il faut choisir son camp et ce malheureux constat marque la fin de la vie commune de Malimouna et de Philippe. Bien qu'auréolées de sincérité et de sentiments partagés, leurs amours, romantiques à souhait, ne résistent pas au regard des autres. Le destin de Malimouna est scellé: pour avancer, elle doit partir.
Sa rencontre puis son mariage avec son compatriote Karim ne lui permettent cependant pas de changer le cours des choses. Alors que Karim est tout sucre au début de leur vie commune, il ne tarde pas à se montrer sous ses vraies couleurs. Après l'avoir convaincue d'arrêter de travailler et de rester à la maison pour s'occuper de leurs deux enfants, il se remarie, la délaisse et essaie de l'empêcher de témoigner lors d'une campagne contre l'excision organisée par l'Association de femmes dans laquelle elle milite. Malimouna qui n'est pas femme à se laisser dicter sa conduite par un mari volage, passe outre aux ordres de son époux mais cet acte de bravoure lui coûte cher car, pour se venger, Karim organise le kidnappage de sa femme et son retour sous bonne garde à Borituni où la famille de son premier mari l'attend depuis longtemps pour lui régler son compte. Heureusement, l'ange gardien de la jeune femme intervient une fois de plus, in extremis, pour lui éviter le pire et sauver la mise.
Le parcours initiatique de Malimouna s'achève sur cette courte victoire mais « d'autres combats l'attendent » (p.232) car dans la lutte contre les discriminations, les idées reçues et les violences perpétrées contre des millions de femmes taillables et corvéables à merci, rien n'est jamais gagné de manière définitive. La défense des notions d'égalité, de liberté et de justice est un combat de tous les jours. Elle nous concerne tous et ce roman d'apprentissage au féminin est là pour nous le rappeler.
Jean-Marie Volet
Note
1. Isaïe Biton Koulibaly. "Rebelle, de Fatou Keïta". "Amina" 344 (déc. 1998), p.80. [https://aflit.arts.uwa.edu.au/AMINAKeïtaF2.html Consulté le 10 février 2010]
Editor ([email protected])
The University of Western Australia/School of Humanities
Created: 15-February-2010.
https://aflit.arts.uwa.edu.au/reviewfr_keita10.html