A (RE)LIRE "Femmes sans avenir", un roman d'Hanane KEITA Bamako: La Sahélienne & Paris: L'Harmattan: 2011, (146p.). ISBN: 978-99952-54-45-2 [Une version préliminaire de ce roman a été publiée par Elzévir in 2008].
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Si le titre d'un ouvrage devait correspondre en tout point à son contenu, Femmes sans avenir ne manquerait pas d'évoquer un monde hostile aux aspirations des personnages féminins du roman. Et il est vrai que lorsque le mari de Kady décide d'épouser une seconde femme, la vie de son épouse s'effondre et les projets d'avenir de la malheureuse disparaissent à l'horizon de sa détresse. Mais au-delà de la chute désespérée de l'héroïne vers le néant, ce livre montre aussi qu'il est possible à une femme confrontée à une situation sans issue de trouver la force de lutter et de retrouver une certaine confiance en l'avenir.
Heureuse en ménage et entourée de ses quatre enfants, Kady vit le bonheur des couples sans histoire. Elle exerce un métier qui l'intéresse et partage son temps entre sa famille et une vie sociale bien remplie. La bruit que Karim la trompe éclate donc comme un coup de tonnerre dans un ciel sans nuage. La nouvelle est d'autant plus alarmante pour Kady qu'elle apprend qu'il s'agit là d'une liaison avec une femme que son mari entend épouser, abjurant du même coup les engagements qu'il avait pris en se mariant sous le régime monogame. Comme bien des femmes confrontées à pareille trahison, Kady éprouve un vif ressentiment à l'endroit de son mari. Des périodes de profonde dépression alternent alors avec de violentes querelles avec son époux lorsqu'elle se rend compte que le désir de son mari de prendre une deuxième épouse n'est qu'une des multiples revendications d'un homme qui, reniant les attitudes progressistes de sa jeunesse, s'accroche maintenant à la tradition pour justifier son égoïsme et ses chimères.
Comme la majorité de ses amis, Karim pense qu'il est du devoir de la femme de se plier à la volonté des hommes. Et dans le cas qui le concerne, cela signifie non seulement que Kady doit se soumettre à sa décision de prendre une deuxième épouse mais qu'elle accepte aussi d'arrêter de travailler, maintenant qu'il gagne confortablement sa vie. Le combat qui s'engage entre les époux se déroule donc sur plusieurs fronts car si Kady n'entend pas partager son mari avec une autre, elle n'en est pas moins résolue à continuer à exercer un métier qui lui procure « un immense plaisir » (p.57). Sourd aux arguments de sa femme, Karim affirme pour sa part que « les femmes n'ont pas compris qu'un homme n'a pas besoin d'une épouse avec un tas de diplômes mais de celle qui prend tout simplement soin de lui. Une femme qui soit à ses côté à tout moment » (p.58). « Je veux tout simplement, ajoute-t-il, une femme disponible pour moi et pour mes enfants, de jour comme de nuit. Je ne veux pas d'une femme qui met toute son énergie à servir les gens dehors, pour me revenir en fin de journée épuisée, énervée. » (p.58). En désespoir de cause, Kady envisage donc la possibilité d'abandonner son travail si son mari est prêt à renoncer à prendre une seconde épouse; mais faire des concessions et chercher un compromis avec sa femme relèvent de démarches trop contraires aux prérogatives octroyées à un chef de famille pour qu'elles puissent être envisagées par Karim.
La sujétion de Kady à son époux illustre bien un asservissement de la femme dont la polygamie ne représente qu'un des aspects, mais l'un des plus dévastateurs car il débouche sur des peines intenses, la folie et parfois le meurtre; il est la cause d'une perte de confiance entre les époux, d'affrontements entre les co-épouses, de rivalité entre les enfants et il ne favorise que l'enrichissement de nombreux sorciers et charlatans dont le fonds de commerce est d'exploiter la détresse d'autrui. Cependant, et assez paradoxalement, les femmes qui sont les premières victimes d'une tradition matrimoniale d'un autre âge renoncent souvent à dénoncer leur conjoint dont la conduite les rend pourtant si malheureuses. C'est que, comme le souligne Tante Awa, « la culture et la tradition nous dictent un comportement qu'on ne peut pas abandonner » (p.129). La religion pèse de tout son poids sur les consciences et aux yeux de la population, personne ne peut aller à l'encontre des volontés de Dieu. « La femme est inférieure à l'homme » (p.129) ressasse-t-on dans les familles et c'est Allah qui « a permis aux hommes d'épouser jusqu'à quatre femmes » (p.127). Les paroles du Prophète sont sacrées, ses enseignements éternels et le débat clôt une fois pour toutes.
Kady ne partage pas les croyance aveugles de sa Tante mais personne n'est prêt à la suivre lorsqu'elle affirme que « l'Islam en tant que religion n'a pas de problème avec la femme mais ce sont les hommes qui en font un problème », ajoutant que trop de prêcheurs « interprètent le Coran à leur guise [et] font dire au texte ce qu'il n'a jamais dit » (p.130) [1]. Ces idées iconoclastes sont trop contraires aux enseignements des imams et aux interprétations des lettrés ayant tracé le contour d'un ensemble de préceptes devenus dogmes, pour que quiconque ose imaginer qu'elles puissent être fondées. De plus, comme le relève Tante Awa: « les tas de femmes [...] qui ont essayé de résister [...] ont échoué » (p.130). Dès lors, Kady se retrouve seule quand elle refuse de se soumettre aux exigences de son mari, de la coutume et de la religion.
Lorsqu'en désespoir de cause, elle décide de quitter Karim et de couper les ponts avec sa famille, aucune lumière ne semble plus briller à l'horizon. Dans un pays où les relations familiales dominent l'univers socioculturel des individus, le futur d'une femme rebelle, divorcée et mère de quatre enfants est plus qu'aléatoire. Mais dans le même temps, la femme sans avenir que son mari essayait de maintenir sous le joug de traditions archaïques est maintenant maîtresse de sa destinée. Elle est prête à tout et, pense-t-elle, son sort ne peut pas être plus malheureux que celui de sa Tante Maïssa qui avait perdu la raison et tout son argent auprès de marabouts à la suite du remariage de son mari; son chagrin ne peut être pire que celui de sa Tante Coumba qui avait dû endurer le remariage de son mari après vingt-sept ans de vie commune; il ne peut pas être plus déprimant que celui de sa voisine d'en face et de sa coépouse, l'une banquière et l'autre chirurgienne, qui étaient obligées de vivre ensemble par leur époux commun. Et il ne pouvait pas être plus grand que celui de la jeune fille qui avait dû accepter de « sacrifier ses études, de faire un mariage religieux et de rester à la maison » (p.72) pour satisfaire aux exigences de Karim.
Comme le montre Une si longue lettre de Mariama Bâ (1979), Juletane de Myriam Warner-Vieyra (1982) et de très nombreux romans publiés depuis les années soixante-dix, les méfaits de la polygamie ont souvent été évoqués dans l'univers littéraire africain. Trois décades plus tard, l'ouvrage d'Hanane Kéïta montre que peu de choses ont changé et que ce fléau continue à briser les ménages, à diviser les familles et à infliger d'intolérables souffrances aux victimes. Aujourd'hui comme hier, ce n'est pas tant l'infidélité des maris qui est au centre du débat, que le pouvoir du masculin d'imposer sa loi au féminin, comme en grammaire; et dans un cas comme dans l'autre, il est difficile de s'affranchir des usages.
Le voyage au cœur de l'enfer provoqué par la déloyauté de Karim et les efforts désespérés de Kady pour remonter à l'air libre, forment le fil conducteur de la narration mais Hanane Kéïta met aussi en cause d'autres types de relations asymétriques qui n'ont pas leur place dans le Mali d'aujourd'hui, ni ailleurs. Au début du roman, Kady dénonce par exemple l'excision dont elle découvre l'horreur lorsque sa voisine Fatim arrive affolée chez elle parce que sa petite fille de quatre ans vient d'être excisée à l'initiative de sa grand-mère en l'absence de ses parents et qu'elle se vide de son sang et meurt peu après son arrivée à l'hôpital. Ce qui rend cet homicide parfaitement intolérable, c'est que loin d'attribuer la mort de l'enfant à une grand-mère irresponsable, de condamner une coutume désuète et de dénoncer la coupable, la famille de Fatim demande à la mère éplorée d'accepter ce coup du sort et d'oublier sa peine car si c'est Dieu qui donne la vie, c'est aussi lui qui la reprend selon son bon plaisir: « Sabali, Fatim ! Sabali dè ! N'oublie pas que c'est ta belle-mère qui l'a faite exciser, lui dit-on. Tes pleurs seront mal interprétés. Tu es encore jeune. C'est ton premier enfant, Allah t'en donnera beaucoup d'autres. Patiente donc ! Calme-toi, ne pleure pas ! Sache que c'est la volonté de Dieu ! » (p.11). Tout comme la polygamie, les atteintes portées à l'intégrité de la personne par l'excision ne sont pas imputées à des individus mal inspirés, irresponsables ou inconscients mais à Dieu.
Dans le même ordre d'idées, la narratrice suggère que le délabrement de l'économie nationale est moins due aux dieux qu'à l'égoïsme de certains, à leur manque de confiance, et à la crédulité de tous ceux qui ne rêvent que de L'Europe ou de l'Amérique. « Les détournements de fonds, le népotisme et le tribalisme qui détruisent toutes les structures de nos états » (p.81), dit-elle, sont autant de calamités dont les Maliens pourraient venir à bout si les gens se mobilisaient. Les traditions pas plus que les trompe-l'œil de la modernité ne sont d'inspiration divine. Elles relèvent de l'humain et, suggère la narratrice, un développement harmonieux du pays ne peut être que le résultat d'un changement d'attitude des Maliens eux-mêmes, de leur détermination à « lev[er] les voiles [...] de nos contemporains qui maquillent le passé pour nous voiler notre présent » [2]. Plutôt que de contrarier les ambitions professionnelles de sa femme et de cloîtrer sa nouvelle épouse, Karim aurait donc dû applaudir la manière dont Kady menait à bien son métier, ses responsabilités familiales et ses activités au service de ses voisins et de sa nombreuse parentèle. Chercher à renforcer la dépendance des deux femmes en réduisant leur liberté est non seulement contraire aux intérêts des deux personnes concernées mais aussi à ceux de la nation toute entière.
La destinée d'un pays dépend avant tout des individus qui prennent leurs responsabilités, et le Mali n'a jamais manqué de femmes fortes et déterminées; mais comme les innombrables Maliennes ayant combattu pour une société plus juste, d'Aoua Kéita [3] à Aminata Traoré [4] en passant par les centaines de femmes mentionnées dans le Dictionnaire des femmes célèbres du Mali d'Adame Ba Konaré [5], Kady apprend à ses dépens que dans une société dominée par le népotisme, le sexisme, le fanatisme religieux et des relations inégales avec l'étranger, il n'est pas facile de faire changer les choses. La justice est certainement du côté de Kady mais en fin de compte, c'est elle qui est mise au ban de la société et doit finalement abandonner son mari, ses voisins et sa famille. Elle a raison lorsqu'elle encourage son neveu Issa à rester au pays plutôt que de consacrer toute son énergie à obtenir un hypothétique visa pour l'Amérique, mais le jeune homme, on le devine, finira par partir lui aussi.
En sabotant sciemment les aspirations à l'indépendance des femmes déterminées à se battre pour protéger leur droit à la liberté, en les empêchant de jeter les bases d'une société plus juste et plus égalitaire, les tenants de la tradition qui s'acharnent à maintenir leurs privilèges créent non seulement un climat délétère mais ils condamnent aussi la nation à rester « un pays sans avenir ». Kady n'en baisse pas pour autant les bras et, une fois son divorce prononcé, elle relance le combat, libre, indépendante et dotée d'une détermination qui fait souffler sur « ce récit douloureux » un vent porteur d'espoir.
Jean-Marie Volet
Notes
1. Dans un ouvrage fascinant ayant pour titre "Le harem politique. Le Prophète et les femmes" (Paris: Albin Michel, 1987, 296p.), la sociologue marocaine Fatima Mernissi suggère que « non seulement le texte sacré a toujours été manipulé, mais sa manipulation est une caractéristique structurelle de la pratique du pouvoir dans les sociétés musulmanes » (p.16).
2. Ibid., p.19.
3. Aoua Kéita. "La vie d'Aoua Kéita racontée par elle-même". Paris: Présence Africaine, 1975, 400p.
4. Aminata Traoré et Nathalie M'Dela-Mounier. "L'Afrique mutilée". Bamako: Editions Taama, 2012, 48p.
5. Adame Ba Konaré. "Dictionnaire des femmes célèbres du Mali". Bamako: Editions Jamana, 1993. 520p.
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The University of Western Australia/School of Humanities
Created: 1-March-2013.
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