A (RE)LIRE "Vénus de Khalakanti", un roman de Angèle KINGUE Bordeaux [France]: Ana Editions, 2005. 188p. ISBN 2-915368-04-X.
|
This review in English |
Il est toujours plaisant de découvrir une petite merveille parmi les innombrables ouvrages qui sollicitent notre attention. Deux aspects de Vénus de Khalakanti, publié par l'écrivaine camerounaise Angèle Kingué en 2005, ont contribué à faire de ce roman un livre plein d'intérêt que je feuillette volontiers de temps à autre : l'histoire est vivifiante et les relations entre les personnages solidement ancrées dans le monde réel, même si l'éditeur promet « une aventure poétique, dans une forêt africaine emplie de mystères... ».
Comme le suggère le titre de l'ouvrage, le roman explore la vie et la destinée de quelques habitantes du petit hameau de Khalakanti. Les conditions y sont très dures car au marasme économique et à l'inertie des vieux sages, s'ajoute l'inefficacité d'un lointain pouvoir politique. Personne ne semble épargné par la conjoncture difficile et l'apathie qui pèsent sur ce monde rural manquant de débouchés. Le village stagne et l'espoir d'avoir accès aux services les plus élémentaires par exemple une école, l'eau courante ou une route goudronnée demeure illusoire. Pour les édiles mégalomaniaques de la capitale, les habitants de Khalakanti ne représentent qu'une vile multitude taillable et corvéable à merci. Il y a pourtant dans ce village comme dans bien d'autres, des personnalités remarquables.
Assumta, d'abord, le personnage principal du roman qui est rentrée chez elle après avoir travaillé un certain temps comme prostituée dans la ville voisine. Son père le chef du village a toujours été plus intéressé par l'argent envoyé par sa fille que par sa réputation mais il donne son aval aux projets d'Assumta lors de son retour. Il y a aussi Khasia, l'ancien journaliste et présentateur du journal sur la chaîne de télévision nationale. Il a été congédié parce qu'il avait refusé de devenir le porte parole du Gouvernement et il se retrouve exilé dans son village d'origine. Il y occupe la fonction d'instituteur mais il se sent très démuni face au manque de rigueur de ses concitoyens. Quant à Bella qui reprend les affaires d'Assumta à la mort de cette dernière, elle est arrivée au village après avoir été mutilée de manière horrible par son mari, un joueur de football célèbre devenu fou après avoir perdu sa place au sein de l'équipe nationale.
Alors que le Gouvernement vient de renier sa promesse de relier le village au reste du monde en construisant une nouvelle route, les habitants semblent une fois de plus abandonnés par les dieux mais un événement aussi insignifiant qu'imprévu intervient juste à temps pour changer le cours des choses. Khalakanti n'est pas inclus dans le nouvel axe routier envisagé par le Gouvernement mais un dépôt de matériel et de véhicules se développe à côté du hameau. Quelques chauffeurs s'y installent et Assumta se lie d'amitié avec « le grand costaud de la tronçonneuse » (p.16). Les choses s'enchaînant, la jeune femme commence à faire la cuisine pour son ami et pour ses camarades chauffeurs. Dans la foulée, elle décide d'ouvrir une petite échoppe qui ne tarde pas à devenir florissante. Cette première initiative est suivie de la construction d'une petite baraque permettant aux chauffeurs de quitter leur tente et de bénéficier d'un peu de confort pour dormir. Le bouche à oreille faisant des merveilles, le modeste « chantier » d'Assumta ne tarde pas à devenir un endroit très fréquenté et il finit par gagner une renommée qui dépasse les frontières nationales. Le parcours d'Assumta est intéressant car il illustre avec à-propos la manière dont bon nombre d'Africaines réussissent à faire marcher l'économie de leur pays en dépit des lourdeurs étatiques. Il montre qu'en marge du parasitisme, de l'incompétence et des discours creux de caciques corrompus jusqu'à l'os, il y a toujours quelqu'un pour accomplir quelque chose de remarquable à partir de trois fois rien.
Un tel succès n'est pas facile à gérer, bien sûr. Les relations d'Assumta avec son ami Khasia et avec le reste du village le montrent. Sa réussite matérielle attise les jalousies. Elle alimente les commérages et les propos malveillants. Mais un des buts du roman, c'est aussi de montrer qu'il est possible de faire des affaires et de garder les pieds sur terre en respectant les coutumes et les conventions. Loin de se réfugier derrière son succès et de dédaigner les autres, Assumta invite ses compagnes à profiter elles aussi de sa réussite. Cette approche d'un commerce local à visage humain basé sur l'esprit d'entreprise et la concurrence, certes, mais aussi sur la collaboration et l'entraide me semble symboliser les activités des millions de petites commerçantes africaines qui forment l'épine dorsale d'un continent mis à mal par l'incurie de ses dirigeants, les guerres fratricides et la « coopération » internationale qui n'est souvent là que pour protéger ses propres intérêts. Assumta, Bella et bien d'autres héroïnes occupant une place de choix au cœur de la littérature africaine contemporaine font preuve d'une remarquable force de caractère qui n'a d'égale que celle des femmes qui ont inspiré ces personnages.
La destinée de Bella qui a été sauvagement mutilée par son mari souligne par exemple un cran incroyable face aux conséquences désastreuses de la violence domestique. Et la réaction d'Assumta lorsqu'elle voit la jeune femme traumatisée arriver chez elle est elle aussi édifiante. Ce n'est pas en étrangère importune qu'elle reçoit Bella mais comme une jeune sœur en détresse, et elle agit en conséquence. Elle est d'ailleurs récompensée de son geste car il s'avère que Bella comme sa protectrice est une battante. Alors que la santé d'Assumta se met à décliner, c'est Bella qui, en dépit de son handicap, reprend les rênes du « chantier » devenu le « Centre de la bonne espérance ». Je ne saurais dire pourquoi, l'approche résolue de Bella m'a immédiatement fait penser à Monique Bessomo, une poète camerounaise que j'avais rencontrée non loin de Yaoundé en 1996 et dont je croyais entendre un lointain écho: « Comme il faut prêcher par l'exemple, disait Bessomo, et montrer comment les choses peuvent marcher plutôt que de dire aux autres qu'on n'est pas d'accord avec leur façon de faire, nous avons dit, avec un groupe de femmes, que nous allions créer nous-mêmes une association. Nous avons décidé que ça allait être une Association des Femmes, mais que la porte serait ouverte non seulement aux femmes, mais aux hommes aussi, handicapés ou valides; donc ouverte à toutes les personnes qui viendraient. ... Le mot "femmes handicapées" choque parfois les gens, mais ici nous ne sommes pas repliées sur nous-mêmes; nous sommes ouvertes sur le monde. » ... ». [Interview de Monique Bessomo, 1996, https://aflit.arts.uwa.edu.au/intDNTbessomo.html]. Il ne s'agit bien sûr pas ici de prétendre que telle ou telle personne a inspiré l'auteur du roman mais de montrer que la fiction rejoint le monde réel quand, à tort ou à raison, le lecteur associe tel ou tel personnage romanesque à une situation bien réelle ayant marqué d'une empreinte indélébile l'univers de ses souvenirs.
L'intérêt de Bella pour son entourage se retrouve aussi dans sa révérence à la nature, souligné par le titre de l'ouvrage. Vénus fut au départ la déesse des jardins avant d'assumer un rôle beaucoup plus important au panthéon romain. Ignorant sans doute l'existence de cette déesse lointaine, Bella n'a besoin que de son bon sens et de la sagesse ancestrale des siens pour se rendre compte qu'il faut arrêter de massacrer la nature et rendre au jardin d'Eden sa fertilité. Elle encourage donc son amie Clarisse à donner libre cours à son amour des plantes. Elle entend faire de Khalakanti un lieu où les humains puissent renouer des liens forts avec leur environnement car c'est lui qui les entoure, les nourrit, soigne leurs plaies et les protège. Les succès de Clarisse et de Bella prolongeant ceux d'Assumta, Khalakanti, le village jadis oublié des dieux et des hommes, perd définitivement son triste anonymat et nombreux sont désormais ceux et celles qui s'y rendent pour y chercher paix et réconfort. Ce n'est donc pas sans raison que Khasia voit en Bella, la Vénus de Khalakanti, une réincarnation de Zema, la déesse de l'harmonie révérée par la Légende et le folklore local.
Les personnages de Vénus de Khalakanti sont intéressants car ils montrent qu'il est toujours possible de redonner un sens à son existence après avoir touché le fond du gouffre. Cette victoire sur la désespérance, cependant, n'a rien d'un conte de fée. Elle montre plutôt que si le bonheur est à la portée de tous, la route qui y conduit n'est pas une belle ligne droite, tracée d'avance et dépourvue d'obstacles.
Jean-Marie Volet
Editor ([email protected])
The University of Western Australia/School of Humanities
Created: 23-Dec-2008.
https://aflit.arts.uwa.edu.au/revieweng_kingue08.html