A (RE)LIRE "La boue de Saint-Pierre", un roman de Ralphanie MWANA KONGO Paris: L'Harmattan, 2012. (154p.). ISBN: 978-336-00519-5.
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La boue de Saint-Pierre se déroule en alternance dans un quartier pauvre et dans un faubourg huppé d'une mégapole africaine imaginaire. La population a été abandonnée par le pouvoir et l'individu retors qui entend renverser le chef de l'état, on le devine, ne changera rien aux maux qui minent le pays. Chacun réagit à sa manière face au marasme ambiant: certains luttent pour conserver leur dignité, d'autres au contraire, se laissent aller au désepoir ou se livrent aux pires excès.
Comme la majorité des habitants du ghetto de Saint-Pierre, la famille Tala vit dans de conditions déplorables; mais en plus de la misère commune à tous, la maisonnée souffre de l'iniquité d'une matriarche qui ferme les yeux lorsque son mari viole sa fille Pélagie et lui fait deux enfants. Plus que la pauvreté de son milieu, c'est l'ignominie de parents indignes qui laisse une trace indélébile dans l'esprit de la jeune fille et dans celui de son frère aîné Gaspard. Dès lors, le comportement d'un père incestueux et les réprimandes d'une mère acariâtre poursuivent le frère et la sœur bien au-delà de leur enfance et de la mort de leur père. Echapper à l'ambiance délétère qui les a vu naître et grandir est une chose, mais oublier leur douloureux passé en est une autre.
Lorsqu'il quitte Saint-Pierre, abandonnant du même coup sa sœur aux mains de parents indignes, Gaspard est bourré de remords. Il a tout essayé pour arracher Pélagie à la dépravation de son père, y compris alerter son Oncle, mais il n'a réussi qu'à se faire rabrouer et traiter de menteur. Ni la famille, ni les voisins qui n'ignorent pourtant pas ce qui se passe, ne sont prêts à dénoncer le père coupable et à affronter la langue de vipère de sa femme. Il est plus facile d'accuser l'adolescent d'être un fabulateur car, dit la narratrice, « chacun craignait qu'on vienne fouiller chez lui et remuer sa pourriture s'il manifestait trop de zèle à exposer les vices d'autrui » (p.16).
Bien qu'il n'ait que quinze ans lorsqu'il s'enfuit du foyer paternel, Gaspard arrive à trouver un emploi dans un atelier de couture puis, la chance lui souriant, il devient à son tour un couturier de renom fort apprécié des élégantes de l'endroit. La vie de Pélagie, par contre, reste beaucoup plus précaire. Elle échappe certes à la tyrannie familiale après la mort de son père mais ce n'est que pour tomber sous la coupe d'un fricoteur jaloux vivant à ses crochets. Et lorsque Gaspard aide sa sœur financièrement, de loin en loin, l'argent qu'il lui remet est aussitôt dilapidé par son concubin alors qu'il aurait dû être investi dans la dépense journalière ou utilisé pour payer les arriérés de loyer. La situation est d'autant plus difficile pour Pélagie qu'elle a dû abandonner ses deux premiers enfants chez sa mère, que cette dernière les exploite de manière éhontée et qu'elle refuse de les laisser partir.
Le roman débute alors que Pélagie rend visite à son frère. Elle a une fois de plus besoin d'argent. Elle vient d'apprendre qu'elle est enceinte et elle n'est sûre que d'une chose: elle ne veut pas de cet enfant. Certes, un avortement coûte cher mais elle a décidé de prendre sa destinée en main et seul Gaspard est en mesure de lui donner la somme requise par la faiseuse d'anges. Elle sait qu'il ne lui refusera pas quelques billets sans trop lui poser de questions et cet argent-là, dit-elle, son amant n'en verra pas la couleur.
Le calme de la jeune femme contraste avec la situation désespérée dans laquelle elle se trouve et sa détermination laisse deviner un affranchissement progressif des forces qui l'ont maintenue en esclavage jusqu'alors. De plus, sa manière d'être à un moment où tout semble contrecarrer son émancipation, montre qu'il est toujours possible d'essayer de s'en sortir, quelles que soient les circonstances. Les efforts fournis par Pélagie pour se libérer des multiples liens qui l'enchaînent à la misère donnent un tour positif à l'intrigue bien que les aléas de sa vie se situent en marge de l'intrigue principale. Ils contribuent à l'intérêt du roman en mettant l'accent sur le pouvoir réel des individus de transcender leur accablement lorsque tout semble conspirer contre eux.
On pourrait dire la même chose de Barthélémy, un autre personnage secondaire qui se retrouve chômeur au terme de ses études de droit. Il vit misérablement à Saint-Pierre mais contrairement aux jeunes du ghetto qui survivent d'expédients et de petits larcins, il entend faire quelque chose d'utile; si sa licence en droit ne lui sert à rien, dit-il, il est prêt à changer de direction et, au besoin, retourner dans son village d'origine pour y travailler la terre. Les postes administratifs sont réservés aux membres du parti et aux amis du président qui drainent les ressources du pays. Barthélémy n'étant ni l'un ni l'autre, ses chances d'être engagé comme avocat sont quasi nulles, d'autant qu'il ne se prive pas de critiquer les fonctionnaires qui abusent de leur position, à tous les niveaux de la hiérarchie, sans pour autant contribuer au développement de la communauté.
Sa rencontre avec un ancien camarade d'études souligne les plaies qui gangrènent le monde des affaires et la fonction publique. Alors que, « socialiste dans l'âme, il rêve d'une société où les hommes au pouvoir renonceraient aux privilèges coûteux et inutiles pour ne penser qu'à l'amélioration des conditions de vie des plus démunis » (p.77), son ami attend avec impatience un changement de régime afin d'obtenir un poste où il puisse « se la couler douce. Avoir l'argent, les femmes et les honneurs » (p.77). Le roman ne nous dit pas si Barthélémy sera capable d'insuffler une nouvelle éthique du travail à ses collaborateurs lorsqu'on lui proposera un poste dans l'administration, mais quel que soit le résultat global de ses efforts qui seront sans doute modestes il est possible d'imaginer qu'il ne rejoindra pas les rangs des fonctionnaires désœuvrés et corrompus qui abusent de leur pouvoir pour défendre leurs propres intérêts. Sa décision de réparer le tort causé à une jeune femme qu'il a enceintée avant de l'abandonner dix ans auparavant, semble être un gage de son désir de partager avec son entourage les bénéfices de sa soudaine faveur auprès du nouveau régime. Cette attitude ne lui permettra sans doute pas d'être promu aux échelons les plus élevés de sa profession, mais elle signale des préoccupations humaines susceptibles d'entraîner de véritables changements de société.
Tanu n'est donc pas un enfer absolu où l'on ne rencontre que des pervers et des profiteurs, mais l'image globale proposée par le roman reste, dans son ensemble, très sombre. L'incompétence des instances gouvernementales et le dédain qu'elles témoignent à « une poignée d'ouvriers et une horde de chômeurs » (p.19) entassés dans les masures insalubres de Saint-Pierre, expliquent, du moins en partie, l'état de délabrement des routes et des bâtiments, la vétusté des logements, la précarité des familles, le triste sort des adolescentes envoyées faire le trottoir pour nourrir leur famille... Faute de croire en l'avenir, ceux-là mêmes qui devraient transmettre des valeurs sûres aux générations montantes se laissent aller aux pires abus: de nombreux enseignants courtisent leurs élèves, les patrons grisonnants poursuivent leurs jeunes employées qui n'ont guère de choix si elles veulent conserver leur emploi, et les politiciens mangent à tous les râteliers. De plus, de crainte d'être accusés de rebelles, les opposants et les mécontents et ils sont nombreux se gardent bien de dire tout haut ce que tout le monde pense tout bas.
Les gens sont privés de tout, d'écoles, d'hôpitaux, d'eau, d'électricité, de travail et du droit d'exprimer librement leur mécontentement. Personne ne comprend pourquoi, dans ces conditions, le gouvernement « achète plus d'armes qu'il ne crée d'emplois » (p.38). Le pays n'a besoin ni de tanks, ni d'obus, ni de mitraillettes mais de routes goudronnées, de bancs dans les écoles et de lits d'hôpitaux; mais les modestes besoins de la Nation sont loin d'être satisfaits, et les membres d'une élite rapace ayant pour seule préoccupation d'augmenter leur fortune personnelle, bradent les ressources du pays au plus offrant. Et l'immoralité qui sévit dans les bas-fonds de Saint-Pierre se retrouve aussi au sommet de l'édifice où certaines personnalités haut placées sont prêtes à tout, de la trahison au meurtre, lorsqu'il s'agit d'éliminer un concurrent et de lui ravir son poste. Moto, le responsable du dernier coup d'état en témoigne. Ce triste personnage est une copie conforme de son prédécesseur et, excepté le nom du nouvel occupant du palais présidentiel, rien ne change dans le pays lors de son accession aux plus hautes fonctions. Ses préoccupations soulignent sans équivoque que la nouvelle équipe, comme celle qui l'a précédée, va permettre au totalitarisme et à l'arbitraire de perdurer:
A l'échelle de la perversité, cette condamnation à mort est sans égale. Elle illustre la perfidie et la mégalomanie d'un homme sans principe. Toutefois, la dénonciation de ce comportement s'inscrit dans le cadre d'une exposition plus large des tares d'une société dépossédée de son avenir et plongée dans un univers dissolu et dominé par l'intérêt personnel, l'amoralité et le manque d'empathie. L'état d'esprit des personnages reflète cet environnement mais la diversité des personnes qui s'y meuvent, leurs aspirations, leurs projets, leur sens de la responsabilité, leurs préoccupations morales gardent une importance primordiale... Dès lors, ce sont moins les liasses de billets que Gaspard a accumulés dans son petit coffre-fort qui déterminent qui il est, mais bien plutôt les relations douloureuses qu'il entretient avec sa famille, son désir d'assumer ses responsabilités et l'amour qu'il porte à son travail. De même, ce ne sont pas les difficultés économiques qui définissent Pélagie et sa mère, mais la détermination de l'une et la nature dénigreuse de l'autre. Ce n'est pas le fait que Barthélémy finisse par obtenir un poste d'avocat qui rend ce personnage intéressant mais bien sa manière de voir le monde et les convictions personnelles qui le poussent à se préoccuper du sort des gens qui l'entourent.
Le bien et le mal ne sont pas l'apanage d'un groupe d'âge, d'un sexe ou d'un statut social, et le roman souligne la superficialité des stéréotypes opposant les nantis aux petites gens; il montre combien il est illusoire de penser qu'un assemblage de politiciens incompétents est responsables de la misère du monde alors que monsieur et madame tout le monde sont les innocentes victimes de la malhonnêteté et de l'incurie de leurs édiles. L'abandon des valeurs humaines et les turpitudes du pays, suggère la narratrice, ne peuvent pas être attribués aux seuls dirigeants de la Nation. L'extrême pauvreté de Saint-Pierre et les nombreux vices qu'on y rencontre ne sont pas uniquement dus aux manquements des puissants. Ils sont aussi, et surtout, le résultat du comportement de personnes ordinaires qui, comme le père et la mère de Pélagie par exemple, bafouent leurs devoirs les plus élémentaires à l'endroit de leurs enfants. L'avenir n'appartient ni aux putschistes sanguinaires ni à « une société basée sur le tabou, les non-dits et les silences complaisants » (p.16); il appartient aux personnes de tous horizons qui cherchent à quitter « la boue de Saint-Pierre » sans pour autant renoncer à leurs responsabilités vis-à-vis d'autrui. L'habit ne fait pas le moine, affirme la narratrice, et tout le monde peut être un vecteur de changement, pour le meilleur ou pour le pire, que l'on habite dans un quartier huppé ou dans une masure insalubre d'un de ses ghettos.
Jean-Marie Volet
Editor ([email protected])
The University of Western Australia/School of Humanities
Created: 1-November-2013.
https://aflit.arts.uwa.edu.au/reviewfr_kongo13.html