A (RE)LIRE "Détonations et folie", un recueil de nouvelles de LISS (KIHINDOU) Paris: L'Harmattan, 2007. (140p.). ISBN: 978-2-296-04312-1.
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L'histoire de la République du Congo a souvent été assombrie par les coups d'états et les guerres civiles. Ces affrontements répétés ont livré la population aux violences des milices et aux exactions des pilleurs. Le recueil de nouvelles proposé par Liss Kihindou sous le titre Détonations et folie évoque les événements tragiques de la guerre qui a ensanglanté le pays en 1997 et 1998. L'auteure y souligne avec réalisme, la peur, le désarroi, les traumatismes et les séquelles d'un enfer dont personne n'échappa indemne.
S'il est certain que la majorité des Congolais ayant vécu cette guerre et les autres demeurent très attachés à leur pays, à son mode de vie, à sa musique, à sa littérature florissante, il reste et restera toujours au fond d'eux-mêmes une peur latente et le douloureux souvenir de pertes irremplaçables: celles de parents et d'amis assassinés, de la dignité humaine bafouée par des brutes sanguinaires, du bonheur de vivre, de la sécurité, de possessions matérielles pillées par les milices... Comme le soulignent les premières lignes de la dédicace du volume, les souvenirs funestes influencent inexorablement la manière dont on voit les choses:
Au début du conflit, certains ont trouvé refuge dans un faubourg épargné par les bombes, d'autres chez un parent où l'on s'entasse pendant des semaines ou des mois dans une modeste habitation; d'autres encore ont marché pendant des jours pour gagner l'arrière pays où « Dieu se charge de faire pousser en abondance le manioc et le palmier à huile » (p.61) et où les villageois fidèles aux traditions n'ont pas hésité à partager leurs maigres ressources. Tous ont été éprouvés par les deuils et les privations. De plus, innombrables sont ceux qui ont dû repartir à zéro lorsqu'ils ont retrouvé leur maison vide et saccagée par les pillards: le sort malheureux de la famille qui perd tout ce qu'elle a jamais possédé, jusqu'à sa dernière marmite, neuf mois à peine après avoir souffert la même infortune, est partagé par des milliers de ménages. Quant à ceux qui ont fui au-delà des frontières du pays, leur retour est plus aléatoire encore.
L'atmosphère qui règne au terme du conflit est par conséquent très lourde mais comme le dit l'auteure dans la seconde partie de sa dédicace, si l'ombre du passé obscurcit tout et que l'on a de la peine à savoir de quoi demain sera fait, l'espoir, même douloureux, invite néanmoins chacun à trouver le moyen de réapprendre à vivre. Les craintes et les espérances qui dominent à la fin du conflit sont paradoxalement du même ordre que celles qui ont déterminé la conduite des gens quand la guerre a éclaté: une peur douloureuse de mourir et un non moins douloureux désir de vivre.
Ces deux forces puissantes sous-tendent l'ensemble du recueil, chaque nouvelle mettant l'accent sur le conflit tel qu'il est vécu par des personnages de sexes, de statuts, d'ethnies, de fortunes, de personnalités et d'âges différents mais dont les problèmes sont souvent les mêmes: les rumeurs contradictoires, la nécessité de partir de chez soi en abandonnant quasiment tout ce que l'on possède alors que la zone des combats se rapproche et que l'artillerie lourde se met à pilonner son quartier, les barrages érigés par des gangs de jeunes armés jusqu'aux dents dans le dessein de violer, piller et brutaliser ceux et celles qui sont contraints à quitter leur quartier.
Personne ne semble savoir au juste qui a déclenché la guerre et « la seule chose bien claire pour tous, c'est que le Lumoso est désormais le pire ennemi du Lubakala, et réciproquement » (p. 112). « La haine est féroce », dit le narrateur d'une des nouvelles, et les origines d'une personne déterminent souvent si elle va vivre ou mourir, dépendant de l'allégeance des gangs rencontrés en chemin. Personne n'est sûr de rien et l'auteure souligne habilement cette incertitude en évoquant l'état d'esprit des populations confrontées à la sauvagerie d'individus à qui l'on a octroyé un pouvoir illimité sur leurs concitoyens, y compris le droit de voler, violenter, violer et tuer à volonté; des hommes souvent à peine sortis de l'enfance qui se considèrent comme les « Maîtres du monde » (p.43). Dès lors, que faut-il faire, ou plutôt que font monsieur et madame-tout-le-monde quand leurs voisins commencent à fuir? quand des voyous s'emparent de leur fille pour la violer? quand leur père ou leur fils meurt sous leurs yeux d'une balle dans la tête? lorsque la mort les regarde droit dans les yeux?
La diversité des personnages et des situations mises en scène dans les dix nouvelles pour répondre à ces questions et à bien d'autres permet à l'auteure d'analyser toute une gamme de comportements allant de la bravoure à l'abdication de tout sens moral. Certains partent aux premiers signes de conflit; d'autres, refusant d'être manipulés par les agitateurs au service d'on ne sait qui, essaient de rester chez eux avec des conséquences souvent tragiques; il y a ceux qui essaient de protéger leurs biens malgré les obus qui sifflent, le pilonnage de leur quartier, le manque d'eau, d'électricité et de nourriture, sans compter la menace des milices qui ne sont jamais loin. Il y a les enseignants d'origines différentes qui s'unissent pour protéger leur école; les pères et les mères qui bravent la fureur meurtrière des violeurs et des tueurs en herbe et les supplient à genoux de libérer de leur enfant; les filles qui serrent les dents face aux outrages et se soumettent à leur sort pour sauver leurs parents; il y a aussi les personnes qui mettent leur vie en jeu pour aider leur famille et leurs amis à obtenir de la nourriture ou un toit.
Les actes de bravoure ne manquent pas, mais les crimes sont tout aussi nombreux, et ce sont eux qui détruisent aussi bien l'individu que la société: les crimes du milicien drogué qui tue n'importe qui sans sourciller et ceux du pillard sans scrupules; ceux du pasteur appelant ses coreligionnaires au combat du haut de sa chaire et ceux des « escrocs qui ont décidé de troubler le peuple par le spectacle de la guerre pour pouvoir s'approprier, en douce, ses biens » (p.78). L'auteure ne s'attarde d'ailleurs pas sur l'identité de ces intrigants anonymes qui tirent les ficelles car sa préoccupation est pour la femme, l'homme, la famille ordinaire qui fait les frais de leur « folie » sur le terrain. Elle s'intéresse aux victimes, qu'elles soient braves ou qu'elles ne le soient pas; qu'elles aient la main sur le cœur ou qu'elles soient démentes et abruties par la drogue; qu'elles soient écrasées par la conjoncture ou qu'elles soient volontaires et pleines de ressources.
Bien des hommes pourraient être inclus dans cette dernière catégorie, mais Détonations et folie suggère que leurs compagnes s'y retrouvent plus nombreuses encore : les battantes telles que Mayele-Esili, par exemple, une femme d'affaires libre de ses actes qui a réussi à tirer son épingle du jeu lors de la guerre précédente et n'entend pas tout perdre cette fois-ci. Ses amants et ses amis influents se sont évaporés, mais en dépit de son manque de protection, elle garde la tête froide et planifie soigneusement sa fuite des zones de combats en évaluant la meilleure manière de déjouer la rapacité des voyous qui ont érigé des barrages routiers un peu partout. L'adolescente qui prend sur elle d'offrir un repas de qualité à sa famille affamée à cause de la grave pénurie alimentaire qui sévit dans sa région fait preuve de la même inventivité et détermination. Il en va de même de la mère célibataire qui décide de rester chez elle parce que, « quoi qu'on fasse, on doit être cohérent avec soi-même » (p.100), et son instinct lui dit que le moment de quitter sa maison n'est pas venu.
L'attitude de ces personnages est aussi intéressante car elle montre que le proverbial « courage » de l'Africaine soumise à son entourage et prenant son mal en patience sans récrimination cède la place à une femme qui dit « Stop ! » (p.74) et redéfinit son rôle dans la société en affirmant son indépendance, ses responsabilités et ses facultés de discernement dans les moments les plus difficiles. La jeune mère qui prend en charge ses enfants mineurs après que son mari a été assassiné de sang-froid par un milicien, devant sa famille, en offre aussi un exemple. Quand elle informe ses beaux-parents de sa décision de les quitter pour rejoindre Pointe Noire parce que sa petite fille Aumône dépérit à la campagne où la malnutrition fait des ravages parmi les tout petits, elle ne s'en remet ni à la fatalité, ni à l'avis d'autrui mais prend seule une décision courageuse: "Si j'ai perdu mon époux, dit-elle, je n'entends pas perdre un seul de mes enfants. Le sang de mon mari suffit » (p.132).
Les narrateurs et les narratrices de la plupart des nouvelles de ce recueil racontent leur propre expérience sans intermédiaire, souvent à la première personne, et leurs propos sonnent si juste que le lecteur en oublie rapidement qu'il a affaire à une fiction romanesque. Mais Détonations et folie est-t-il vraiment fait de récits imaginaires? De toute évidence, les personnages, les noms et les situations ont été imaginés par l'auteure mais contrairement à l'idée que « toute ressemblance avec des personnages ayant existé ne serait que purement fortuite » le volume tire ses modèles de la réalité et du vécu de personnages bien réels. Dès lors, au-delà du savoir faire de l'auteure qui appareille avec succès ses dix nouvelles pour offrir au lecteur un ensemble cohérent, le volume propose aussi un témoignage de première main de la guerre civile de 1997 qui a ravagé le pays de l'auteure et infligé des épreuves inhumaines à la population.
La quatrième de couverture relève que « Dans bien des pays, des populations ont été plongées dans l'urgence et la violence des guerres civiles. Rien ne sera plus jamais pareil pour elles. Chacun devra porter sa peur de voir ressurgir la hache de guerre. Et lorsqu'elle est brandie, nul ne sait dans quels retranchements il sera poussé ». Ce court paragraphe fort pertinent souligne qu'au-delà de la guerre de 1997 qui ravagea le Congo, l'ouvrage de Liss Kihindou met en évidence l'effroyable tribut payé par les populations civiles partout dans le monde. Les innombrables conflits qui les saignent et les épuisent sont souvent réduits par les média à un engagement militaire dont la finalité reste évasive; le tort causé aux populations persécutées est ignoré au delà de la statistique, les victimes des pilonnages qui alimentent le marché de l'armement sont ramenées au simple statut de « dommage collatéral », et les malheureux qui sont lancés sur les routes de l'exil, dépouillés de tout, sont traités d'intrus lorsqu'ils se rapprochent de chez nous. En témoignant des difficultés éprouvées par ses compatriotes il y a près de deux décennies, l'auteure se fait aussi la porte-parole des malheureuses victimes des guerres d'aujourd'hui et des millions de réfugiés de tous âges et de toutes conditions qui errent comme jadis « à la quête d'un coin stable où poser leurs peurs. Un coin de paix où se reposer de leurs peurs » (Quatrième de couverture).
Une lecture chaleureusement recommandée
Jean-Marie Volet
Editor ([email protected])
The University of Western Australia/School of Humanities
Created: 1-November-2014.
https://aflit.arts.uwa.edu.au/reviewfr_liss14.html