A (RE)LIRE "Déroutes", un roman de Laure LUGON ZUGRAVU Genève: Editions faim de siècle & cousu mouche, 2011. (172p.). ISBN: 978-2-940422-11-1
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D'une plume alerte et non dépourvue d'humour, Laure Lugon Zugravu propose ici un réquisitoire impitoyable contre les dysfonctions de l'aide humanitaire. Le déséquilibre des échanges avec l'Afrique et la subordination du monde diplomatique à la raison d'Etat ont précipité le continent dans un univers pétri de violence et d'arbitraire. Dès lors, les abus de pouvoir, l'impéritie, la corruption, les assassinats, le sexe, la déprime et les folles amours qui s'entremêlent dans cet ouvrage soulignent les dérives et les déroutes du monde d'aujourd'hui. Ils dénoncent en particulier l'exploitation sauvage du Congo, le rôle ambigu du journalisme d'investigation et le désarroi des gens dépêchés sur place.
Le début du roman nous transporte à l'Ambassade de France de Kinshasa où un groupe hétéroclite d'expatriés « que l'Afrique avait chiffonnés, abîmés, vaincus » (p.9) gravitent autour de l'Ambassadeur de France en compagnie de quelques journalistes, d'une poignée de consultants égarés en terre africaine, de responsables d'ONG et de mercantis locaux. C'est là que Giulia, une journaliste indépendante d'une trentaine d'années établie au Congo tombe amoureuse d'un correspondant de guerre de passage et accepte de lui donner un coup de main pour une enquête délicate.
La liaison passionnée, mais de courte durée, de Giulia et Gaétan sert de fil rouge au roman. Le passage de Gaétan à Kinshasa et ses déplacements en RDC offrent à la narratrice l'occasion d'évoquer la vie des expatriés de la capitale et les questions importantes qui agitent le pays: les cocktails auxquels Gaétan est convié soulignent la vacuité des relations sociales et la superficialité des personnes en présence; sa poursuite inlassable de faits divers susceptibles d'intéresser le grand public met en évidence les partis pris et les défauts d'une information manipulée à tous les échelons de sa production; et le voyage qu'il entreprend avec Giulia dans une province éloignée en quête de scoops, permet à la narratrice de dénoncer les innombrables abus dont sont victimes les populations locales, l'exploitation éhontée des enfants, les grenouillages, les impostures, les massacres de populations civiles, le détournement de l'aide alimentaire et les assassinats politico-économiques commandités par des compagnies minières pillant impunément les ressources du pays.
D'innombrables malheurs contribuent à l'effondrement de la région mais c'est moins le résultat désastreux d'un interventionnisme délétère qui irrite l'auteure que l'indifférence et le cynisme dont font preuve les différents acteurs associés au pillage. Face aux souffrances et à la misère engendrées par leurs coupables entreprises ou leur laisser-faire, les âmes damnées du système oublient tout et ne pensent plus qu'à elles-mêmes. L'intérêt calculé de Gaétan pour autrui n'est qu'un cas parmi d'autres. Lorsqu'il apprend, par exemple, qu'un groupe d'hommes d'affaires chinois vient d'être massacré par une quelconque milice dans la province du Kasaï, sa première réaction n'est pas de compatir à la mort violente d'innocentes victimes mais de se réjouir de l'aubaine et d'imaginer les avantages qu'il va pouvoir tirer de la situation. « Merci pour l'info, dit-il à son indicateur. Du coup, j'ai une accroche en actu, ça tombe bien » (p.65). Aucune compassion pour les défunts et leurs familles. Juste une totale indifférence aux conséquences humaines de la tragédie. De même, lorsqu'il se trouve face à face avec un groupe d'enfants remontant des tréfonds d'une mine de diamants où ils sont contraints de travailler sous la surveillance de milices armées, il ne pense ni au sort de ces esclaves des temps modernes ni à la précarité de leur situation. Non, il pense aux images qu'il va être en mesure de vendre à bon prix à une agence de presse. Le cœur sec, il montre à cette occasion, comme lorsqu'on lui signale l'assassinat « des ingénieurs chinois dégommés au Kazaï » (p.65), que le monde auquel il appartient a perdu le sens des valeurs humaines :
« Le soleil était bas, ciel fuyant, orange, parfaite lumière. En une heure, il aurait son sujet. Remontés lentement des bas-fonds miniers, les gamins couverts de poussière s'en allaient, disloqués, s'abreuver dans une auge en fer battu remplie d'eau saumâtre, bovins fatigués. Gaétan cadra serré sur la tête d'un gamin, bête de somme humaine sur fond de savane africaine d'une indécente beauté. Cette photo-là, légèrement poudrée par la poussière en suspension, était bonne. Déjà, il pensait à Giulia, son corps chaud, odorant, légèrement anisé [...] L'homme jeta à son amante un regard entre deux prises de petits esclaves. Elle arpentait les pistes de poussière les mains aux bretelles de son sac à dos, aérienne dans ce décors de brute. Il tourna son objectif vers elle, déclencha au moment où son regard le rejoignait, y lut de l'impuissance, de la souffrance, du désir. Il envia un bref instant la capacité d'indignation de la jeune femme. A ses côtés, un gamin s'effondra dans la poussière, de l'écume aux lèvres. Il contourna le corps inerte et eût très envie d'elle. » (pp.66-68)
L'égocentrisme et l'absence de préoccupations morales de Gaétan ne font pas figure d'exception dans un univers dominé par l'arbitraire. Les enjeux financiers colossaux, les guerres d'influence, les affrontements sanglants, la corruption et une désinformation savamment orchestrée par les média faussent les données et dominent la pensée. Dès lors, quasiment tous les personnages du roman ont battu en retraite derrière une armure de froide indifférence. Pions sur l'échiquier d'un monde en perdition, leur désillusion s'exprime de diverses manières. Pour le très britannique Mike Miller, Directeur régional du Programme Alimentaire Mondial, elle se manifeste sous la forme d'une froide résignation et d'une absence totale d'émotions. « Tel coin en vaut un autre, affirme-t-il, la misère est égale à elle-même, les collègues se valent et les expatriés servent à leurs pince-fesses pareils ragots vachards, qu'ils soient en poste au nord, au sud, ou pile sur le tropique du Cancer » (p.25). Les choses n'étant jamais que ce qu'elles sont, il n'est ni déçu ni enthousiaste à l'idée d'être muté à Nairobi, bien qu'il ne soit « pas mécontent de quitter Kinshasa, ses interminables intrigues politiques et ses relents rances d'une Françafrique inopérante qui se faisait damer le pion par des Chinois par trop hermétiques aux réseaux distendus des Européens » (p.25). Cette nouvelle affectation ne l'enthousiasme pas, mais le cas échéant elle lui permettrait au moins de renouer avec « les clubs façon vieille Angleterre qui semblaient toujours présider aux obsèques du colonialisme » (p.25).
Contrastant avec la placidité de Mike Miller, Renaud Vannier, le chargé d'affaires de l'Ambassade de France, est un tyranneau à l'honorabilité douteuse qui prend plaisir à humilier son entourage. Le portrait condensé proposé par la femme de ménage de l'ambassade est conforme à la nature d'un individu passé maître dans l'art du persiflage, un malotru qui passe son temps à chercher la bagarre et à tenir des propos désobligeants à l'endroit de son entourage. Pour Blandine, ce diplomate qui passait son temps à "roucouler dans le combiné auprès de ses maîtresses ou à intriguer dans la légation pendant qu'elle faisait mine d'astiquer un guéridon" (p.30) reproduisait à l'identique les traits de caractères de certains de ses prédécesseurs : « ambition parasitaire, aptitude à la discrimination, pragmatisme féroce et dédain pour les sensibles » (p.29). Sans avoir à chercher bien loin, Blandine aurait aussi pu ajouter certains traits propres à cet attaché noyé dans ses rancœurs: sexualité dépravée, racisme, misogynie et corruption. On ne peut donc rien attendre de bon de ce diplomate véreux, et ses magouillages avec un ministre soulignent son absence de principes.
A l'instar de Miller et de Vannier, tous les personnages du roman cherchent une échappatoire face à l'impossibilité de changer le cours des choses. Incapables d'apporter ne serait-ce que l'amorce d'une réponse aux problèmes qui minent l'endroit où ils ont été dépêchés alors qu'ils auraient préféré être ailleurs, ils sombrent dans l'alcool, la dépression, le ressentiment et la débauche. Dans leur ensemble, ils illustrent toutes les calamités de l'intervention étrangère en Afrique et le monumental échec de l'aide au développement. Et l'auteure n'épargne personne, ni les écologistes qui entendent sauver le continent aux dépens des gens qui y vivent, ni les puissantes multinationales pour qui seuls comptent les gigantesques profits. Au-delà des carences individuelles, suggère la narratrice, ce sont les fondements mêmes du système qui demandent à être modifiés afin que les individus puissent reprendre le contrôle de leur vie, négocier les termes des échanges et renouer avec la paix et la prospérité. Ce retournement de situation ne viendra ni d'Europe ni des élites africaines minées par la corruption, ajoute-t-elle; elle ne peut émerger qu'à l'initiative de nouveaux intervenants qui, à l'exemple du millionnaire africain Robert Aban dont elle dresse un portrait flatteur, s'intéressent au bien-être des individus, assument leurs responsabilités et jettent les bases d'un rapport nouveau entre l'Afrique et le reste du monde.
Robert Aban, Mike Miller, Renaud Vannier et bien d'autres personnages plus vrais que nature proposent un large éventail de personnalités marquées par l'univers factice et pervers dans lequel elles ont été plongées. L'imbroglio humano-commercio-diplomatique au sein duquel tous ces personnages se retrouvent est intéressant en soi. Mais le roman est d'autant plus passionnant qu'il va au-delà de l'expérience africaine des personnages pour expliquer leurs comportements. La vie qu'ils mènent à Kinshasa influence certes largement leurs faits et gestes mais leur personnalité se nourrit aussi des souvenirs plus ou moins lointains qu'ils ont emmenés avec eux: l'attitude froide et distante de la mère de Miller qui a dominé son enfance, par exemple; ou le souvenir d'avoir tué son fils alors qu'il conduisait en état d'ébriété qui taraude Vannier; ou encore la décision de devenir mercenaire prise par Igor pour échapper aux violences de son père; l'impérieux besoin de Wagram de devenir une traîne-savates pour faire la nique à son millionnaire de père; le souvenir du local exigu où la sa mère travaillait comme lavandière qui a marqué Guilia et les « épopées viriles » (p.119) que le père de Gaétan lui racontait lorsqu'ils bivouaquaient ensemble.
Personne ne peut échapper tout à fait à la tyrannie du passé et aux utopies qui se dessinent à l'orée du futur, mais en contraste avec les individus qui l'entourent, Guilia cherche à donner un sens à sa vie en dépit du chaos qui l'entoure. Et même lorsqu'elle à affaire aux personnages les plus inhumains, elle espère toujours découvrir sous leur indifférence « un reste de sensibilité en rémission, une faille dans la cuirasse qui mènerait à l'âme » (p.12). Toutefois, l'accès au cœur d'un autre que soi n'est que rarement possible et, à défaut de pouvoir partager son spleen avec l'âme sœur, Guilia « a appris un art de vivre qui consiste à accepter le rêve comme une partie de la réalité, sans qu'il ne dessine l'absence en creux. » (p.17) Cette manière d'accorder le même poids existentiel à ce qui est et à ce qui pourrait être, lui permet d'échapper aux angoisses métaphysiques, à la solitude et à ses déboires sentimentaux. La certitude qu'il est toujours possible d'imaginer le meilleur alors que c'est le pire qui lui est sans cesse proposé, l'incite à aller de l'avant et nourrit son jardin secret où elle accumule les souvenirs. Guilia conserve en elle « tout un petit monde de mots ronds, d'images tremblées, de fruits, de petits cailloux et de perles » (p.42) qui la rattachent non seulement à ses rêves d'enfance mais aussi à ses espoirs de femme « courant sur les chemins de sang et de poussière » (p.42).
En sus d'une galerie de personnages à la psychologie nuancée et d'une intrigue bien ficelée, il convient de relever le style incisif et plein d'esprit de l'auteure qui participe lui aussi au plaisir de la lecture. Dépeignant les « fossoyeurs du continent » avec une verve et un humour impitoyable, la narratrice joue avec les sentiments contradictoires du lecteur qui ne sait souvent plus s'il doit rire ou pleurer. Quelques lignes évoquant Joyce Wagram, une écologiste fanatique et héritière d'un magnat de l'industrie américaine, en offrent une illustration : « Joyce Wagram, elle, portait des espadrilles. Cousues main par de faux bergers du Larzac avec de la vraie corde de chanvre cent pour cent naturelle et garantie bio, rouies dans de l'eau croupie puis teillées sans machine, bien entendu. [...] Echouée en RDC après des mois de voyage en transport public avec une poignée de bergers qui s'ennuyaient ferme à évangéliser les chèvres des hauts plateaux des Grands Causses, elle avait trouvé, au lieu de bons sauvages dont elle espérait le salut du monde, des pauvres et c'était bien leur seul mérite qui se seraient damnés pour une bagnole ou un téléphone portable. Elle en avait alors conçu un mépris aussi puissant qu'à l'endroit des nantis. » (p.38) Ces propos satiriques invitent au rire. Mais un rire qui se transforme rapidement en rictus car les chimères de Joyce n'expriment que trop bien un imaginaire occidental truffé de clichés et vigoureusement défendus par une armée de groupes d'influence prêts à voler au secours de l'Afrique mais incapables de prendre en compte les aspirations légitimes des Africains.
De très nombreux ouvrages ont souligné les abus des multinationales qui pillent impunément le continent; autant ont dénoncé les lacunes de l'aide humanitaire et l'inanité de la diplomatie en Afrique face aux défis de la mondialisation; mais peu de livres offrent une image aussi évocatrice et incisive du dépouillement complet des valeurs humaines que la course aux matières premières et « l'aide au Tiers-monde » infligent au Congo et au reste du monde. A lire.
Jean-Marie Volet
Editor ([email protected])
The University of Western Australia/School of Humanities
Created: 1-February-2013
https://aflit.arts.uwa.edu.au/reviewfr_lugon13.html