A (RE)LIRE "Kouty, mémoire de sang", un roman d'Aïda Mady DIALLO Paris: Gallimard, 1998. (166p.). ISBN: 2-07-042251-8.
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Publié en 2002, Kouty, mémoire de sang est un roman de l'écrivaine malienne Aïda Mady Diallo. Il s'inscrit dans la tradition des ouvrages publiés dans la Série noire de Gallimard et propose aux lecteurs « de l'action, de l'angoisse, de la violence, sous toutes ses formes » [1]. Kouty est un livre qui évoque les pires débordements de la nature humaine et souligne à quel point la réalité rattrape souvent la fiction.
Kouty est une petite fille sans problème mais le monde s'effondre autour d'elle le jour où une bande de pillards massacre toute sa famille. Les images insoutenables qui restent gravées dans sa mémoire s'accompagnent d'un désir toujours plus impératif de venger ses parents. Arrivée à l'âge adulte, Kouty décide de régler leur compte aux assassins et aucun ne lui échappe.
En partant à la chasse à l'homme en compagnie d'une héroïne bien décidée à faire payer les coupables pour leur horrible forfait, on se met tout naturellement du côté de la victime mais l'on se rend rapidement compte que le concept de justice devient bien aléatoire quand il est entre les mains d'une jeune femme déterminée à éliminer tous ceux qui ont sauvagement assassiné les siens.
Habitué aux méthodes moins expéditives associées à l'état de droit, le lecteur est certainement ébranlé par la folie vengeresse de la narratrice. La loi du talion n'est plus au goût du jour, même pour les crimes les plus hideux. Mais, par ailleurs, l'impossibilité de s'en remettre à la Justice pour obtenir réparation et le déni des droits humains fondamentaux ne laissent guère de choix aux victimes. Les responsables des massacres perpétrés aujourd'hui par une soldatesque plus ou moins bien encadrée ne sont que rarement tenus de rendre des comptes. Qui sait combien d'enfants ont vécu un traumatisme similaire à celui de Kouty au cours de la tumultueuse histoire du Mali? Combien y a-t-il encore de petites filles confrontées à de semblables atrocités quelque part dans le monde? Et combien seront-elles demain à accomplir les actes les plus insensés pour venger les leurs?
Dans ce contexte, Kouty, mémoire de sang peut-être lu comme un simple livre d'action évoquant l'histoire d'une jeune femme poussée aux pires excès par un désir de vengeance que n'atténuent ni la compassion, ni la pitié, ni le sens moral. Mais on peut aussi envisager et cela rend l'histoire plus complexe que l'obstination de la narratrice participe d'un « devoir de mémoire » envers les victimes innocentes de conflits qui n'épargnent personne; qu'elle dénonce ceux qui s'appliquent à envenimer la situation à un moment donné et s'empressent d'oublier leurs responsabilités par la suite; qu'elle représente un cri du cœur libérateur. Comme le disait Aïda Mady Diallo lors d'une interview: « A l'époque du conflit dans le septentrion malien les gens voyageaient beaucoup entre le Nord et Bamako. Ils en revenaient avec des récits tellement épouvantables! Un beau jour, j'ai décidé de me débarrasser de ces images d'horreur qui me troublaient l'esprit. » [2]
Quelle que soit la finalité de l'entreprise mortifère de l'héroïne du roman, Kouty, mémoire de sang ne parle ni de pardon, ni de raison, mais de châtiment et d'obsession dans l'action. C'est un ouvrage qui en appelle désespérément à la justice tout en faisant l'apologie de l'arbitraire; un récit qui balaie d'un revers de plume les conventions et laisse exploser la colère de la narratrice; un livre qui souligne que la société doit faire son devoir, juger les coupables et punir les meurtriers, non pas par principe mais parce que c'est le seul moyen de libérer le pays du fardeau d'horreurs et d'injustices qui l'empêchent de progresser.
L'énergie inouïe déployée par Kouty pour se venger n'a rien d'idéologique. Elle n'émane pas d'un choix mais de la nécessité de se substituer à une Justice déficiente et de prendre les choses en main. Rien ne permettrait mieux, pense la narratrice, de « faire la clôture du passé et l'ouverture de l'avenir » [3]. Cela dit, l'exécution impitoyable des coupables par une justicière froide et calculatrice peut aussi conduire à penser que la justice expéditive à laquelle elle se livre n'est pas très éloignée des exactions des assassins qu'elle poursuit. En se livrant à une vendetta impitoyable, elle venge sa famille, certes, mais elle ne propose pas un système qui permette aux justiciables d'être punis de manière équitable. Dans ses relations avec autrui, elle pense avant tout à elle. « Le monde étant ce qu'il est, elle ne se sent pas la force de le refaire » (p.113).
L'obsession meurtrière de Kouty évoque aussi une atrophie des valeurs sociales. Elle souligne entre autres le racisme et les disparités qui gangrènent la société. Les parents de Kouty sont victimes de l'intolérance qui régit les rapports interethniques au nord du Mali. Une génération plus tard, dit la narratrice, rien n'a changé. Les tensions sont encore vives et, faute d'une intervention résolue pour changer les mentalités, chaque acte de belligérance devient la source de nouveaux conflits, de nouvelles atrocités, de nouvelles exécutions sommaires. La haine de Kouty pour les Touaregs qui lui ont volé ses parents et son enfance en fournit l'exemple. Dans un monde différent, ses origines métisses auraient pu faire d'elle un symbole de la rencontre des peuples et de l'harmonie. Mais la réalité du monde en fait une jeune femme qui hait le sang targui qui coule dans ses veines. Lorsqu'elle retrouve les auteurs des crimes qui ont empoisonné son âme, elle prend conscience de sa détestation de « ces Touaregs, incapables de vivre en harmonie avec les autres ethnies » (p.13):
« Tout en regardant la main du Targui serrer la sienne, Kouty revit passer encore une fois dans sa mémoire le film de son passé tragique. Les images lui brûlaient la tête, enfiévraient ses sens, et ses oreilles s'emplissaient de souvenirs de cris. Les cris de douleur de son père sous les coups de pied et de crosse, les cris de détresse de sa mère, ses supplications, quand elle réclamait la vie pour son mari, ou la mort pour elle. Et ses cris de désespoir étouffés à jamais dans son pagne de petite fille. Scènes hideuses, produites par une haine identique à celle que ressentaient les Blancs pour les nègres. » (p.88)
La haine raciale et les dissensions interethniques ne sont pas, hélas, les seules difficultés faisant obstacle à la justice. Kouty, mémoire de sang évoque aussi d'autres éléments qui compromettent l'avenir du pays: les millions de personnes vivant sous le seuil de pauvreté; les politiciens retors, les combinards et les profiteurs qui s'en donnent à cœur joie et la corruption qui bat son plein alors que les journalistes et les représentants de multiples NGOs sillonnent le pays dans leurs 4x4. Un fossé de plus en plus profond sépare les nantis de leurs concitoyens les plus pauvres.
Cela dit, l'ouvrage dépeint aussi une société où l'entraide et la chaleur humaine ont leur place. La compassion des deux restauratrices qui accueillent Kouty peu après l'assassinat de ses parents n'est qu'un exemple. En décidant d'offrir un toit à la jeune orpheline et de l'élever comme leur fille, elles font preuve d'un désintéressement exemplaire qui permet à Kouty d'échapper aux dangers qui menacent les enfants des rues. De même, le turbulent Eddy accorde sa confiance à Kouty et fait preuve d'une loyauté indéfectible vis-à-vis de son amie. C'est un jeune homme ouvert à la vie. Il aspire au bonheur et ne mérite certainement pas de devenir, à son insu, un pion vite sacrifié par une femme obnubilée par la vengeance. La même chose pourrait être dite de l'épouse et des enfants de la dernière victime de Kouty. Leur vie et leur réputation sont sciemment détruites par les machinations machiavéliques de l'héroïne alors qu'ils n'ont rien à voir avec les exactions de leur mari et père. Ces victimes innocentes montrent bien l'ignominie d'une violence déraisonnable et arbitraire.
« Le livre est une pure fiction » affirme l'auteur. « Kouty n'est pas un modèle à suivre, ajoute-t-elle. Dans la réalité aucune femme ne serait capable de commettre des crimes comme elle l'a fait » [4]. A mes yeux, cependant, c'est moins le réalisme des personnages et l'énormité de leurs crimes qui sont déstabilisantes que les questions légitimes posées par le roman sur d'innombrables sujets qui nous concernent tous: le sens du devoir, l'atavisme, les effets de la violence, la justice, le respect des autres et l'intolérance. Il est bien difficile de condamner Kouty mais plus difficile encore de lui donner raison. C'est bien là le nœud du problème.
Jean-Marie Volet
Notes
1. Marcel Duhamel, créateur de la Série noire en 1945.
2. Minga S. Siddick. "Rencontre: Aïda Mady Diallo, L'Africaine de la série noire". [https://www.bamako-culture.org/spip.php?article77] Bamako Culture, 13 septembre 2003. [Consulté le 14 avril, 2010].
3. comme le disait Victor Hugo.
4. Siddick. "Rencontre..."
Editor ([email protected])
The University of Western Australia/School of Humanities
Created: 16-April-2010.
https://aflit.arts.uwa.edu.au/reviewfr_madydiallo10.html