A (RE)LIRE "Le voyage en Afrique de Lara Simpson", un roman de Michèle MANCEAUX Paris: Seuil, 1985. (252p.). ISBN: 2-02-008910-6.
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Le début du séjour en Afrique de Lara Simpson ressemble à celui de bien d'autres voyageuses: une route poussiéreuse, une petite chambre d'hôtel et un ventilateur qui ne brasse aucun air. Lara a la cinquantaine, elle est riche, veuve depuis peu et elle est bien décidée à renouer avec sa fille Elisabeth dont elle a perdu la trace. Mais ce projet de retrouvailles assez banal va l'entraîner dans une aventure des plus périlleuse car, ce qu'elle ignore, c'est qu'Elisabeth a été mise sous surveillance par les autorités locales. L'association de sa fille avec une organisation terroriste allemande et son mariage avec un Africain musulman suspecté d'avoir des relations louches avec Tripoli ont bien sûr attiré l'attention des Services secrets.
Lara ne sait quasiment rien des antécédents de sa fille et de la filiation de ses actes depuis qu'elle a quitté la maison paternelle, plus d'une décennie auparavant, fâchée et révoltée. Lara a certes appris son arrestation et sa condamnation par les journaux, mais depuis lors, à l'exception d'une seule et unique lettre lourde de reproches, elle n'a plus reçu aucune nouvelle. C'est donc avec un mélange d'espoir et de crainte qu'elle apprend de deux agents de sécurité venus contrôler son passeport, que sa fille vit en effet dans le pays. Toutefois, ajoute les deux individus, il est vivement déconseillé de chercher à entrer en contact avec elle. Le ton menaçant des deux hommes ne change cependant pas les projets de Lara, pas plus, d'ailleurs, que la lettre de sa fille qui lui parvient quelques jours plus tard, porteuse du même message: « Mother, ne cherche pas à me voir. Rentre au plus vite en Europe. Idriss et moi préférons que tu ne viennes pas à la Sucrière... N'insiste pas, ta visite me causerait des difficultés nouvelles. Lili » (p.84).
Pour Lara, faire preuve de détermination est relativement facile, mais trouver quelqu'un qui soit d'accord de l'aider à se rendre à la Sucrière, est une autre affaire. En fin de compte, c'est sa bonne étoile, bien davantage que ses médiocres talents d'agent secret, qui lui permet de mener à bien son entreprise, du moins en partie. De plus, les quelques semaines passées à sillonner le pays lui permettent de rencontrer plusieurs personnes peu ordinaires et de méditer sur les aléas de son existence. D'où l'intérêt d'une histoire qui allie une intrigue palpitante et une réflexion intéressante sur la nature humaine.
Le chemin qui conduit Elisabeth de l'hôtel Westminster du Touquet-Paris-Plage à un endroit reculé de l'Afrique en passant par l'Allemagne, par exemple, évoque avec sagacité le drame des enfants issus de familles fortunées qui ont accès à tous les privilèges, excepté celui d'être aimés par leurs parents. Elisabeth est née dans l'opulence, mais l'indigence de la vie familiale et le manque d'affection de ses parents font de son enfance un véritable enfer. A ses yeux, son père n'est qu'un autocrate dépourvu d'humanité pour qui, éducation britannique oblige, « on laisse les enfants se débrouiller, on ne montre pas ses sentiments » (p.19). Quant à sa mère, effacée, soumise et « renvoyant dos à dos les bons et les mauvais » (p.51), elle ne s'intéresse qu'aux apparences. Les choses ne font qu'empirer quand Elisabeth atteint l'âge de l'adolescence. Lorsqu'elle s'enfuit de chez elle, haïssant ses parents, elle n'a qu'une envie: les oublier. Et son désespoir la pousse à rejoindre un groupuscule d'extrémistes bien décidés à faire changer la société par n'importe quel moyen.
Comme le relève Elisabeth plus tard: « C'est très simple d'entrer dans une organisation; on commence par héberger un copain, par rendre un petit service, et de pression en pression tu en fais de plus en plus. Au début, j'ai fait peu de chose ... des courses, chauffeur, interprète, paquets. Appartenir à un groupe comblait mon désir de rupture. J'en arrivais à être heureuse que le groupe veuille bien me donner des ordres. C'est grisant de faire partie de sociétés secrètes qui parent le peuple d'innocence et de vertu ... Je me suis trouvée entraînée dans des responsabilités que je n'ai pas su refuser. Les militants discréditaient les femmes ... on réservait aux hommes les motivations politiques. Alors j'ai transporté des mallettes bourrées d'explosif ... avec nos charmants visages de petites filles, nous avons appris à tirer, à devenir des professionnelles. En 1975, comme tu le sais, j'ai braqué, seule, la caissière d'un cinéma ... Mon premier pas vers la liberté, ce fut la prison. » (pp.229-231)
Son départ en Afrique avec Idriss et la naissance d'un petit garçon auraient pu représenter son second pas vers l'affranchissement, mais tel n'est pas le cas. Non pas qu'un passé de « terroriste » soit trop lourd à porter mais, plus paradoxalement, parce qu'être blanche et épouser un Noir est aussi mal vu dans son pays d'adoption que dans l'Angleterre de son père, la France de son enfance et l'Allemagne où elle a rencontré son futur mari. Le racisme sévit partout et toute forme de métissage est mal perçue. Idriss voudrait faire de son fils « un Africain pure souche » (p.206) mais les autres enfants de la Sucrière le surnomme « 'Iowo', le Blanc » (p.206). Les Anglais et les Italiens qui travaillent pour la Compagnie n'apprécient pas la présence d'un ingénieur noir parmi eux et encore moins un Noir qui ne boit pas et a épousé une Blanche. Les employés noirs, quant à eux, détestent Idriss parce qu'à leurs yeux, il « se conduit en colon et punit durement ceux qui volent, ceux qui tirent au flanc » (p.208).
Isolé, le couple souffre aussi de l'instabilité permanente qui règne dans le pays. Il y a des espions partout et si le passé d'Elisabeth ne semble pas préoccuper le gouvernement outre mesure, les relations de son mari qui est musulman et dès lors suspecté d'entretenir des liens avec les opposants islamistes réfugiés dans les pays voisins le préoccupent bien d'avantage. Le climat délétère créé par la suspicion et les débordements de multiples « agents de la sécurité » qui n'ont aucun égard pour la vie d'autrui n'épargne personne, et Elisabeth qui en a pourtant vu d'autres, affirme: « Je me sens menacée. A tout moment, le gouvernement peut nous faire tuer ... Je voudrais convaincre Idriss de quitter un pays que les Noirs eux-mêmes mettent à sac. Mais Idriss croit qu'il travaille à la grandeur de l'Afrique. Il ne veut pas savoir que la Sucrière appartient pour deux tiers à des compagnies étrangères qui ne cherchent qu'à vendre des machines. D'ailleurs la canne ne donne pas ici. » (p.233)
La famille d'Idriss est particulièrement à risque mais personne n'est vraiment à l'abri de l'arbitraire, des tracasseries et de la brutalité policière. Comme Lara, le petit groupe d'enseignants français qui la rencontre par hasard au « Bar du souvenir » (p.18) est immédiatement mis sous surveillance par les services secrets, comme l'apprend à ses dépens la professeure de mathématique qui est arrêtée chez elle en pleine nuit, interrogée sans ménagement, et relâchée au point du jour avec l'obligation d'informer les autorités de tous les faits et gestes de Lara.
Le voyage en Afrique de Lara Simpson se situe dans les années 1980, mais il pourrait tout aussi bien être considéré comme une épopée contemporaine. Il évoque des thèmes qui s'inscrivent dans la durée et dénoncent des maux qui détruisent l'esprit avant de tuer le corps: le racisme, le sexisme, l'absence de compassion, l'exclusion, etc. Il ne s'agit pas là de fléaux propres à un lieu, à une époque ou une à une classe sociale; non, ces plaies appartiennent à tous les âges, atteignent tout le monde au Nord comme au Sud, les Noirs et les Blancs, les riches et les pauvres. Il est fascinant, par exemple, de découvrir combien se ressemblent l'enfance perturbée d'Elisabeth et celle non moins traumatisée de sa mère, bien que les deux femmes aient chacune vécu dans un cadre très différent. Lara vient d'un milieu ouvrier et grandit sous la houlette d'un père communiste qui idolâtre les vertus du prolétariat français alors qu'Elisabeth appartient à la bourgeoisie et évolue sous le regard froid d'un brasseur d'affaires qui n'a aucun intérêt pour les masses populaires. Tout sépare les pères des deux femmes, excepté leur attitude despotique vis à vis de leur fille, attitude qui empêche l'une et l'autre de s'affirmer et de gagner son indépendance. Lorsqu'elles essaient de tuer symboliquement leurs pères tyranniques, l'une en épousant un patron qui n'a aucune compassion pour les ouvriers et l'autre en rejoignant un groupe d'anarchistes avant d'épouser un immigrant africain, c'est un douloureux fiasco car cet acte de défiance ne leur apporte pas la liberté escomptée. La révolte contre l'autorité paternelle n'est que le premier pas d'un lent cheminement qui leur permettra finalement une réconciliation avec soi même.
Comme le découvrent les deux femmes, les forces négatives qui les minent sont dues aux peurs diffuses, aux chagrins et aux frustrations d'un passé difficile à surmonter. Quand Lara Simpson arrive en Afrique, elle avance comme un zombi sur les chemins du néant mais quand elle quitte le continent, elle sait que « la vie peut commencer à cinquante ans ». A-t-elle appris grand-chose sur l'Afrique ? Probablement pas; mais, par contre, elle en sait beaucoup plus long sur elle-même et sur le sens de la vie. Le petit garçon métisse qui l'accompagne lorsqu'elle quitte le pays est la promesse d'un monde nouveau, « un enfant qui, sans tuer les ancêtres, les relègue au-delà des reproches et des conflits ». Dès lors, « Lara est saisie par un sentiment inconnu, comme si elle accédait à l'air libre, étourdie par le vent. Comme si elle attendait depuis toujours la révélation de son éternité » (p.248).
Jean-Marie Volet
Editor ([email protected])
The University of Western Australia/School of Humanities
Created: 01-July-2010.
https://aflit.arts.uwa.edu.au/reviewfr_manceaux10.html