A (RE)LIRE "Signare Anna", un roman de Tita MANDELEAU Dakar: Les Nouvelles Editions du Sénégal, 1991, (234p.). ISBN: ISBN: 2-7236-0437-3.
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Signare Anna est un roman historique fascinant qui nous plonge au cœur de la société saint-louisienne du 18ème siècle. Il nous permet de percer les secrets des Gerbigny, une famille patricienne occupant une position stratégique au cœur des trafics qui convergeaient vers le port de Saint-Louis à l'époque: traite des esclaves, de l'or, de la gomme, de l'ivoire... C'est à Signare Anna, la maîtresse de maison de Kër Gerbigny, qu'échoit la responsabilité de pérenniser les privilèges de sa famille et, comme les femmes de son rang, elle joue un rôle déterminant dans le développement socio-économique de la région.
L'histoire commence en 1758. Une petite escadre de bâtiments de guerre battant pavillon anglais occupe l'entrée du fleuve et s'apprête à mettre fin à un siècle d'occupation de Ndar par la France. Pris par surprise, le Gouverneur Pierre Estoupan de la Brüe se rend vite compte qu'il ne va pas être en mesure de défendre ce fief important de la Compagnie des Indes avec quelques canons hors d'usage et de vieilles pétoires (p.429).
De leur côté, « les Enfants de Ndar » sont fort irrités de constater que l'homme qui devrait les protéger est prêt à les abandonner, « toute honte bue » (p.68). Ils craignent avec raison l'arrivée des soudards anglais aux ordres du Major Mason. Et leurs craintes sont tout à fait justifiées car sitôt débarqués, les nouveaux maîtres du pays ne tardent pas à piller, à violer et à saccager les concessions en toute impunité : « Les soldats anglais, ivres du matin au soir, se répandent dans l'île comme de l'eau sale et les femmes de bonnes mœurs se calfeutrent chez elles derrière leurs tapades de roseaux, protégées par une armée d'esclaves mâles. Pour avoir vu ses filles violentées, ses cases incendiées, et ses basses-cours dévastées, la population libre de Ndar s'organise petit à petit ... et se lance dans des expéditions punitives ... avec la complicité des jeunes prostituées du bord de la Rivière » (p.86). Un affrontement interminable entre la population et le nouvel occupant semble donc inévitable.
L'aversion du Major Masson pour les papistes ne fait qu'attiser le ressentiment des Enfants de Ndar et sa décision de priver la population du réconfort d'un prêtre catholique est ressentie comme une insulte. L'heure est grave mais après avoir écarté en un tournemain l'idée « d'user de diplomatie envers ces nègres » (p.87), le nouveau Gouverneur fait volte face: il se rend compte qu'il n'arrivera à rien s'il persiste dans la voie de la confrontation. Comme les gouverneurs français qui se sont succédé à Ndar avant lui, il a besoin du concours des grandes familles du lieu pour négocier avec les différents royaumes répartis le long du fleuve. Il a besoin de pilotes et de laptots pour remonter le fleuve ; de personnes bien informées pour le conseiller lors de ses tractations avec les innombrables chefs locaux qui exigent de manière véhémente la reconnaissance de droits contradictoires. Comment décider, par exemple, qui du Brak Naatago Aram ou du Damel Maysa Bigé a raison dans le litige qui les oppose ? Et comment répondre aux diverses exigences des « Maures Darmankour, Brakna ou Traza de la rive droite » ? à celles des « Noirs Wolof, Foul ou Sarkollé de la rive gauche » ? (p.114). « Quelle rage que de se sentir l'âme aventureuse de Sir Francis Drake et de devoir marchander avec ces gens-là comme un vulgaire maquignon à la foire de Mayfair » (p.92), pense-t-il, mais la fin justifie les moyens.
De son côté, Pierre Gerbigny et ses compatriotes haïssent Mason et sa garnison « imbibée d'alcool et d'ennui » (p.113). Ils sont convaincus que le nouveau gouverneur n'a pas l'étoffe d'un homme d'affaires et qu'il sera bien incapable de négocier avec les individus « aussi méfiants et belliqueux les uns que les autres » qu'il va rencontrer lors de la longue et difficile remontée de la Rivière à travers le Haut-Pays vers le fabuleux Royaume du Gadiga au pays du Ngalam. Pour Gerbigny, « le major Mason, aussi rigide que l'épée qu'il porte au flanc, va s'user les dents sur le cuir coriace de ses futurs interlocuteurs ». (p.114) Mais d'autre part, l'avenir du Kër Gerbigny dépend du succès des échanges et du négoce de l'expédition anglaise. Le moment semble dès lors venu d'oublier les doutes, les ressentiments et l'aversion viscérale que les deux communautés éprouvent à l'endroit l'une de l'autre. Lorsqu'il se joint à l'expédition anglaise, Gerbigny est donc surtout préoccupé par le manque d'expérience de ses nouveaux partenaires, leur méconnaissance des coutumes locales, les dangers d'une navigation fluviale difficile, sans oublier l'élaboration d'une stratégie lui permettant de faire fructifier ses investissements et d'obtenir les meilleurs résultats possible lors des traditionnelles négociations avec ses fournisseurs disséminés le long du fleuve.
Pendant la longue absence de son époux, c'est Signare Anna qui prend les rênes de la concession. Les tâches ne manquent pas. Elle doit s'occuper du large contingent d'esclaves et de travailleurs libres des deux sexes qui vaquent à d'innombrables travaux, surveiller les activités du quai Gerbigny et l'entrepôt, gérer les affaires courantes et maintenir ses enfants sur le droit chemin, ce qui n'est pas chose facile car les héritiers du kër sont plus prompts à donner des ordres qu'à en recevoir. Mais rien ni personne n'est à même de déstabiliser Signare Anna qui manœuvre aussi aisément son entourage que l'occupant anglais.
Alliant au charme et à l'intelligence une vision claire des intérêts de sa famille, Signare Anna ne recule devant rien pour assurer le futur de Kër Gerbigny. Un solide pragmatisme dirige ses choix; son attitude à l'égard des Anglais qui ont déferlé sur Ndar le montre bien. Une fois la présence britannique solidement établie, Signare Anna en arrive rapidement à la conclusion qu'il y a désormais tout à gagner à regarder vers Londres plutôt que vers Paris. L'heure est venue d'établir de nouveaux liens avec les gentlemen envoyés au Sénégal par sa Majesté le roi d'Angleterre. Signare Anna n'hésite donc pas à répondre favorablement à la demande du nouveau gouverneur qui désire loger ses officiers chez l'habitant même si tout le monde n'est pas prêt à en faire autant.
« Anna secoua la tête. Elle se demandait pourquoi les hommes remâchaient sans arrêt leur amertume ; les femmes acceptaient plus rapidement les changements et ne s'embarrassaient pas de regrets superflus. Il fallait bien vivre, et les Anglais constituaient à présent la nouvelle race de négociants. C'était eux qui détenaient une des parts du marché, si l'autre était entre les mains des gens du pays. Pourquoi perdre son temps à épiloguer sur la valeur de celui-ci au détriment de celui-là ? Français ou Anglais, où était la différence, à part la langue ? Les Blancs venaient ici, toujours pour la même chose. Mêmes raisons, mêmes buts. La traite ! ... Les Anglais d'aujourd'hui seraient bientôt les pères des Enfants de Ndar de demain. Ils auraient autant besoin d'eux comme intermédiaires que les Français d'hier. La femme leur servirait de passerelle. » (pp.165-166)
Dès lors, c'est non sans satisfaction qu'elle voit sa fille Eliza conquérir le cœur du Commodore William MacPherson qui vient de s'établir à Kër Gerbigny, à l'invitation de Signare Anna. Le bouillant jeune homme ne tarde pas à demander la main de la jeune femme pour l'épouser « à la mode du pays ». Dans le même temps, il prend sous sa protection le jeune frère de sa promise afin de lui apprendre l'anglais. En moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, William, devenu Waly pour tout le monde, est si bien intégré qu'on le considère comme un membre de la famille. L'ambiance chaleureuse qui l'entoure lui permet d'oublier rapidement sa rupture avec « la charmante Lisbeth MacGregor » (p.118) qui a rompu ses fiançailles peu avant son départ pour l'Afrique et l'a congédié pour en épouser un autre.
Signare Anna fourmille d'anecdotes et de revirements. Les tours et détours de cette fresque familiale nous entraînent à la suite de personnages qu'on imagine sans peine et qu'on a plaisir à suivre dans les circonvolutions de leur quotidien à la fois si proche et si lointain du nôtre. De plus, une utilisation judicieuse d'expressions wolof, une familiarité certaine avec la manière de s'exprimer au 18ème siècle et quelques objets bien choisis permettant de créer le célèbre « effet de réel » cher à Barthes, sont autant d'éléments qui concourent à la réussite de la narration. La description de tissus exhumés d'un long coffre de bois rouge par Eliza, par exemple, donne le ton dès la première page : « Dans la profusion de toiles accumulées et couchées là au fil des jours, la jeune fille pouvait reconnaître d'un simple coup d'œil l'origine de chaque cotonnade. Les indiennes du Coromandel aux dessins larges et aux couleurs criardes, tels le chasselas à rayures blanches et bleues, le néganépeau hachuré de blanc et rouge, le madras à carreaux rouges sur fond blanc ou le salempouris d'un bleu soutenu... » (p.15)
Intéressant par sa forme, ce roman l'est aussi par le fond. En marge de son évocation d'une époque mal connue, il permet aussi à l'auteure de proposer une histoire du Sénégal qui remonte très loin. Dans ce contexte, l'arrivée des Anglais à Saint-Louis en 1758 et leur brève occupation des lieux ne représentent qu'un brimborion d'histoire vite oublié. Mais en s'intéressant à la petite histoire, Tita Mandeleau souligne le vide laissé par la grande et permet d'en combler quelques lacunes. A l'inverse de la littérature exotique de l'époque coloniale qui met l'accent sur l'irrésistible pouvoir de séduction des Signares et la frivolité de leurs préoccupations, elle « cherche à montrer que la Signare avait déjà conscience de sa position future au sein de la classe bourgeoise qui émergeait à cette époque et un sens aigu du rôle qu'elle avait à jouer dans la société ».[1]
En résumé, un beau livre qui entraîne ses lecteurs au-delà des idées reçues et leur permet de découvrir l'importance des Sénégalaises d'antan dans le développement de leur région ; un ouvrage qui rend hommage à la faculté de discernement de tous ceux et celles qui, comme Signare Anna, cherchent à résoudre les conflits par la négociation plutôt que par la confrontation et la force brute. Signare Anna est sans conteste une roman fascinant qui nous concerne tous tant il est vrai qu'il rend compte avec lucidité et sérénité de la rencontre de cultures, de peuples et de races qui s'entremêlent depuis la nuit des temps pour écrire l'Histoire.
Jean-Marie Volet
Notes
1. Simon Kiba. « La femme sénégalaise jouit de sa féminité avec un art consommé », "Amina" 266 (1992), pp.18-20.
https://aflit.arts.uwa.edu.au/AMINAMandeleau.html [Consulté le 20 novembre 2009].
Les numéros de pages font référence à la deuxième édition revue et corrigée que les éditions XAMAL ont publiée en 1998.
Editor ([email protected])
The University of Western Australia/School of Humanities
Created: 01-December-2009.
https://aflit.arts.uwa.edu.au/reviewfr_mandeleau09.html