A (RE)LIRE "D'une même voix", un roman de Susan MANN Traduit de l'anglais par Béatrice Roudet et Sylvie Schneiter. Titre original : "One tongue singing" (2004). Paris: Editions Jean-Claude Lattès, 2006. 288p. ISBN : 2-7096-2648-9.
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Il serait facile d'imaginer que D'une même voix est l'œuvre d'une romancière française connaissant bien la société sud-africaine. Qui d'autre aurait pu narrer avec un tel accent de sincérité l'histoire d'une jeune infirmière française perdue en Afrique du Sud vers la fin de l'apartheid ? De fait, nous avons affaire au scénario inverse : ce roman est l'œuvre de Susan Mann, une romancière sud-africaine connaissant bien la mentalité hexagonale. La traduction de son roman proposée par Béatrice Roudet et Sylvie Schneiter rivalise à coup sûr avec les meilleurs ouvrages publiés à Paris en ce début de millénaire et montre, s'il en était encore besoin, la diversité et la qualité du roman africain écrit au féminin.
Camille a « enfoui sa vie dans quelques valises » (p.147) et elle a fui son pays d'origine à la suite d'une déception amoureuse. D'aucuns lui ayant laissé entendre que certains coins de terre de la région du Cap avaient gardé « un parfum de France » (p.147), elle s'y réfugie et acquière une petite cabane délabrée pour s'y installer avec son père et sa fille Zara, âgée de quatre ou cinq ans. Bien décidée à faire de l'endroit un lieu où elle puisse se sentir chez elle, Camille aménage sa minuscule « rondavel » et en fait une demeure au confort rustique, décorée de dessins d'enfants. Dans le même temps, Zara fait la connaissance de Blom et de Pietre, deux gosses du voisinage qui ont le même âge qu'elle.
Les conditions de vie de ces petits voisins et leurs relations avec Zara révèlent immédiatement à Camille la situation dramatique du pays après un demi-siècle de ségrégation raciale. Blom September évoque l'odieuse exploitation des populations noires par l'élite blanche. Ses parents travaillent à proximité, dans une entreprise viticole, et leur patron, un Afrikaner bon teint, traite ses employés comme des esclaves. Il bafoue leurs droits les plus élémentaires et les paie en « mesures de vin » (p.181), ce qui provoque d'infinies rixes entre les hommes et autant d'actes de violence perpétrés contre les femmes. Pour Leah, la mère de Blom, la vie n'est qu'un long calvaire dominé par la brutalité de son mari et la dédaigneuse indifférence de sa patronne pour qui elle travaille comme bonne à tout faire.
Le jeune Pietre Smit, fils du propriétaire, témoigne lui aussi des excès d'un racisme profondément enraciné dans une société fondée sur la violence, la contrainte et un attachement forcené au concept de ségrégation raciale ; une société favorisant une exploitation éhontée de la majorité de la population par une petite minorité de privilégiés sourds à la détresse des gens qui les entourent. Timide et rougissant, Pietre rêve de partager les jeux de Blom et de Zara, mais ses parents ont tôt fait de lui interdire de voir ses amies et ils le fouettent sans pitié lorsqu'il enfreint les ordres de sa mère et « fraye avec ces gens-là » (p.119). Et puis, lorsque Camille décide de mettre sa fille à l'école, il y a aussi la meneuse de « cette bande de pestes à nattes qui encerclent Zara lors de la récréation, agitant des petits doigts haineux et rassemblant leurs accusations en un bouquet vénéneux », scandant « T'as pas d'papa... » (p.61). Tout comme Mme Meijer, la maîtresse d'école qui trouve difficile de tolérer la différence, ces enfants expriment par leurs brimades un sectarisme cruel et intransigeant.
Camille en fait l'expérience lors de sa rencontre avec la maîtresse de sa fille : « Manifestement, Mme Meijer n'avait l'habitude ni d'être interrogée, ni d'être contredite. Et Camille avait perçu que ce qui l'offusquait le plus, c'était que la païenne qui s'octroyait cette liberté s'exprimait avec un accent étranger. L'institutrice était mal à l'aise et déstabilisée par tout ce qui était différent, et s'empressait de condamner tout ce qu'elle ne comprenait pas avec toute la force de son jugement de dévote. » (p.64)
S'il est difficile à Zara de se faire une place dans un monde qui entend la maintenir à l'écart, les difficultés de Camille, plus écrasantes encore, requièrent d'elle une énorme dépense d'énergie. Son accent français, ses convictions humanistes, sa jeunesse, la frivolité de son habillement, « son ardeur et son grand cœur » (p.148), sont autant de traits de sa personnalité qui en font la cible de tous ceux qui, comme Mme Meijer, ressentent une profonde aversion pour les valeurs qu'elle représente. L'hostilité dont elle fait l'objet ne l'empêche cependant pas de rester fidèle à ses principes. Prenant les choses comme elles viennent, elle est bien déterminée à vivre en bonne entente avec ses voisins, surtout ses voisines qui, privées de couverture médicale, ne tardent pas à mettre à l'épreuve ses talents d'infirmière. Elle improvise alors au mieux et tente d'apporter une amorce de réponse aux nombreuses questions qui se posent à elle : Comment venir en aide à la mère de Blom régulièrement battue par son mari et abandonnée pour morte dans sa cuisine ? Que faire pour les malheureux employés des Smit qui n'ont aucun accès à un quelconque service de santé ? Pourquoi les deux infirmières du cru refusent-elles son aide ? Et où trouver main-forte pour construire une petite salle de premiers soins adjacente à sa rondavel ?
Sa ténacité, son dynamisme, sa simplicité et sa conduite désintéressée sont autant de qualités qui révèlent une approche de l'existence séduisante, une manière de vivre qui réconcilie le bon sens et l'utopie. De même ses vues chaleureuses et libertaires sur l'éducation des enfants aident les bambins qui fréquentent sa rondavel à apprivoiser la désespérance du monde qui les entoure. Au seuil de l'âge adulte et après avoir rompu avec ses parents, Pietre pense encore à Camille avec nostalgie, « regrettant qu'elle ne fût pas sa mère à lui aussi. Les foulards colorés qu'elle portait flottaient dans ses cheveux comme des drapeaux. Symboles secrets d'un monde lointain dont elle avait ramené un fragment. Un monde où les enfants s'amusent à des jeux merveilleux, retrouvant à tout moment des bras protecteurs, des histoires et des goûters ». (p.212)
Vivre en Afrique du Sud pendant l'apartheid n'ayant rien d'un conte de fée, la bienveillance de Camille à l'endroit de ses contemporains ne la protège ni de la rudesse d'une société marquée par la discrimination, ni d'une violence endémique qui brise les âmes et les corps, ni de l'assassin qui essaie de la violer et finit par la poignarder sous les yeux de sa fille : On n'ignore pas impunément la barbarie d'un totalitarisme vindicatif. Mais quand bien même la jeune femme paie de sa vie son attachement aux principes de liberté, d'égalité et de fraternité, on se rend bien compte que ses choix étaient les bons et qu'ils donnaient un sens à sa vie.
On ne peut pas en dire autant du célèbre peintre Jake Coleman un autre personnage principal du roman. Jake ne partage en rien les convictions de Camille. Il se laisse porter par son narcissisme. Quant à sa réputation, il la doit à sa soumission aux riches et aux puissants dont il est devenu l'âme damnée et le faire-valoir. Ayant abandonné toute forme d'idéal humanisme, il a vendu son âme au diable, exploite ses proches et accepte sans vergogne les avantages que lui procure son statut de coqueluche de l'intelligentsia. L'école des beaux-arts qui porte son nom lui permet de briller auprès de ses jeunes élèves et rien ne semble devoir venir troubler le confort de son existence. Pourtant, pour une raison qui lui échappe, le doute s'immisce au cœur de ses certitudes et laisse un goût amer sur ses lèvres. « La crainte que son œuvre manque de vie et de sens » (p.15) l'envahit et il en perd le sommeil tout comme le peu d'inspiration qui lui restait. Toutefois, Jake n'est pas homme à sacrifier son petit confort à l'autel de sa conscience aussi, plutôt que de se remettre en cause, il cherche le moyen de retrouver la sérénité en survolant sa vie avec complaisance et la plus parfaite mauvaise foi. Sa relation avec Trudy, sa maîtresse et secrétaire, illustre bien cet égocentrisme affligeant teinté de misogynie qui est en tout point opposé aux convictions de Camille :
« Jake aime beaucoup Trudy. Vraiment. Elle est parfaite pour le poste. Gentille, accommodante, peu exigeante, sans parler d'un corps fait pour le péché, avec la garde-robe appropriée. Au fond de lui, il est convaincu que chaque homme mériterait d'avoir une Trudy. Une femme qui, tout en restant coquette, lui faciliterait la vie, rirait à ses blagues et saurait dissiper les tensions ... Si seulement il trouvait un moyen de lui faire comprendre avec tact de ne plus appeler chez lui. Cela ne devrait pas être si difficile, Jake s'est toujours targué de savoir mentir aux femmes. Est-ce mal ? se demande-t-il. Après tout, il ne leur dit que ce qu'elles ont envie d'entendre. C'est vraiment de la gentillesse de sa part. Leurs oreilles si exquises n'écoutent que ce que leur âme douce et romantique est capable d'assimiler... » (p.54)
Mentir aux femmes, mentir à ses admirateurs et à ses étudiants qui tentent « d'absorber comme des tampons d'ouate un fragment de son génie » (p.15) et se mentir à lui-même permet au professeur Jake Coleman de figurer au hit parade des artistes à la mode mais tout au fond de lui, il n'est pas dupe et sait bien que si les gens achètent ses œuvres, c'est parce qu'il est « bien commercialisé. Mais pour peu qu'on les interroge, aucun ne saurait expliquer pourquoi » (p.15). Sous la dorure clinquante de son succès se cachent en réalité une série d'échecs personnels monumentaux.
L'histoire de Jake et celle de Camille progressent en parallèle pour se rejoindre quand Zara, devenue une jeune artiste tourmentée par la mort de sa mère mais pleine d'énergie, devient l'élève puis la maîtresse de Jake qui est fasciné par sa personnalité et son talent. Mais l'égocentrisme du Maître, son charme hypocrite et les efforts qu'il déploie pour s'approprier le génie de son élève ne font que précipiter la fin de ses rapports avec Zara et l'éloignent encore davantage d'une conception de l'art qui, comme le disait Rodin, « chercherait à comprendre le monde et à le faire comprendre ». Dans une société dominée par les apparences, l'intransigeance et la conformité aux normes, il n'est pas donné à tout le monde d'avoir le courage de donner libre cours à sa conscience. On sent bien que Jake a définitivement condamné la sienne au silence. S'il avait quelque chose à dire à ses compatriotes, ce n'était certainement pas ce que les zélateurs de l'apartheid et du pouvoir en Afrique du Sud voulaient entendre. Toutefois, égal à lui même, il oublie délibérément que « l'art ne doit pas être seulement des sucreries pour la table des puissants et des opulents mais qu'il doit se répandre, comme les rayons du soleil, sur les grands et les petits, sur les pauvres et les riches » (Pierre de Cornelius) et il se plie aux désirs de ses puissants commanditaires dont il devient le serviteur empressé bien qu'il les méprise. La manière sarcastique dont il parle des Bryant ne le montre que trop :
« Roland Bryant est un magnat des affaires qui a hérité de la fortune familiale. Les cheveux ébouriffés, les joues rondes et roses, il exsude le genre de bonhomie que procure une vie sans problèmes. L'argent lui a tout acheté : statut social, amis, sécurité financière et plaisirs... Cecily Charlston-Bryant, sa femme lisse et manucurée ... a suivi les cours d'une école suisse pour jeunes filles de bonne famille où elle a contracté une diction trop articulée ainsi qu'une passion pour le champagne français et les voyages. « Pourriez-vous vivre sans Sienne ? » a-t-elle coutume de demander, roulant des yeux tandis qu'elle trempe ses lèvres boudeuses dans une flûte de Laurent Perrier. Elle lui faisait penser à un pékinois. ... Le couple possède cependant plusieurs de ses toiles, disséminées partout dans leur demeure dallée de marbre. Ils adorent agrémenter leur table d'un artiste célèbre... » (p.47)
Les toiles de Jake Coleman disséminées dans la demeure des Bryant ne sont que des objets sans âme auxquels il manque la chaleur des dessins d'enfants qui décorent la rondavel de Camille, « fixés par du ruban adhésif sur des supports et des cadres de carton » (p.21) : il y a des choses que l'argent ne peut pas acheter. La réitération de cet adage fait déjà de ce roman un ouvrage qui vaut la peine d'être lu. Mais le plaisir de découvrir D'une même voix va au delà. Il participe aussi de l'invitation de Susan Mann à entrer dans un univers romanesque minutieusement construit et à l'explorer en compagnie de personnages, plus vrais que nature, qui savent nous interpeller.
Jean-Marie Volet
Editor ([email protected])
The University of Western Australia/School of Humanities
Created: 01-October-2009.
https://aflit.arts.uwa.edu.au/reviewfr_mann09.html