A (RE)LIRE "Souviens-toi, Zenzélé", un roman de Nozipo MARAIRE Paris: Albin Michel, 1996. (286p.). ISBN: 2-226-08566-1. Traduit en français par Marie-Claude Peugeot. Titre original: Zenzélé. A letter for my daughter [1996].
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Sentant la mort approcher, Shiri remémore sa vie, son enfance au village, la lutte du pays pour l'indépendance, ses amours et sa famille. Son existence a été bien remplie et elle la considère comme un trait d'union entre les générations. Sa fille Zenzélé qui est partie étudier à Harvard doit la connaître afin de pas oublier qui elle est et d'où elle vient. La longue lettre qu'elle lui adresse raconte son parcours et des choix qui révèlent un attachement indéfectible au Zimbabwe et un dévouement inconditionnel à son entourage.
Pour Shiri, donner un sens à la vie n'est pas du domaine de l'introspection mais de l'action réfléchie qui permet de trouver la place qui nous est échue dans la société qui nous entoure. Et c'est en observant ses parents qu'elle a appris qui elle était et ce que l'on attendait d'elle. En tant que fille aînée de la famille, dit-elle, son chemin était tout tracé et sa mission fort simple: aider sa mère, prendre soin de ses frères et sœurs jusqu'au moment de se marier, faire honneur à ses parents et à sa famille, puis accomplir son devoir auprès de son mari, de ses enfants et de la communauté locale.
Ce résumé succinct de ses activités ne dit cependant rien des défis auxquels elle a dû faire face au court de son existence, ses doutes, ses incertitudes face à la religion, la puissance de l'amour et le pouvoir destructeur du désespoir, sans compter les questions épineuses que sa fille, vive et précoce, lui pose sans cesse et auxquelles elle n'a souvent aucune réponse toute faite à lui proposer, ce qui provoque chez Zenzélé une irritation à la mesure de ses espoirs déçus et, l'enfant devenant adulte, une incompréhension toujours plus grande de certains usages cautionnés par sa mère.
Pourquoi, demande Zenzélé, est-il si important de rester en contact avec la famille au village, de respecter l'étiquette, de parler Shona? Pourquoi une femme devrait-elle être d'accord avec la perpétuation de la dot et une stricte division du travail? Pourquoi devraient-elle perdre son nom et être définie par la maternité? A ces questions, et bien d'autres encore, la logique ne peut répondre et, confrontée à la fois à l'arbitraire des us et coutumes et aux arguments de sa fille, le doute assaille Shiri, mais jamais au point d'ébranler la conviction basale qui la guide: le monde étant ce qu'il est, la bonne réponse à une question n'est pas de l'ordre de la logique mais ce qui semble juste, même si le bien-fondé d'un engagement peut être contesté par d'autres.
L'envie de partager le fruit de son expérience avec sa fille n'a donc pas pour but de lui apporter des réponses définitives. Non. Il s'agit plutôt de l'inviter à chercher des solutions qui répondent à ses désirs et aspirations. Et pour ce faire, elle l'invite à porter son regard au-delà du miroitement captieux de l'Ouest et de la simplicité illusoire du village. Elle lui raconte sa joie de devenir Mme Shungu lorsqu'elle s'est mariée, et Amai Zenzélé après avoir donné naissance à son premier enfant; le contentement que lui a procuré sa décision de rester au Zimbabwe plutôt que de partir à l'étranger pour y poursuivre ses études; sa satisfaction de se dévouer dans l'ombre pour les troupes qui luttaient pour l'indépendance plutôt que de rejoindre les rangs des combattantes armées comme sa jeune sœur Linda. Aux yeux de Zenzélé, la soumission de sa mère et son manque d'ambition sont injustifiables mais Shiri tient à lui faire comprendre que chacun, qui qu'il soit, doit pouvoir choisir ce qui il veut être et ce qu'il entend faire en fonction de ses idéaux et de son sens du devoir. Ces choix définissent la personnalité des individus, leur manière d'être et leur relation avec le monde. Et dans leur infinie diversité cousue de similarités, ils permettent à chacun de déterminer dans les grandes lignes ce qu'il faut faire pour vivre heureux et en paix avec son entourage et sa conscience.
La réponse de Shiri lorsque sa fille lui demande ce que signifie pour elle le fait d'être « africaine » est révélatrice à cet égard. De prime abord ce n'est pas sa propre expérience que Shiri associe avec le mot « Africaine », mais celle de sa mère qu'elle imagine répondant à la question en exhibant deux bras forts et musclés qui racontaient son histoire: « Vous voyez ces mains? elles parlent pour moi, et leur travail est mon témoignage » (p.63 ) aurait-elle dit. Pour elle, être une Africaine signifiait travailler dur et accepter sans récrimination tout ce que ce que la vie lui réservait, le meilleur comme le pire. Mais en posant les yeux sur sa fille, Shiri voit aussi un autre type d'Africaine, une jeune femme aussi énergique que sa grand-mère mais, contrairement à cette dernière, une révolutionnaire bien décidée à « refaire le monde » (p.64); une femme déterminée à contester l'exploitation des femmes et à lutter pour leurs droits. Ne sachant pas très bien de quel côté se ranger, Shiri se rend tout à coup compte qu'être « africaine » ne signifie pas la même chose pour tout le monde, que la question n'est pas de savoir qui a tort ou raison mais bien plutôt de se situer dans le débat d'une manière qui ne fasse pas violence aux valeurs que l'on entend défendre. Du coup, dit-elle à sa fille « Etre Africaine, c'est être forte, Zenzélé. Etre en paix avec soi-même. Il faut toujours écouter cette voix intérieure et veiller à ce qu'elle ne soit pas étouffée par les autres. C'est mesurer ses paroles, prendre soin de garder un juste équilibre entre ses occupations et ses talents. En un certain sens, c'est faire abstraction de soi, c'est servir autrui, mais tout en connaissant et en défendant ses droits jusqu'au bout. Souviens toi que c'est une femme, Mbuya Nehanda, qui a été à l'origine de la lutte pour l'indépendance au Zimbabwe et qui a déclaré la guerre à la Compagnie britannique d'Afrique du Sud en 1890. [...] La femme africaine sera ce que tu en feras, Zenzélé. Mais n'oublie jamais que, pour la majorité d'entre elles c'est aussi se lever avant toute la maisonnée, chauffer la cuisine [...], travailler la terre, parcourir des kilomètres à pied sur des chemins poussiéreux [...] » (p.65). Aucune définition n'est à même de déterminer ce qui caractérise une Africaine, ni, de fait, ce qu'elle devrait être.
Définir ce qu'une Africaine est ou devrait être, est donc aléatoire. Ce qui est certain, c'est qu'elle n'a jamais été l'âme perdue que moult Rhodésiens imprégnés de théories racistes exploitaient de manière éhontée sous prétexte de la secourir et de l'éduquer; elle n'a pas davantage été la femme reconnaissante à son Maître de pouvoir regagner une petite pièce exiguë après une très longue journée de travail, ou contente de voyager sur le pont arrière d'une camionnette alors que le chien de la maison s'étalait sur le siège du passager, à côté de son maître. Ce vilipendage institutionnalisé des Africaines n'est pas étranger à la colère de beaucoup de jeunes femmes qui, comme la sœur de Shiri, son amie Tinawo et plusieurs autres quittèrent leur famille pour rejoindre la guérilla et devinrent des mjibas, c'est-à-dire des jeunes femmes révolutionnaires qui délaissèrent le pagne pour le pantalon, visaient aussi bien que leurs compagnons et, « au lieu d'un bébé morveux, portaient sur leur dos l'espoir d'une autre génération sous forme de chapelets de munitions, de cartes, de codes et de matériel pour alimenter la bataille qui finalement nous mènerait à l'indépendance » (p. 242 ). « Elles étaient aussi étrangères à notre image traditionnelle de la femme que des Esquimaux » (p.242), dit la narratrice, mais elles aussi étaient des Africaines qui avaient choisi le chemin dicté par leur conscience; des personnes qui avaient forgé leur identité en marge des attentes sociales et au mépris des impositions d'une minorité raciste toute-puissante.
Le fait que Shiri n'ait jamais guerroyé aux côtés des mjibas ne signifie pas pour autant qu'elle se soit pliée sans réagir à l'oppression et au racisme obsessionnel de la minorité blanche. La lutte contre ces fléaux se mène sur plusieurs fronts et un épisode intéressant du roman souligne que pour Shiri, accéder à la liberté inclut non seulement la réalisation des aspirations politiques de tout un peuple, mais aussi le démantèlement des idées reçues. élevée dans une famille convertie au christianisme, Shiri a été une des innombrables victimes du « mythe pacificateur imaginé par les missionnaires, les exploitants des plantations, les gros fabricants de boissons sans alcool, les riches diamantaires de tous les pays, et les grands explorateurs, dont l'intérêt majeur était de nous tenir les mains occupées en ce monde, pour en tirer profit, et de nous maintenir l'esprit dans la placidité et la préoccupation de l'autre monde » (p.264). La blancheur immaculée des anges, des apôtres et du Dieu qui, lui a-t-on enseigné, l'attendait en son royaume pour la juger, sort tout droit de l'imaginaire de l'oppresseur qui en a fait un dogme; et ce n'est que lorsque Zanzélé fait remarquer à sa mère que tous les personnages bibliques représentés sur les vitraux d'une petite chapelle du voisinage sont noirs, qu'elle se rend compte que Dieu, comme la femme africaine, peut être à son image, que le christianisme n'est pas une chasse gardée et qu'il se prête à un nombre infini de représentations particulières, y compris une fratrie d'anges, de saints et d'apôtres africains regroupés autour d'un Christ noir ( p.261). Du coup, cela signifie aussi qu'elle n'a plus besoin de missionnaires blancs pour intercéder en sa faveur.
L'attitude du mari de Shiri vis-à-vis de la religion est plus radicale encore dans la mesure où la Révolution est devenue son Dieu, et la quête d'un monde plus équitable, sa mission. Il est avocat, un ardent défenseur de la veuve et de l'orphelin et il ne croit pas du tout en un Dieu tout-puissant observant le monde d'un œil bienveillant. Au contraire, il croit aux vertus de l'expérience et de l'action. La vie n'est pas prédestinée, dit-il, et, pour le meilleur ou pour le pire, on récolte ce que l'on a semé. Il est convaincu que les humains, et non les dieux, sont en charge de leur destinée; que l'histoire est écrite par l'homme plutôt que par un Grand Architecte. Il dénonce les images stéréotypées et les mythes fallacieux propagés par les Blancs et démystifie les "vérités" pseudo-scientifiques que les puissances colonisatrices utilisent pour justifier la discrimination raciale, la supériorité d'un système encourageant la concurrence plutôt que la coopération et un choix subjectif du matériau historique auquel font appel les métarécits du colonialisme.
Notre continent, dit le père de Zenzélé à ses compatriotes au cours des nombreux rassemblements politiques au cours desquels il est invité à prendre la parole, n'est pas la terre sans âme que les missionnaires, les hommes d'affaires, les philanthropes et les ethnologues ont envahie et considérée terra nullius. Ce n'est pas à eux de décider ce qui est bon pour nous; la tâche d'écrire notre histoire nous appartient et, comme le dit le dicton: « Tant que le lion n'aura pas appris à écrire, les histoires de chasse seront toutes à la gloire du chasseur » (p.118). Ainsi Shiri est-elle à l'unisson avec son mari, lorsqu'elle dit à sa fille, « Ne permets à personne de te définir, ni de définir ton pays » (p.137).
Ce mot d'ordre a servi de guide aux parents de Zenzélé. Il a déterminé le cours de leur vie et on imagine que leur fille va faire sienne cette devise. Un des aspects qui rend particulièrement intéressant le récit a trait au pouvoir décisionnel de Shiri évoqué par les manœuvres subtiles de la narratrice qui, tout en laissant croire au lecteur que l'héroïne est l'archétype de la femme traditionnelle, s'ingénie à montrer qu'au delà des apparences, les idées reçues qui définissent « les Africaines » ne s'appliquent pas à son personnage. Par example, si Shiri ne se marie pas par amour, cela n'a rien à voir avec la pression de sa famille; cela est dû au fait que son fiancé a été tué pendant la guerre et que personne ne pourra jamais le remplacer dans son cœur; elle est pleine d'admiration pour les impressionnantes facultés intellectuelles de son mari et de sa fille, mais son aptitude à comprendre le monde qui l'entoure est supérieure à la leur dans la mesure où elle témoigne d'une capacité exceptionnelle de saisir la dimension humaine des questions et des problèmes qui se posent; elle n'est pas partie à l'étranger pour y obtenir un diplôme prestigieux mais ses études à l'Ecole normale de Mutaré lui ont ouvert les portes du savoir et son esprit curieux sans arrêt en alerte en fait une fine observatrice du monde qui l'entoure; contrairement à sa mère qui ne voulait jamais quitter son village, elle a voyagé à l'étranger mais n'a jamais perdu de vue les principes fondamentaux hérités de ses parents, échappant aussi à l'attrait d'un « progrès » illusoire et à ses vaines promesses.
Accordant peu d'égards aux hiérarchies sociales et au statut économique qui définissent en bonne partie de l'identité des individus en Occident, sa manière d'être et de penser expriment implicitement une échelle de valeurs personnelle qui reflète sa vision du monde. Le père de Shiri était médecin, son mari un éminent avocat, sa sœur une enseignante, tout comme elle, et sa fille étudiante à Harvard. Mais à ses yeux, les titres, même les plus prestigieux ne valent rien s'ils contribuent à diviser les gens, à les couper de leurs racines ; s'ils ne sont pas considérés par les bénéficiaires comme un retour de l'investissement fait par leur famille et leur village pour assurer leur avenir. Ce qui différencie les gens, dans l'esprit de Shiri, ce ne sont ni leurs titres ni leur profession, mais leur dévouement à un avenir commun qui transcende les intérêts personnels tout en respectant les espoirs et les rêves de chacun.
à cet égard, le diplôme d'institutrice de sa sœur et son engagement dans la lutte armée contre le racisme et l'occupation de la Rhodésie par les colons blancs ont, à ses yeux, beaucoup plus de valeur que n'importe quelles études à l'étranger débouchant sur l'acculturation de l'individu, un changement d'allégeance et l'abandon complet de ses racines, de sa langue et de son identité. Le mérite de la grand-mère édentée et analphabète vivant au village est mille fois supérieur à celui de son fils qui revient à la maison après quinze ans d'absence, incapable de parler shona, vêtu d'un costume trois pièces et craignant d'attraper une infection au chevet de sa mère mourante. Dans le même ordre d'idées, les valeurs que lui ont léguées ses parents au village sont sans commune mesure avec celles que M. et Mme Charles Billingsworth Pelleday et leurs semblables entendent défendre pour interdire l'accès de leurs parcs et magasins à leurs compatriotes noirs, et d'installer leur chien sur le siège du passager alors que leur personnel de maison n'a droit qu'au pont arrière de leur camionnette.
La traduction de Marie-Claude Peugeot rend justice au style et à l'esprit d'un roman qui regorge de phrases lapidaires dignes de devenir de belles épigraphes: « Nous produisons du thé; ils nous vendent les sachets. Nous produisons du tabac; ils fabriquent les cigarettes. Nous produisons des fruits; ils nous vendent la confiture. C'est ce qu'une moitié du monde appelle 'libre-échange' et l'autre 'exploitation économique' » (p.116). Ou encore: « Les préjugés sont dans les yeux de celui qui regarde » (p.128); « Le racisme est un phénomène; c'est une sorte de brume épaisse qui brouille la vision, qui obscurcit la vision et le jugement des plus grands esprits » (p.127); « L'Histoire, c'est simplement une suite d'événements vus par un groupe particulier, généralement celui qui possède les plumes les plus robustes et l'encre la plus tenace » (p.119).
Sachant que les jours lui sont comptés, Shiri écrit à sa fille avec la réserve dont elle a fait preuve tout au long de sa vie: « Jamais mon nom ne figurera sur la liste des batailles célèbres. Aucun site fameux, aucune sculpture monumentale, aucun poème passionné ne porteront ma signature, c'est certain [...mais...] si tu écoutes au fond de toi, tu entendras l'écho de cette lettre, où que te mène ton cœur. Je regrette de ne pouvoir te laisser autre chose que des mots. Mais après tout, qu'est-ce que la vie, sinon une histoire, avec une part de fiction et une part de vérité? Pour finir, il y a les mots. Ils sont la preuve même de notre immortalité » (p.277). Cette modestie du propos est conforme à sa philosophie, mais elle ne reflète pas l'ampleur de son influence. En regardant le chemin parcouru, Shiri se demande si elle n'a fait que se plier à sa destinée ou s'il s'en est écartée à un moment donné (p.275) mais le lecteur comprend bien que c'est moins les choix qu'elle a fait qui comptent que le respect des valeurs auxquelles elle s'est efforcée de se conformer. Point de référence pour sa fille et « Africaine ordinaire » dévouée à sa famille et à sa communauté sans en faire grand cas, elle personnifie les millions de femmes anonymes qui, comme elle, ont soutenu la lutte contre le racisme, la discrimination, l'exploitation, l'acculturation et autres fléaux qui sabordent le pays. Certes, le nom de Shiri ne figure dans aucun livre d'histoire mais le roman qui retrace sa vie a été écrit d'une plume robuste; l'encre est tenace et près de vingt ans après sa sortie de presse, nombreux sont les lecteurs qui partagent encore l'enthousiasme de Kelsey Demers qui affirmait avec raison: « Ce livre est l'excellence à l'état pur » [1].
Jean-Marie Volet
Note
1. https://www.goodreads.com/book/show/666276.Zenzélé [Consulté le 18 mai 2014]
Editor ([email protected])
The University of Western Australia/School of Humanities
Created: 13-August-2014
https://aflit.arts.uwa.edu.au/reviewfr_maraire14.html