A (RE)LIRE "Vers l'Ouest avec la nuit", une autobiographie de Beryl MARKHAM Traduit en français par Viviane Markham. Title original: "West with the night" [1942]. Paris: Castor Poche Flammarion, 1995. (352p.).
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Née en Angleterre en 1902, Beryl Markham arriva au Kenya en 1906. Elle allait y passer la plus grande partie de son existence et mourut à Nairobi en 1986. Son autobiographie Vers l'Ouest avec la nuit retrace le parcours atypique d'une femme éprise de liberté. Qui aurait pu penser que la petite fille du Leicestershire abandonnée par sa mère qui avait hâte de rentrer en Angleterre se passionnerait pour les chevaux de course; qu'elle deviendrait la première aviatrice à sillonner les cieux africains; qu'elle volerait plusieurs fois jusqu'à Londres et traverserait l'Atlantique en solitaire en 1936. Son histoire, fascinante, évoque dans un style vif les débuts de l'aviation en terre africaine. Elle souligne les excès de la société coloniale d'alors mais exprime aussi le sincère attachement de l'auteure à son pays, le Kenya.
L'aviation ayant occupé une place très importante dans l'existence de Beryl Markham, les premières pages de son autobiographie évoque tout naturellement un souvenir ayant trait à sa carrière de pilote: un vol de Nairobi à Nugwe qui figure dans son carnet de bord en date du 16 juin 1935. Ce jour-là, elle devait livrer un cylindre d'oxygène à un chercheur d'or atteint d'une maladie pulmonaire dans ce petit village perdu au milieu de nulle part. Elle devait également essayer de retrouver Woody, un collègue aviateur qui n'était pas rentré à Nairobi et était sans doute en panne quelque part dans la brousse. Les vols de nuits, les atterrissages en rase campagne sur des pistes cahotantes et les pannes étaient monnaie courante. Comme le relève Markham, « A une distance de mille pieds, la lumière dansante des torches de pétrole ne révélait qu'une piste étroite, mince cicatrice sur le grand corps étendu de la brousse » (p.24). Arriver sain et sauf à destination représentait un exploit qu'il convenait de renouveler chaque jour et tous les pilotes n'eurent pas l'heurt d'y parvenir.
L'atterrissage de Merkham en pleine nuit à Nugwe dans un nuage de poussière que les torches coloraient d'une teinte orangée, son décollage au petit matin après avoir livré sa bouteille d'oxygène, et le sauvetage de Woody qu'elle retrouve en mauvaise posture sur le chemin du retour, ne sont qu'un avant-goût des péripéties relatées par la suite. Toutefois, ce n'est pas au cœur de l'exploit que la narratrice plonge le lecteur au tout début de son ouvrage. Elle entend en préambule lui rappeler que la mémoire donne une couleur particulière à toute évocation du passé, qu'elle est subjective, personnelle et irrationnelle. « Comment peut-on mettre de l'ordre dans des souvenirs? » écrit-elle en incipit avant de concéder qu'il s'agit là d'une mission impossible: « Je voudrais pouvoir commencer par le commencement, ajoute-t-elle. Je voudrais pouvoir dire: "Voilà le point de départ ... " Mais il y a cent points de départ, car il y a cent noms: Mwanza, Serengeti, Nungwe, Molo, Nakuru. Il y a une bonne centaine de noms et, pour commencer, il faut que j'en choisisse un non pas parce que c'est le premier, ni parce qu'il évoque une aventure particulièrement spectaculaire, mais parce qu'il est là, sous mes yeux, sur une page de mon carnet de vol [...] Les noms sont des clés qui ouvrent des corridors enténébrés dans notre esprit, mais que notre cœur reconnaît sans peine. » (p.7)
Les commentaires de Merkham sur les images contradictoires de l'Afrique que les auteurs proposent à tout un chacun sont eux aussi intéressants. Résolument moderne dans son approche de la chose littéraire, l'auteure souligne que son ouvrage comme de tous ceux des écrivains qui l'ont précédée ne propose pas une image définitive de « la réalité » mais recrée le monde et les événements qu'elle a vécus au fil de sa mémoire vagabonde. L'Afrique est « une entité qui prend naissance dans les espoirs et les rêveries des hommes » (p.13) dit-elle. « Il y a donc de nombreuses Afrique. Il y a autant d'Afrique qu'il y a de livres sur l'Afrique [...] Quand on écrit un nouveau livre à ce sujet, on a la satisfaction de savoir que l'image que l'on va en donner sera inédite, qu'elle se démarquera de toutes les autres, mais qu'elle se heurtera sans doute au refus hautain de tous ceux qui croient en une Afrique différente. » (p.13)
Cette approche non doctrinaire de la perception du monde et de la manière subjective dont chacun en parle, contraste avec les certitudes de l'idéologie coloniale. L'Afrique que nous raconte Beryl Markham se situe résolument en marge des clichés ressassés par la majorité de ses contemporains. Contrairement aux expatriés souffrant du mal du pays et rêvant de quitter « l'enfer des colonies », elle ne considère pas l'endroit où elle vit comme un monde étranger, sous-développé et plein de dangers. Elle se plaît où elle est et considère l'endroit où elle a grandi, comme « son pays » (p.13). La ferme familiale, les gens qui y travaillent et les vastes étendues de brousse qui l'entourent lui fournissent tous les repères nécessaires à la compréhension du monde. « J'avais quatre ans quand j'ai quitté l'Angleterre », dit-elle à son ami Otieno, « Peut-être que c'était le pays de lait et de miel, mais je ne me le rappelle pas ainsi. [...] Je ne connais pas d'autres pays que celui où je vis ces collines, familières comme un souhait de toujours, ce veldt, cette forêt. » (p.148).
Cet attachement au Kenya explique son désir de rester sur place lorsque la faillite contraint son père à vendre sa ferme et à quitter le pays comme sa voisine Karen Blixen un peu plus tard. Beryl a à peine dix-huit ans, une passion dévorante pour les chevaux de course et la certitude qu'elle en sait assez sur le sujet pour entraîner des pur-sang et les mener à la victoire sur les hippodromes des environs. Dès lors, le cœur gros mais confiante en l'avenir, elle quitte le domaine paternel avec son cheval Pégase et deux sacoches de selle. « Jamais je n'ai possédé si peu de chose » affirme-t-elle avant d'ajouter: « et je ne suis pas sûre qu'il m'en ait jamais fallu davantage ». (p.158). Au sortir de l'adolescence, l'idée de thésauriser lui est étrangère et elle le demeurera toute sa vie. Cigale sans attirance pour la vie besogneuse des fourmis, elle se laisse porter par ses projets, son goût de l'aventure, ses engouements et ses désirs de réussite: à dix-huit ans, lorsqu'elle quitte son père, ce qui compte pour elle c'est d'obtenir une licence professionnelle d'entraîneur du très britannique Jockey Club de Nairobi; de devenir une femme entraîneur, et de courir de victoire en victoire avec les chevaux qu'on lui aura confié. Projet utopique, certes, car ni le Jockey Club, ni les propriétaires de pur-sang ne voyaient d'un très bon œil une jeune femme ayant la prétention de s'immiscer dans leur chasse gardée. Mais à force de détermination, de persistance, de séduction et de travail, Beryl Markham finit par imposer sa présence sur les champs de course avec plusieurs belles victoires.
L'engouement de la narratrice pour l'aviation, dans les années trente, mit fin à ses activités hippiques. Ce n'est que bien des années plus tard, lorsque Beryl Markham rentra au Kenya après un long séjour aux Etats Unis dix ans après la publication de son autobiographie qu'elle renoua avec la passion des chevaux de sa jeunesse et reprit son activité d'entraîneuse pour devenir rapidement l'un des entraîneurs les plus couronnés de Nairobi.
Sa rencontre fortuite avec Tom Black sur un chemin de campagne au milieu de nulle part fut à l'origine de son intérêt pour les aéroplanes. Le jeune homme réparait sa voiture qui venait de tomber en panne et Beryl qui passait par là avec Pégase s'était arrêtée. Elle discutait de choses et d'autres avec le jeune homme alors qu'il s'activait, les mains pleines de cambouis. Ils parlaient d'automobiles et de progrès techniques, mais ce qui passionnait Tom par dessus tout, lui disait-il, c'était les aéroplanes. Il en avait piloté un pendant la guerre, ça lui avait beaucoup plu et il n'attendait que le moment de trouver l'argent nécessaire pour acheter son propre appareil. « Quand vous volez, disait le jeune homme, vous avez l'impression de posséder le monde, plus que si vous étiez propriétaire de toute l'Afrique. Vous sentez que tout ce que voyez vous appartient [...] Tout est là, et tout est à vous. Vous vous sentez plus grand que vous n'êtes et plus proche d'un idéal que vous pensiez vaguement être capable d'atteindre mais que vous n'aviez jamais eu le courage d'envisager sérieusement. » (p.178).
La chance aidant, Tom réussit à réaliser son rêve quelques années plus tard. Beryl vivait alors à Nairobi et elle était là lorsque Tom arriva de Londres avec son nouvel avion. Il était rayonnant et parlait avec enthousiasme de la compagnie aérienne qu'il allait créer pour desservir chaque coin et recoin du pays. Sa passion était communicative et il ne fallut pas longtemps pour que Beryl ne se décidât à apprendre à piloter. « Tom commença mon apprentissage sur un D.H. Gipsy Moth », dit-elle. « Son hélice pulvérisait le silence de l'aube sur les plaines de l'Athi. Nous nous balancions au-dessus des collines, au-dessus de la ville, puis nous revenions, et je compris comment un homme peut être maître d'un avion, et comment un avion peut être maître d'un élément. Je vis l'alchimie de la perspective réduire le monde que je connaissais, et tout le reste de ma vie, aux dimensions de grains de blé dans une tasse [...] J'appris à partir à l'aventure. J'appris ce que tout enfant imaginatif a besoin de savoir qu'il n'existe pas d'horizon si lointain qu'on ne puisse survoler et dépasser. » (p.213).
Obtenir son brevet de pilote ne fut qu'une formalité et une année et demi après avoir commencé à voler, elle passa son brevet « B », c'est-à-dire, dit-elle, « la Grande Charte d'un pilote » (p.218) qui lui permet de passer professionnel. Elle avait environ mille heures de vol à son actif et décida de se mettre à son compte, « transportant du courrier, des passagers, des provisions pour les safaris, ou toute autre cargaison » (p.220). Parallèlement, Tom consacrait toute son énergie à l'expansion de la Wilson Airways dont il était le directeur et le pilote principal. « Il œuvrait avec acharnement comme ambassadeur du progrès à l'intérieur du pays » (p.220) dit Beryl, et souvent, ajoute-t-elle, « nous quittions l'aéroport de Nairobi juste après l'aube Tom en route pour l'Abyssinie et moi pour le Soudan anglo-égyptien, le Tanganyika, la Rhodésie du Nord, ou n'importe quelle autre destination où m'appelait un contrat » (p.220).
Bien que passionnée par son métier, le transport routinier de passagers et de matériel finit par perdre son piquant, d'autant que Tom à qui l'on avait offert un nouvel emploi était parti pour l'Angleterre en laissant un grand vide derrière lui. Mais Beryl n'ayant rien perdu de son dynamisme releva le défi de Denys Finch-Hutton et plus tard du Baron Bror von Blixen-Finecke (Karen Blixen's ex-mari) qui organisaient des safaris pour les milliardaires de l'époque: leur idée était de repérer les éléphants à l'aide d'un avion et d'indiquer la position du gibier aux chasseurs progressant laborieusement à travers la brousse. « L'émerveillement de mes premières heures de pilote néophyte s'était émoussé » (p.227), dit-elle, et repérer les éléphants permettait non seulement de sortir de la routine, mais c'était aussi un travail très lucratif.
Cette facilitation empressée du massacre de la faune africaine est difficile à réconcilier avec le dénigrement des chasseurs qui se livrent, dit l'auteure, à une tuerie qu'elle qualifie « d'absurdité ». « Ce n'est ni brutal, ni héroïque », dit-elle, « c'est tout juste une de ces entreprises ridicules dans lesquelles les hommes aiment se lancer » (p.237). Plusieurs pages consacrées aux éléphants font l'apologie de ces géants qu'elle qualifie de rationnels, sensés, pratiques et intelligents. « Une intelligence de cet ordre dans un animal inférieur donne naturellement lieu à des exagérations, dont certaines sont assez tenaces pour se cristalliser en légendes. Pourtant, on ne peut pas nier une vérité uniquement parce qu'elle a donné naissance à une légende. Certaines des prouesses quasi divines de notre propre espèce, accomplies à des époques révolues, ont souvent traversé l'histoire sur les doubles béquilles de la fable et de la crédulité humaine. » (p.240)
Exubérante et pragmatique, la narratrice n'est pas femme à s'inquiéter des contradictions qui émaillent son comportement et ses propos. C'est donc sans remords et en toute connaissance de cause qu'elle s'accoquine avec Denys Finch-Hutton puis avec le célèbre Baron Blix dont elle apprécie le charme et admire la détermination, le sang-froid et la capacité de sortir indemne des situations les plus périlleuses. Sa seule faiblesse, affirme-t-elle, est d'avoir toujours été trop modeste dans sa manière d'évoquer ses exploits. « Il fait de toutes les montagnes qu'il a escaladées des taupinières, et relate comme de minces incidents des histoires vraies qu'un homme moins modeste aurait transformées en sagas épiques. » (p.233)
De fait, la même remarque conviendrait aussi bien à l'autobiographie de Beryl Merkham dont les prouesses comptent un nombre incalculable de vols de nuit et d'atterrissages périlleux, plusieurs vols du Kenya en Angleterre, et la traversée en solitaire de l'Atlantique. Autant de performances qui sont présentées comme des exercices somme toute assez ordinaires. Cette modestie qui contraste avec la vivacité de l'auteure n'a rien d'artificiel et elle n'empêche pas le lecteur d'imaginer les obstacles que cette femme d'exception a dû surmonter tout au long de sa vie. Il n'était pas possible de défier l'ordre social des années 1920 et 30, de s'arroger des droits qu'on refusait aux femmes à l'époque et de se faire une place au sein d'un univers masculin bien gardé sans être la proie de féroces critiques.
L'autobiographie de Markham évoque la vie d'une femme libre et déterminée. Mais ce qui fait le charme de cet ouvrage, c'est l'absence de grandiloquence et une tendance naturelle de l'auteure à observer le monde qui l'entoure en se laissant interpeller et en donnant un sens inattendu aux êtres et aux choses. Ses commentaires sur les cartes topographiques le montrent et conviendraient aussi bien pour résumer Vers l'Ouest avec la nuit, qui, comme une carte, « n'est qu'un morceau de papier [...] et de l'encre, mais si vous y réfléchissez un peu, si vous y pensez un instant, vous constaterez que ces deux substances se sont rarement conjuguées pour fabriquer un document aussi modeste, et pourtant aussi révélateur d'entreprises téméraires ou de conquêtes historiques. » (pp.286-7). Markham propose ici une image inhabituelle des débuts de l'aviation au féminin et du monde colonial. Un beau livre qui mérite d'être arraché à l'oubli où on l'a laissé sombrer.
Jean-Marie Volet
Note
Un documentaire sur la vie de Beryl Merkham, en anglais, est disponible en DVD. "World Without Walls: Beryl Markham's African Memoir". Produced by Joan Saffa. Directed by Andrew Maxwell Hyslop. 60 minutes. SHG Productions, 1985. [Documentaire non visionné].
Editor ([email protected])
The University of Western Australia/School of Humanities
Created: 1-August-2012
https://aflit.arts.uwa.edu.au/reviewfr_marhham12.html