A (RE)LIRE "Mosaïques Africaines", un recueil de chroniques de Rita MENSAH-AMENDAH Paris: L'Harmattan, 2002. (112p.). ISBN: 2-7475-2580-5.
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« En criant non à l'inégalité des sexes, non à la mutilation, non au statut d'étrangère de l'épouse... l'auteure revendique pour la femme le droit au respect, à l'épanouissement et la reconnaissance de sa dignité » [1]. Ces quelques lignes extraites de la préface de Mosaïques Africaines évoquent parfaitement l'esprit dans lequel ont été écrites les vingt-cinq chroniques féminines proposées ici par Rita Mensah-Amendah. Ce recueil s'adresse en premier lieu aux compatriotes de l'auteure [2] mais la portée de l'ouvrage dépasse largement les frontières du Togo et chaque lecteur, quelle que soit son origine, trouvera matière à réflexion. Mosaïques Africaines propose une analyse lucide des relations de genres propres à plusieurs pays africains [3].
Prenant pour prémisses le fait que l'épouse est maintenue en marge de la solidarité clanique de son mari (p.86), Rita Mensah-Amendah suggère qu'une des premières sources de conflit familial est liée au fait que les femmes demeurent toujours des étrangères au sein de leur belle-famille: aux yeux de son mari et de son entourage, l'épouse n'est qu'une « deva », une femme venue d'ailleurs qui est réduite à sa fonction reproductrice et « n'a pas voix au chapitre. » (p.103). Les sommes considérables qui changent de mains lorsqu'un homme « acquiert » une épouse c'est-à-dire un simple réceptacle permettant à sa semence de porter des fruits ne permettent pas une relation égalitaire entre les époux. Cette approche mercantile et phallocratique entérinant les prérogatives masculines, a non seulement dominé le droit coutumier et les relations familiales au cours de siècles, mais elle a aussi conduit les femmes à intérioriser « un complexe d'infériorité » dont, affirme l'auteur, « il faudra bien un jour se défaire ! » (p.89).
La solidarité clanique qui domine les rapports socio-familiaux s'oppose cependant à une telle évolution. Comme le suggère l'auteure, elle empêche la femme de porter un regard différent sur les autres et sur soi même. Quoi qu'elle fasse, l'épouse reste attachée à son père et à ses frères. Cela signifie en premier lieu que les enfants nés de l'union des époux restent à jamais la « propriété » du père. Et comme l'épouse n'est pas invitée à prendre part aux discussions concernant la famille de son mari, elle n'a pas grand chose à dire en ce qui concerne l'avenir de ses enfants, s'ils vont aller à l'école ou non, quand ils vont quitter la maison, qui ils vont épouser, etc. De plus, si une épouse est répudiée ou qu'elle décide de s'enfuir pour échapper à un mari qui la brutalise, sa belle-famille garde ses enfants car « le produit de son ventre appartient de plein droit à l'homme. » (p.88).
Un chauffeur de taxi intervenant de manière inopinée dans la conversation de deux de ses passagères, souligne la précarité des épouses soumises aux aléas d'un machisme atavique: « la mère est et demeure une "deva", il ne faut jamais l'oublier », affirme-t-il. Elle peut à tout moment partir si bon lui semble, tandis que ma fille, elle est de mon sang, de mon clan et participe aux mêmes coutumes et rites que moi. Elle a un devoir de solidarité clanique avec son père et si elle ne sait pas comprendre cela, alors dehors ! » (p.86).
Le fait de maintenir les « dévas » à distance et de les exclure des affaires familiales a aussi des conséquences désastreuses lorsqu'une femme perd son mari. La coutume veut que la veuve n'ait aucun droit sur les biens de son époux. Elle n'hérite rien et l'ensemble des avoirs du couple est réparti entre les membres de sa belle-famille, laissant l'infortunée démunie. Le nouveau Code Togolais des Personnes et de la Famille cherche, certes, à protéger la veuve et l'orphelin, mais pour les parents, les frères, les sœurs, les oncles et les tantes du défunt, l'idée de partager les biens d'un des leurs avec une « déva » que la coutume a toujours maintenue à l'écart du clan, demeure au mieux controversée, et au pire une atteinte inadmissible aux droits coutumiers. C'est ce que montre une participante pleine de colère lors lorsqu'elle s'écrie lors d'une séance d'information sur le nouveau Code de la Famille: « Moi, je suis la mère. Je perds mon fils. Moi qui l'ai porté, l'ai allaité, me suis saignée pour qu'il fasse ses études et maintenant qu'il est mort aucun de ses biens, rien, absolument rien ne me revient ! Tout ira à une autre femme. Et c'est une étrangère à tous mes sacrifices qui va en profiter ? Allez réviser votre loi, elle n'est pas juste. » (p.77).
Cette véhémence met en évidence la difficulté l'impossibilité même d'une modification des conventions satisfaisant tout le monde. Dans un contexte clanique prévenant le développement d'une solidarité féminine allant au-delà d'une assistance mutuelle liée aux activités domestiques, les femmes se retrouvent souvent opposées les unes aux autres. Les attentes liées aux hiérarchies familiales, les effets pervers de la polygamie et l'inconstance masculine favorisent les affrontements et sont autant de facteurs qui opposent l'épouse à ses belles-sœurs, la dernière épouse à ses co-épouses, la veuve à ses belles-sœurs, la maîtresse à l'épouse légitime... De plus, l'attribution aux femmes du rôle de gardienne des traditions assure la pérennité d'un système patriarcal hostile à celles-là mêmes que la tradition a chargées de le défendre contre vents et marées. D'où le commentaire « remarqué et applaudi » (p.101) d'un intervenant soulevant le paradoxe du conservatisme et de l'irréductible antagonisme des femmes, lors d'une conférence sur la violence faite aux femmes à laquelle participait l'auteure [4]: « Quand on parle de mutilations sexuelles, je me demande qui sont les exciseuses ? Quand ont lieu les cérémonies de veuvage, je me demande qui inflige à la veuve éplorée les pires sévices et l'oblige parfois à des actes humiliants ? Au sein des couples, qui le plus souvent crée la zizanie ? Qui considérées comme les gardiennes des traditions, veillent à leur immuabilité et s'érigent contre toute modification ? Une seule réponse: les femmes. » (p.101). L'analyse semble pertinente, affirme l'auteure, mais à qui profite le crime, ajouet-t-elle ? A ses yeux, la réponse est sans ambiguïté: « Tout cela se fait au bénéfice de l'homme. » (p.102).
Depuis leur plus tendre enfance, par exemple, les petits bouts d'hommes à qui leur mère et leurs sœurs donnent le surnom de « Fofovi » ou de « Petit papa », apprennent que l'autorité appartient aux hommes; et nombreux sont ceux qui en profitent sans vergogne, adoptant « une attitude de domination, de supériorité naturelle dont leur mère ne s'offusque pas, cédant aux caprices de leur petit mâle comme si c'était tout naturel (p.88). L'idée que les hommes et les femmes sont égaux est loin d'être admise par tout le monde au Togo et Rita Mensah-Amendah entend bien faire changer les choses car, dit-elle tout au long de ses chroniques, « affirmer, revendiquer l'égalité des sexes, c'est précisément crier justice, demander réparation pour les oppressions passées et présentes » (p.20). En appelant de ses vœux une société plus égalitaire, c'est non seulement aux femmes que l'auteure s'adresse, mais également à tous ses concitoyens, garçons et filles, jeunes et vieux, hommes et femmes.
Pour atteindre cet objectif, Rita Mensah-Amendah met aussi l'accent sur la nécessité de substituer le dialogue aux confrontations verbales et aux coups. Les habitudes, les attitudes et les attentes de tout un chacun n'évoluent que très lentement, admet-elle, mais même si elle est lente, l'évolution progressive de l'image que les femmes ont d'elles-mêmes et le rôle qu'elles entendent jouer dans la société peuvent conduire à un changement significatif des rapports sociaux. Ce n'est donc pas une coïncidence si la première chronique ayant pour titre « L'estime de soi » propose en épigraphe un court dialogue d'Ibsen qui évoque deux visions du rôle de la femme dans la société: « Epoux: Avant tout vous êtes épouse et mère. Epouse: Je crois que je suis avant tout, un être humain doué de raison. (Ibsen, La maison de poupée, 1879).
Ces quelques lignes résument le credo de Rita Mensah-Amendah. Elles justifient aussi le conseil qu'elle donne aux jeunes femmes d'aujourd'hui: « N'accepte jamais, ma fille, qu'un homme ou qui que ce soit, te donne un complexe d'infériorité et t'amène à te mépriser toi-même. » (p.13); « La femme, aujourd'hui, plus que jamais [...] doit s'affirmer par son intelligence, ses talents, sa personnalité, et manifester son aptitude à se prendre en charge dans l'effort et la détermination. » (p.92).
L'éducation des filles est dès lors primordiale et la deuxième chronique du recueil a pour titre « Le premier mari ! », une référence à la sentence populaire: « Le travail, ma fille, est ton premier mari » (p.15). Mais en contraste avec le sens donné à cette maxime par les mères de jadis, les mères progressives d'aujourd'hui incluent dans l'idée de « travail » toutes les activités susceptibles de garantir l'indépendance financière des femmes, seul gage de leur liberté. Dès lors, comme le souligne Gisèle Hountondji, une autre chroniqueuse d'origine béninoise: « Depuis longtemps, bien des femmes ont compris que "leur premier mari, c'est leur métier". Autrement dit, femme qui n'a pas de métier n'a pas de mari. A la place, elle aura un dictateur inconscient et impénitent, c'est naturel! Toutes celles qui n'avaient pas compris cela avant leur mariage le regrettent amèrement aujourd'hui » [5].
Exercer une activité rémunératrice n'empêche pas pour autant les femmes « modernes » d'être mère, d'allaiter leur nourrisson, d'élever leurs enfants et, en dernière analyse, de mener une existence heureuse et équilibrée au sein de leur belle-famille. Il est possible d'être indépendante, d'aimer sa progéniture et de dire comme l'écrivain béninois Jean Pliya dont Rita Mensah-Amendah emprunte le titre d'un de ses textes « Merci Seigneur, pour les merveilleux enfants que tu m'as donnés. » (p.67). Contrairement à l'usage qui veut que le père « possède » les bambins mis au monde par sa femme, pour elle, les enfants d'un couple appartiennent à leur mère et à leur père. Filles et garçons ont besoin de l'affection et des encouragements de leurs deux parents. Les insultes, les châtiments corporels, la maltraitance, les accusations de sorcellerie et la discrimination des filles n'ont plus leur place dans le monde moderne. La violence physique et les pressions exercées contre les femmes ne définissent pas la mesure d'un pouvoir supérieur mais l'incapacité des auteurs de ces méfaits à trouver une solution cohérente aux différends qui les opposent aux autres.
La vingt-cinquième et dernière chronique du recueil consacrée aux accusations de sorcellerie propose une analyse similaire du phénomène. Tout comme l'homme qui « corrige » sa femme, la belle-sœur qui soumet une proche parente à un traitement injuste parce qu'elle la considère comme une « déva » et la personne qui accuse un voisin, un parent ou, pire encore, un de ses enfants de sorcellerie, incarnent l'impuissance des individus incapables de faire face à leurs responsabilités de manière rationnelle.
Mosaïques Africaines analyse avec pertinence les causes de l'oppression des femmes au Togo. L'ouvrage propose une intéressante feuille de route susceptible de rendre aux Togolaises le droit au respect et à l'égalité des droits que la société d'aujourd'hui rechigne souvent à leur accorder. La mondialisation s'immisce dans tous les interstices de la vie contemporaine et bien que les valeurs traditionnelles soient encore vivaces, les exigences d'un monde en perpétuel changement remettent en question les relations familiales et le rôle de la femme dans la société. La structure des liens sociaux, familiaux et matrimoniaux qui étaient adaptés aux siècles écoulés doit être revue à la lumière des exigences de notre temps et un certain nombre de pratiques hostiles au développement harmonieux de la famille togolaise moderne doivent être abolies.
Rita Mensah-Amendah récuse la pertinence des usages portant préjudice aux femmes et elle refuse les coutumes défendues par des forces réactionnaires occultes et peu enclines à abandonner une partie de leurs privilèges. Elle témoigne de la volonté des femmes progressistes du Togo de rompre le cycle de la discrimination qui perpétue, génération après génération, « l'engrenage infernal » (p.105) de la sorcellerie, l'oppression des femmes, la marginalisation des « dévas », la violence domestique et la maltraitance des enfants. Un grand projet, certes, mais qui n'a rien d'utopique comme le montre de manière convaincante ses Mosaïques Africaines.
Jean-Marie Volet
Notes
1. Préface, p.10.
2. Koffi Anyinefa. "Note de lecture", octobre 2008. [https://togolitteraire.haverford.edu/LE_TOGO_LITTERAIRE/AMENDAH,_R.M..html] [Consulté le 22 avril 2012].
3. Voir aussi le dernier recueil de nouvelles de Rita Mensah-Amendah, "Faits divers et d'espoir", Lomé: Editions Graines de pensées, 2011.
4. « Mensah-Amendah Têlé Rita est née en 1940 à Dakar. Après des études en France et au Togo sanctionnées par une Licence ès Lettres, un Diplôme d'Etudes supérieures et une Licence d'anglais. Elle a enseigné la littérature au Lycée et à l'Université, et le français de spécialité dans les Grandes Ecoles de formation technique et professionnelle. Elle a été réalisatrice et productrice d'une émission littéraire à Radio Lomé et Secrétaire Générale de l'Association des Professeurs de Français du Togo. Militante des Droits de l'Homme, elle a dirigé le CRIFF, participe au Dialogue intertogolais dans la délégation de le GF2D et préside les Dames Auxiliaires des Chevaliers de Saint Jean Internationale, tout en menant une activité éditoriale et socio-culturelle intense. Par ailleurs, elle est consultante en genre et développement, spécialiste des questions de violences faites aux femmes. » Gaetan Noussouglo, "'Faits divers et d'espoir' de Rita Amendah", "Togo Cultures" 17 mai 2011. [https://www.togocultures.com/spip.php?article486] [Consulté le 22 avril 2012].
5. Gisèle Hountondji, "Les bêtises de Napoléon", in "La Nouvelle Tribune" (Cotonou), no 118, 8 mai 2002, p.2. [https://aflit.arts.uwa.edu.au/Hountondji_chronique1.html].
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The University of Western Australia/School of Humanities
Created: 1-May-2012.
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