A (RE)LIRE "Rayé de la carte: Chantier du barrage de Mérowé sur la 4e cataracte du Nil Nord Soudan", un roman de Martine MERLIN-DHAINE Paris: L'Harmattan, 2013. (190p.). ISBN: 978-2-343-00838-7.
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Le gigantesque barrage de Mérowé construit sur le Nil au début des années 2000 a été sujet à controverse dès le début de sa construction. Rayé de la carte de Martine Merlin-Dhaine évoque les difficultés associées à la réalisation de ce vaste complexe hydro-électrique. Ce roman situé à l'intersection de la littérature et de l'histoire, met l'accent sur la répression brutale des opposants au projet, la dépossession des populations et la perte définitive de vestiges archéologiques qui témoignent de civilisations plusieurs fois millénaires.
La construction du barrage est presque terminée lorsque l'archéologue Sara Clémenti est invitée à rejoindre son collègue Hans Hofmann, toutes affaires cessantes. Plusieurs vestiges archéologiques de l'Egypte ancienne sont sur le point de disparaître, engloutis par les eaux, tout comme, d'ailleurs, des villages entiers et les terres fertiles qui ont nourri des dizaines de milliers de personnes depuis toujours. L'heure est grave et Hofmann compte sur sa collègue pour lui prêter main forte alors que les secrets de l'ancien royaume de Koush sont sur le point d'être submergés.
Sara est consciente de la situation, mais un départ pour le Soudan ne l'enthousiasme guère. Ni la catastrophe archéologique qui se profile à l'horizon, ni la détresse des populations locales ne s'imposent à elle comme un appel impératif à s'engager personnellement. Toutefois, elle doit une faveur à Hofmann et elle ne veut pas le laisser tomber. Aussi, en atterrissant à Khartoum par devoir plus que par intérêt, elle pense déjà au meilleur moyen d'écourter son séjour. Une fois sur place, cependant, son empressement à quitter les lieux fait place une envie imprévue de prolonger son séjour. Séduite par les berges du Nil, la palmeraie et les lignes douces du village de couleur ocre où elle est arrivée après plusieurs heures de route, l'idée d'abandonner sa vie trépidante lui vient à l'esprit: ici, pense-t-elle, peut-être est-il possible de donner un sens à la vie, de croire en quelque chose qui nous dépasse, quelque chose qui nous libère de nous-mêmes. (p.24). La tragédie vécue par les habitants du lieu et la disparition imminente de secrets millénaires enfouis dans le sable rouge depuis la nuit des temps touchent son âme et l'interpellent, tout comme ces éléments dramatiques avaient déjà interpellé auparavant certains représentants bien « réels » d'organisations internationales dépêchés sur place.
Un archéologue ayant collaboré au Projet de sauvetage archéologique envoyé au Soudan écrivait par exemple: « D'un point de vue archéologique, la région de la quatrième cataracte a été l'une des parties les moins étudiées et les plus mal connues de la vallée du Nil, avant la menace posée par la construction du nouveau barrage. D'une manière générale, le peuplement de cette zone aride a été tributaire de la rivière tout au long de son histoire et la construction du barrage, et du réservoir de 170 km de long qui en résulte, va entraîner d'immenses dommages au patrimoine archéologique de la région »[1]". A ces propos, un envoyé spécial de l'ONU tout aussi « réel » ajoutait que des milliers de personnes avaient été déplacées dans des circonstances qui en avaient laissé un grand nombre sans toit ni nourriture[2].
On peut se demander si le signal d'alarme lancé par les premiers témoins d'un égarement technologico-politico-économique a poussé Merlin-Dhaine à prendre la plume, d'autant que la construction de ce barrage laissait envisager la possibilité d'en bâtir d'autres[3]. Peut-être. Mais le fait d'avoir choisi la littérature pour dénoncer un désastre humain et écologique mal documenté bouscule les frontières qui séparent l'imaginaire des faits « réels ». Les romans sont par définition des récits en partie fictifs et lorsqu'ils prétendent aussi être « historiques », c'est-à-dire, des histoires vraies, ils interpellent les historiens qui, comme Brigitte Krulic, soulignent les limites d'un genre « soumis [à deux] tentations contradictoires [...] la volonté de documentation fiable et l'imaginaire empathique qui comble les failles de l'information. [...] Comment concilier les exigences romanesques avec les faits réels », demande-elle. « Comment masquer les 'coutures' entre l'intrigue, le plus souvent portée par les personnages imaginaires, et l'arsenal documentaire destiné à étayer le sérieux et la bonne foi du romancier historique? »[4].
Le titre du roman souligne cette contradiction. Rayé de la carte: Chantier du barrage de Merowe de la 4e cataracte sur du Nil Nord Soudan évoque davantage le titre d'un ouvrage de recherche que celui d'un roman. Et quand bien même le mot 'roman' est imprimé en petit sur la couverture, le paratexte éditorial entend convaincre le lecteur que l'ouvrage est bel et bien « historique », et qu'il s'appuie sur des faits même si les premières pages du roman révèlent d'entrée de jeu que les personnages mis en scène par l'auteure sont imaginaires, à commencer par la journaliste Lou Davis Hirsh qui prend en charge la narration. On pourrait donc affirmer avec raison que le récit de la construction du barrage proposé par Merlin-Dhaine, n'est pas un compte-rendu vérace de ce qui s'est passé à Mérowé. Mais n'est-il pas possible de défendre l'idée inverse? De souligner que l'imaginé est à même de pallier la paucité des faits dûment catalogués? Qu'il permet de combler les lacunes, d'imaginer la teneur des documents perdus, détruits ou maintenus sous clé par les autorités? Qu'il offre un moyen de remédier à l'épuration des "preuves historiques" par des affairistes véreux et des politiciens indélicats? Qu'il vient à la rescousse d'une « vérité historique » lacunaire, et qu'il permet de mieux comprendre la violence qui mine le pays depuis des années.
Les personnages de Merlin-Dhaine sont fictifs, certes, mais leurs préoccupations sont bien « réelles » et le personnel du roman[5] saisit une vérité historique au-delà des faits avérés. Bien qu'imaginaires, tous ceux et celles qui peuplent le roman, quels que soient leur caractère et leur personnalité, n'en sont pas moins les âmes sœurs de personnes « réelles », des monsieur-madame-tout-le-monde dont les préoccupations sont identiques à celles des individus en chair et en os que l'on rencontre partout mais dont l'absence des métarécits qui imposent leurs contenus et leurs règles à l'Histoire est souvent flagrante.
Faisant fi des cloisonnements imposés par l'autorité, Sara Clémenti découvre une situation déplorable qui met en lumière les enjeux financiers et les problèmes socioculturels insolubles auxquels la population se trouve confrontée. Pour le gouvernement, les investisseurs et les grandes compagnies mandatées pour réaliser les travaux, les bénéfices de l'opération l'emportent sur le bien commun. Et partant du principe que « le temps c'est de l'argent », tout est mis en œuvre pour réprimer les mouvements de contestation susceptibles de ralentir l'avance des travaux: la presse est muselée, les opposants liquidés et les gens ordinaires paient au prix fort un projet pharaonique dicté par les intérêts particuliers plutôt que par une tentative d'amélioration des conditions de vie de l'ensemble de la population. Il n'est dès lors pas surprenant qu'à l'heure du bilan, pour ainsi dire tout le monde, hormis quelques bailleurs de fonds, soit finalement perdant: d'abord les Manassirs et autres communautés locales expulsées de chez elles; mais aussi le gouvernement incapable d'assurer la stabilité et la prospérité du pays, la main d'œuvre chinoise maintenue à l'écart, les Soudanais entraînés dans une guerre civile qui n'en finit pas et se nourrit du déracinement et de la paupérisation de la population; et même les fonctionnaires corrompus et les tortionnaires grassement payés qui font eux aussi les frais d'une situation délétère quand ils ne parviennent pas à juguler la rébellion. La pendaison de Mouloud Al-Rachid sur la base d'accusations fabriquées de toutes pièces plutôt que sa condamnation pour les crimes qu'il a réellement commis lorsqu'il était en charge de la sécurité du chantier, en fournit un bon exemple.
Les interactions de Sara avec les gens qui l'entourent permettent aux lecteurs de s'immiscer dans la vie d'individus appelés à vivre côte à côte dans des conditions souvent aléatoires. C'est en lui emboîtant le pas que l'on rencontre des figures héroïques et les êtres les plus vils. Et la réalité s'efface derrière la fiction lorsque la narratrice donne libre cours à son imagination pour évoquer les interactions qui prennent place dans le secret des murs ocres et des palmeraies: la relation d'un travailleur solitaire chinois avec un jeune militant manassir par exemple, et le sabotage du barrage par ces amants illusoires. Tout comme Sara et Mouloud, Yang et Ahmed sortent tout droit de l'imagination de l'auteure mais en marge de leur amitié improbable, Yang nous rappelle le sort peu enviable des travailleurs immigrés alors qu'Ahmed donne une face humaine aux quelques 60.000 villageois expulsés de chez eux, abandonnés sur des terres incultes et déterminés à se faire justice eux-mêmes face aux "violations des droits civils et politiques, y compris l'assassinat de manifestants non armés, les arrestations arbitraires et les mesures répressives prises à l'encontre les médias par le gouvernement soudanais en réponse aux manifestations locales contre les projets"[6].
De même, la décision de Sara de rejoindre la lutte armée des Manassirs et de rester clandestinement au Soudan après que ses coéquipiers ont été reconduits à la frontière par les forces de l'ordre, ressort de la fiction. Mais, pour imaginaire qu'elle soit, sa décision de rester dans un pays où elle se sent utile et d'offrir le bénéfice de son expérience professionnelle à un peuple au futur incertain, exprime non seulement un droit inaliénable des individus et des peuples à préserver leur histoire mais aussi l'obligation morale faite à chacun de reconnaître la valeur de certains vestiges du passé qui ont une valeur universelle, tels les artéfacts portant des inscriptions en méroïtique, une langue encore mal connue parlée par les ancêtres des Manassirs à l'époque très éloignée où ils inventèrent l'écriture et offrirent au monde une des premières représentations cursives et hiéroglyphiques d'« ânkh », c'est-à-dire de la vie.
La journaliste Lou David Hirsh n'a jamais existé et les articles fictifs qu'elle ressort de ses archives n'appartiennent qu'à l'univers du roman. Cela n'empêche cependant pas ces documents de révéler un certain nombre de problèmes bien réels engendrés par la construction du barrage de Mérowé: des dizaines de milliers de personnes expulsées des bords du Nil attendent encore d'être compensées pour la perte de leurs maisons, de leurs jardins et des palmeraies qui assuraient leur subsistance depuis toujours. Personne ne saura jamais combien de trésors archéologiques ont été engloutis par les eaux. Et les Soudanais, victimes d'une guerre interminable, continuent à rêver de paix et de prospérité.
Jean-Marie Volet
Notes
1. "Merowe Dam Archaeological Salvage Project: Amri to Kirbekan Survey". https://www.britishmuseum.org/research/research_projects/all_current_projects/merowe_dam_project.aspx. [Consulté le 20 février 2014].
2. "UN rights expert urges suspension to dam projects". "UN News Center with breaking news from the UN News Service in northern Sudan". 28 August 2007. https://www.un.org/apps/news/story.asp?NewsID=23617&Cr=sudan&Cr10 [Consulté le 22 février 2014]. Voir aussi: Nicholas Hildyard. "Neutral? Against What? Bystanders and Human Rights Abuses: The case of Merowe Dam". "Sudan Studies", no 37, April 2008. [PdF consulté le 14 octobre 2013].
3. Voir Bernadette Arnaud. "Soudan: des projets de barrages sur le Nil menacent des sites archéologiques". "Sciences et avenir". 3 octobre 2012.
https://www.sciencesetavenir.fr/decryptage/20120814.OBS9604/soudan-des-projets-de-barrages-sur-le-nil-menacent-des-sites-archeologiques.html. [Consulté le 22 février 2014].
4. Brigitte Krulic. Interview suivant l'article de Patrick Boucheron "Ce que la littérature comprend de l'histoire". 15 juin 2011. https://www.scienceshumaines.com/ce-que-la-litterature-comprend-de-l-histoire_fr_25809.html [Consulté le 22 février 2014].
5. Pour reprendre l'expression de Philippe Hamon.
6. "UN rights expert urges suspension ...
Editor ([email protected])
The University of Western Australia/School of Humanities
Created: 1-March-2014.
https://aflit.arts.uwa.edu.au/reviewfr_merlindhaine14.html