A (RE)LIRE "Tels des astres éteints", un roman de Léonora MIANO Paris: Plon, 2008. 418p. ISBN 978-2-259-20628-0.
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Victime des préjugés hérités de son passé colonial, la France s'est toujours sentie mal à l'aise face aux individus qui démentaient l'idée d'une nation homogène, « une et indivisible ». Cela explique, du moins en partie, la difficile intégration des personnes d'origine africaine dans l'hexagone. Une peau noire est incompatible avec les normes d'un nationalisme désuet. Tels des astres éteints de la romancière d'origine camerounaise Léonora Miano propose une exploration littéraire de la manière dont certains jeunes noirs naviguent dans cet environnement bourré de chausse-trappes et comment ils essaient de donner un sens à leur existence dans un univers où l'importance de la couleur a été magnifiée par un racisme omniprésent.
La problématique centrale du roman est donc de cerner ce que signifie être noir/e en France aujourd'hui. Comme le dit Léonora Miano sur son site internet, elle « entend ouvrir les portes du monde assez méconnu de la conscience de couleur ».[1] Pour les hommes et les femmes que le jargon administratif englobe dans les termes de « minorités visibles », la situation se résume en quelques mots : discrimination, rejet, brimades administratives et inégalité des chances face à l'emploi. Toutefois, être noir signifie aussi la nécessité de faire preuve de ténacité et de confiance en soi, contre vents et marées; de surmonter les préjugés et d'affirmer son identité dans une société où seule la couleur définit désormais l'individu (p.15). Il va sans dire que cette lutte pour la survie est périlleuse lorsque la couleur cesse d`être « le vêtement » pour devenir « la totalité » de l'être. Comme le montre Amok, Shrapnel et Amandla les personnages principaux du roman le combat de ceux et celles qui font de la couleur un élément fédérateur dominant leur vie, semble bel et bien être perdu d'avance.
Pour Shrapnel, un jeune homme résolu qui déborde d'énergie et de confiance en soi, être noir signifie être l'héritier d'un continent qui représente l'alpha et l'oméga de l'humanité. Fier de ses origines, il méprise les civilisations européennes et rejette l'idée de leur suprématie. Il est convaincu que le pouvoir usurpé par les Blancs dans le monde est plus illusoire que réel. Pour lui, être noir signifie faire partie d' « un immense tissage d'âmes liées par quelque chose que la couleur rendait visible, mais qui était, en réalité, bien plus profond. » (p.146). Il appartient à une confraternité où chacun se sent solidaire, fier de son patrimoine et libéré de l'impérialisme intrinsèque des Blancs qui prétendent, à eux seuls, représenter « l'intégralité de l'universel ». (p.147). Sourd aux critiques de ceux pour qui le concept de race n'a pas de sens, il rêve de faire valoir le droit de « la race noire » à exister pleinement et indépendamment.
Alors que Shrapnel a grandi en Afrique un continent où il est né Amandla vient d'un département d'outre-mer. Elle est donc d'origine française mais elle se rend rapidement compte que le concept de nationalité ne signifie pas grand chose pour ceux et celles qui ne répondent pas aux images stéréotypées des « Français de souche ». Contrairement à Shrapnel, elle est convaincue que le racisme français ne s'apparente pas à une simple peur irraisonnée des noirs. Pour elle, il participe d'un effort délibéré de la France qui cherche depuis toujours à détruire le continent africain, à nier son histoire et à prolonger un système d'échanges inégaux imposés par les armes. Le futur des Français d'origine africaine, pense-t-elle, n'est pas en France; il est en Afrique où tous les Kémites peuvent retrouver leurs racines, être eux-mêmes et regagner le pouvoir de négocier à armes égales avec le reste du monde.
Amok ne partage ni les certitudes d'Amandla ni celles de Shrapnel. Né en Afrique dans un milieu aisé, il a été marqué dès son enfance par la violence qui l'entoure. Incapable d'apporter une solution satisfaisante à un emmêlement de problèmes inextricables, il se replie sur lui-même et sombre dans la dépression. A ses yeux, être noir n'est pas une préoccupation fondamentale. Ce qui le tourmente bien davantage, c'est la difficulté d'agir de manière responsable dans un monde pétri de contradictions et bâti sur la violence et la mystification. Les secrets honteux de sa famille et la violence domestique dont il a été le témoin, durant son enfance, l'ont traumatisé et abandonné au seuil de la vie adulte avec le sentiment que les générations qui l'ont précédé n'ont rien à offrir au monde d'aujourd'hui. La paralysie mentale qui immobilise Amok est le résultat d'un regard sombre et désabusé qui ne fait que devenir plus pessimiste lorsqu'il analyse de près les propos et les plans chimériques qui animent ses camarades.
Même s'ils ont été acculés à défendre l'indéfendable, Shrapnel, Amandla et Amok ne sont bien sûr pas responsables de la marginalisation dont ils sont victimes parce qu'ils sont noirs. C'est dans le regard des autres qu'ils découvrent une vision d'eux-mêmes qui détermine leur manière d'être et de penser. Shrapnel y décèle le pouvoir de faire peur lorsqu'il adopte le look de certains jeunes noirs des ghettos américains. Amanda y découvre le désintérêt et l'exclusion lorsqu'elle affirme qu'elle est française, ni plus ni moins, en dépit de la couleur de sa peau. Quant à Amok, il lit dans le regard des agents de police appelés à la rescousse quand une voisine est battue à mort par son logeur une bonne dose de méfiance et de suspicion à son égard. Dans une société qui ne considère pas la couleur de la peau au même titre que la taille d'un individu ou la pointure de ses chaussures mais comme une manière d'assigner la place des individus dans le monde, il n'est guère étonnant que chacun se lance dans l'élaboration de modèles de société qui conduisent à l'impasse. La construction des récits mythiques, solennels ou pompeux qui en découlent, a pour seul résultat tangible de perpétuer l'incompréhension, le ressentiment et la peur de l'autre. Dans une France peu disposée à regarder son passé en face et à remettre en question les grands mythes de son histoire, il ne semble guère possible d'imaginer une alternative au chauvinisme qui pourrit la vie de la république. Et pourtant tout n'est pas irrémédiablement perdu...
Dans la première partie du roman, la manière d'être et de penser de chaque personnage évoque les grands courants qui ont marqué l'évolution des mouvements d'émancipation des noirs aux Etats-Unis, des courants qui ont donné lieu à un bouillonnement intellectuel que la France « qui réprouve certains débats » a pris soin de maintenir sous le boisseau. A ce titre l'œuvre de Miano mérite déjà qu'on s'y intéresse mais ce qui en fait un livre plus intéressant encore, c'est qu'après avoir vaillamment défendu leurs convictions avec une fougue qui ne laisse pas le lecteur insensible, un virage à angle droit permet aux trois personnages de découvrir qu'une approche différente de l'altérité est possible, qu'il existe un rapport à l'autre qui n'est pas de l'ordre de l'exclusion ou du dédain.
Aussi banal que cela puisse paraître, c'est une relation amoureuse qui permet aux protagonistes de se remettre en question, de découvrir les limites de leur façon de voir les choses et de mieux comprendre les raisons de leur mal-être. Paradoxalement, ce ne sont pas les feux de l'amour et ses aveuglements qui ébranlent leurs convictions mais au contraire l'image non stéréotypée d'eux-mêmes qu'ils découvrent dans le regard de leur partenaire. Le personnage le plus typique est peut être Shrapnel lorsqu'il s'éprend d'une jeune femme blanche qui ne s'intéresse ni à l'Afrique, ni au tiers-monde, ni à l'image de mauvais garçon qu'il essaie de se donner, mais à lui, Shrapnel, tel qu'il est lorsqu'il cesse de jouer des rôles : « La femme qui voulait le plus connaître l'homme qu'il était n'était pas celle qui lui demandait de raconter la cueillette du vin de palme, les gentils bonobos, la solidarité subsaharienne, ou les bibliothèques qui brûlaient. C'était celle qui se montrait à lui telle qu'elle était, afin qu'il puisse simplement en faire autant ». (p.239)
De même l'amour qui unit Amandla et Amok, bien qu'il soit assez tiède, permet toutefois à ces deux personnages de se rendre compte qu'il est possible de se sentir à l'aise en compagnie de quelqu'un dont les idées sont diamétralement opposées aux siennes. Les profondes divergences idéologiques qui séparent Amandla d'Amok, loin de les désunir, leur permettent d'échapper à leurs fantasmes et de mieux vivre dans le contexte d'une altérité qui leur échappe mais qui les engage au dialogue, à la souplesse et à la tolérance.
Comme chacun sait, l'amour est loin d'être une panacée permettant à l'humain de toucher au bonheur éternel. La fin du roman le montre. Mais pour Shrapnel, Amandla et Amok, c'est bel et bien cette découverte irréfléchie de l'autre, située au-delà des dogmes et des préjudices, qui est à l'origine du déclic qui les conduit à comprendre que chacun porte en soi les autres, tous les autres, quelles que soient leurs origines et leur couleur. L'heure n'est plus aux dichotomies, mais on est encore loin d'une France ayant fait sienne la vision du monde de l'amie de Shrapnel : « Dans l'univers tel qu'elle le connaissait, les couleurs formaient un ensemble sur lequel il n'y avait pas à s'interroger. On les avait trouvées là, on les laisserait derrière soi, comme le ciel et la terre. Cela faisait simplement partie du décor dans lequel chacun devait écrire sa partition et la jouer. Vivre sa vie. » (p.239).
Jean-Marie Volet
Note
1. https://www.leonoramiano.com/index.php?option=com_content&task=view&id=17&Itemid=19 (Consulté le 30 octobre 2008).
Editor ([email protected])
The University of Western Australia/School of Humanities
Created: 23-Nov-2008.
https://aflit.arts.uwa.edu.au/reviewfr_miano08.html