A (RE)LIRE "La faute au soleil! Eve en Afrique", un compte rendu de voyage de Madeleine MIGEON Bruxelles: Les éditions de l'expansion belge, 1931. (266p.).
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Vers la fin des années 1920, la journaliste belge Madeleine Migeon embarqua pour le Congo d'où elle envoya de nombreuses chroniques à l'attention de ses compatriotes restés au pays. Pour l'essentiel, La faute au soleil! reprend ces comptes rendus de voyage et, loin de jeter un regard nouveau sur les colonies, l'ouvrage ressasse les clichés auxquels se raccrochaient les expatriés, le gouvernement et la population métropolitaine de l'époque. Le plaidoyer de l'auteure pour un retour aux pratiques féroces du roi Léopold II, son apologie des « héroïques pionniers » (p.165) qui décimèrent le Congo et son racisme aveugle accentuent le préjudice porté aux populations africaines et témoignent de l'indigence des informations offertes par la presse au lectorat bruxellois de l'époque.
Au cours des ans, plusieurs écrivaines sillonnèrent l'Afrique et nombreuses furent celles qui eurent le courage de remettre en question l'orthodoxie coloniale et d'en dénoncer les abus. Madeleine Migeon n'est pas du nombre, bien que le début de son ouvrage essaie de nous laisser croire le contraire: « Dès l'embarquement, dit-elle, un bruit a couru. Une femme part à la colonie, dans le dessein d'y étudier la vie de ses sœurs. Comment la fera-t-elle cette enquête ardue et ingrate ? » (p.2). Ce n'est que beaucoup plus tard que le lecteur apprend que cette mission difficile « dont on discute éperdument au cours de la traversée » (p.3) n'est en fait qu'un subterfuge permettant à la narratrice d'accompagner son mari au Congo.
Il est vrai qu'à l'occasion, Madeleine Migeon se déplace seule, mais ses excursions sont loin de ressembler au périple épique de certaines de ses contemporaines partant à l'aventure avec un minimum de bagages et le confort rustique d'un lit picot. Accueillie dans la « modeste » demeure des Gouverneurs, fonctionnaires coloniaux et propriétaires terriens, elle se déplace tout au long de ses enquêtes de terrain avec le confort d'une voyageuse de marque. Elle ne s'en cache d'ailleurs pas comme on le voit dans le passage suivant : « ... Bukamara-Elisabethville ; j'ai effectué le parcours en vingt heures dans des conditions de très grand confort. Le chemin de fer Bas-Congo-E'ville-Sakania est d'ailleurs un des plus beaux d'Afrique. Sur les conseils du colonel Lallemand et de sa délicieuse épouse avec lesquels j'ai voyagé je me suis annoncée au Cercle Albert-Elisabeth en demandant au président de bien vouloir m'héberger, et c'est avec optimisme que je débarque à Elisabethville avec ma suite. Celle-ci se compose de mon boy André, nanti de sa femme, suivi d'un moké qu'il a engagé à ses frais pour porter ses bagages personnels ... En moins de temps qu'il ne faut pour l'écrire, j'étais enlevée en auto, André, sa moukère, le moké, les bagages entassés dans d'autres voitures et débarqués au Cercle. » (p.160).
D'une étape à l'autre, Madeleine Migeon s'en remet aux bons soins de l'administration coloniale et à l'hospitalité des gens qu'elle rencontre. Comme le suggère son arrivée à Dar-es-Salaam, son seul souci consiste à trouver un hôtel elle-même quand son hôte ne vient pas l'accueillir en fanfare à sa descente du train : « notre consul, que j'avais prié de bien vouloir me réserver une chambre dans l'hôtel, a négligé de venir à la gare ce que je ne lui demandais pas mais de me prévenir dans quel hôtel mon habitation était retenue. J'échouai, très bien d'ailleurs, dans une « family-pension » agréable » (p.215). On ne saura rien de plus sur son passage à Dar-es-Salaam si ce n'est que l'intrépide voyageuse se dirige alors vers le Kenya et l'Ouganda où des Anglais « infiniment hospitaliers » (p.215) l'invitent à « de nombreuses réceptions » (p.215).
L'intérêt de Madeleine Migeon pour l'Afrique ne va pas au-delà du comportement de l'élite blanche ayant élu domicile dans les colonies. Tous les articles qu'elle envoie en Belgique reflètent ce parti-pris. Qu'elle loue l'hospitalité des uns ou qu'elle fustige l'incompétence des autres, qu'elle verse dans la flagornerie ou qu'elle prenne comme cible la médisance des femmes, les mauvaises manières des hommes, l'incompétence des juges et la corruption des fonctionnaires, la narratrice juge tous ceux qui l'entourent à l'aune de ses convictions qui traduisent une vénération sans borne de Léopold II, une absence totale d'esprit critique et un racisme sans équivoque. A ses yeux, les idées humanistes, les préoccupations humanitaires, le concept d'égalité raciale et la propagande bolchevique représentent autant de malédictions qui menacent l'héritage colonial et le développement du Congo le plus beau joyau de la Couronne. Il est donc grand temps, suggère-t-elle, « de mettre énergiquement et promptement bon ordre à cette anarchie » (p.201). Le voyage de Madeleine Migeon aux colonies n'a pas pour but de mieux comprendre l'Afrique mais bien plutôt de conforter l'auteure dans ses nombreux préjugés idéologiques.
Cela la conduit par exemple à critiquer vertement les autorités judiciaires pour avoir donné raison à un Noir ayant porté plainte contre son maître car, affirme-t-elle, « l'idée la plus saugrenue qui ait pu naître dans un cerveau humain, c'est celle d'appliquer aux noirs le code Napoléon » (p.122). Pour elle, « rien que ce fait explique de quelle façon irrationnelle la justice est appliquée dans notre colonie » (p.122) et ce qu'elle considère comme une folie ne conduit qu'à « d'intolérables abus » tels que la mise à l'amende d'une femme blanche ayant porté de fausses accusations contre son boy soupçonné d'avoir volé quelques pièces dans le tiroir-caisse (p.122); « Mrs B. de X. à être condamnée, sur la seule plainte de son boy, à deux mille francs d'amende pour lui avoir donné un soufflet à la suite d'une réponse insolente »; (p.125) ou encore les trois jours de prison écopés par M. Van de... pour avoir catégoriquement refusé de payer les mille francs auxquels il avait été condamné pour ne pas avoir fourni à temps un laissez-passer à son boy (p.126). Autant d'exemples que la narratrice considère comme la preuve indiscutable que la justice coloniale est en proie à la confusion la plus totale.
Imperméable au changement qui marque la lente évolution des relations du Congo avec la métropole, elle continue à dépeindre les Noirs qu'elle rencontre à grand renfort de clichés. Ils ne sont bons à rien, paresseux, voleurs, bagarreurs, etc. et, affirme-t-elle, ce n'est pas le système judiciaire qui va avoir raison de leurs innombrables déficiences mais la poigne des colons qui ne s'en laissent pas conter. Quant aux femmes noires, Madeleine Migeon est tout à fait opposée à l'idée de les instruire. La formule d'un évêque de la région « qui puise dans une érudition remarquable les arguments dont est rehaussé son apostolat » (p.177) résume, dit-elle, parfaitement son point de vue: « Plus une femme noire s'habille, moins elle a de vertu ! » (p.178). Pour elle, il ne fait aucun doute que la population africaine ne comprend que la force et que c'est une erreur impardonnable du législateur « d'apporter aux noirs des armes dont ils se serviront tôt ou tard contre nous. » (p.200). Qui sait, ajoute-t-elle, comment ils se comporteront une fois « les "chaînes" (hum !) de l'esclavage tombées ». (p.200)
Au racisme de l'auteure s'ajoute donc un négationnisme qui a non seulement pour but de nier les horreurs de la colonisation du Congo par la Belgique une boucherie qui s'accompagna d'actes de barbarie inqualifiables, du massacre de plusieurs millions d'individus et de l'asservissement brutal des survivants mais sa distorsion des faits vise aussi à consolider l'idée que les noirs colonisés « sont les premiers à profiter du progrès » (p.93) alors que les blancs sont désavantagés par la désinvolture coupable d'élites humanistes irresponsables. Les inepties que l'auteure livre à ses lecteurs pour étayer ses dires dépassent souvent l'imagination. Exemple: « Tout est pimpant, neuf, à Stan, y compris la confortable prison pour noirs, les très belles écoles pour noirs, claires et gaies, la maternité pour femmes noires, le camp des soldats noirs est un bijou et...
Pardon interrompt une lectrice, que fait-on pour les blancs ?
Ma chère, au Congo, la mode est au noir. Comme elle est sujette à variations, espérons que le blanc aura son tour.
Je continue donc ma nomenclature en parlant de l'hôpital pour...noirs, qui est muni de tous les progrès de la science... » (pp.91-92)
Il est difficile d'imaginer comment de telles balivernes pouvaient passer pour des vérités il y a un siècle à peine mais elles l'étaient et nous souffrons aujourd'hui encore des retombées du processus de désinformation orchestré par l'Europe coloniale au début du 20e siècle sous couvert d'aide au développement, de nécessité économique et de devoir national fondé entre autres sur les élucubrations pseudo scientifiques prouvant la supériorité des blancs sur le reste du monde. La suspicion, la méfiance et les stéréotypes qui dominent les relations de l'Afrique avec l'Europe en ce début de vingt-et-unième siècle plongent leurs racines dans la propagande qui détermina la perception de soi et des autres de nos devanciers et cette intoxication empoisonne encore nos relations avec autrui. La lecture de Madeleine Migeon nous permet par exemple de mieux comprendre les raisons pour lesquelles la Belgique choisit de mettre l'effigie de Léopold II sur une pièce d'or de 12.5 euros mise en circulation en 2007 alors qu'une tentative d'ériger une statue monumentale du monarque au centre de Kinshasa en 2005 fut promptement abandonnée. Le présent ne peut être compris qu'en fonction du passé.
L'ouvrage de Madame Migeon est aussi utile dans la mesure où il montre l'importance de la presse dans le cadrage de l'Histoire. Personne ne peut nier l'évolution et la diversification des média au cours des décades écoulées mais la nature humaine, elle, n'a guère évolué et les individus qui gèrent l'actualité aujourd'hui ne sont pas différents de leurs précurseurs; nombreux sont ceux qui oublient leur esprit critique et se plient sans résistance aux attentes de leurs lecteurs, aux consignes de leur rédaction et aux exigences de lobbies puissants qui exercent de fortes pressions sur les organes de presse. Dès lors, il semble inutile de se demander si le lecteur d'aujourd'hui est mieux informé que celui qui se penchait jadis sur les articles de Madeleine Migeon. La réponse semble aller de soi.
Une autre question semble par contre beaucoup plus difficile à élucider: est-il possible d'être aveuglé par la propagande de son époque au point de persévérer dans ses errements en toute bonne foi? Est-ce possible que Madeleine Migeon ait cru au bien-fondé du non-sens qu'elle proposait à ses compatriotes ? Est-il vrai, comme le suggère un vieux proverbe africain, que « l'étranger a les yeux grand ouverts mais ne voit que ce qu'il sait »? Si le fait d'avoir vu quelque chose « de ses propres yeux » n'offre aucune garantie sur la fiabilité du regard, la leçon principale que l'on peut tirer de l'ouvrage de Madeleine Migeon est certainement de nous rappeler que le doute est le début de la sagesse.
Jean-Marie Volet
Editor ([email protected])
The University of Western Australia/School of Humanities
Created: 01-October-2010.
https://aflit.arts.uwa.edu.au/reviewfr_migeon10.html